Intrigué·es par le tournant important qu’a pris la marque Neith Nyer, nous avons voulu rencontrer son directeur artistique Francisco Terra à l’occasion de sa nouvelle collection capsule « Globe of the Death » : Soutien de la lutte trans, upcycling, volonté d’une nouvelle mode plus éthique, plus artistique, plus respectueuse de la diversité des corps, de la création et du monde qui nous entoure… Une prise de position importante et une mise au point nécessaire, que nous attendions dans le milieu de la mode.
Fondée en 2015, Neith Nyer est l’une de ces jeunes marques qui rendait la Fashion Week parisienne plus vivante. En juin 2020, Francisco Terra décide pourtant d’envoyer promener le protocole avec ces mots et la présentation d’un tout nouveau projet :
« Cela peut sembler être un au revoir – je vous promets que ce n’est pas le cas. J’ai de plus en plus de mal à faire face à une industrie fondée sur les abus et le consumérisme, qui prospère grâce à la destruction de l’environnement et qui perpétue l’injustice raciale et sexiste. La mode a perdu sa voix politique et notre nouvelle génération créative peut travailler à contre-courant, en tissant une voie différente. Je veux redonner de la valeur à l’expression, je veux pouvoir regarder en arrière et être fier de la carrière que j’ai construite, être fier de qui je suis et de la façon dont j’ai influencé les gens. La seule façon d’y parvenir est de prendre du recul et de respecter la cadence de la créativité.
Plus de saisons, plus de pression. Je veux recycler, up-cycler, jouer avec la femme et la butch et regarder au-delà des représentations classiques du genre. Je veux habiller les gens, m’adresser aux jeunes et laisser quelque chose de significatif à celleux qui nous suivent. Je veux sublimer l’artisanat et trouver dans ma communauté locale le savoir-faire pour construire mes collections. Je veux collaborer, au vrai sens du terme. Nous nous réunirons une fois par an, peut-être deux fois, pour célébrer la joie de créer – parfois avec un défilé, parfois pas. Alors non, ce n’est pas un adieu, c’est un bonjour pour Neith Nyer Artisanal. Avec amour. »
Rencontre.
Manifesto XXI – Comment tout a commencé pour toi ?
Francisco Terra : J’ai lancé ma marque juste après Carven, j’ai pensé que c’était le moment de me lancer tout seul. Mais je me suis demandé comment faire un truc nouveau ? Parce qu’il y a déjà plein de marques, le marché est saturé, c’est très fatigant… Donc je me suis dit que le seul moyen pour que ça reste un truc unique et sincère était de raconter mon histoire à travers mes collections. Chaque collection était un peu comme un journal intime, vraiment inspirée soit d’une époque vécue, soit d’un pays visité ou d’une histoire personnelle. Et l’année dernière quand j’ai décidé de tout arrêter, je me suis aussi dit que ça allait me manquer, parce que c’est presque thérapeutique de pouvoir sortir ce dont on a envie de parler, de raconter. J’ai toujours vu la mode d’une manière très théâtrale, comme un moyen de pouvoir réellement raconter une histoire.
Le seul moyen pour que ça reste un truc unique et sincère était de raconter mon histoire à travers mes collections. C’est presque thérapeutique de pouvoir sortir ce dont on a envie de parler, de raconter.
Francisco Terra
Comment t’est venue l’idée de cette collection « Globe of the death » ?
Cette année j’avais une invitation pour la Paris Art Book Fair, une foire du Palais de Tokyo pour la communauté queer. J’allais y montrer quelques pièces, c’était plutôt aussi dans un côté éditorial parce que je suis aussi mangaka, donc ça allait être beaucoup plus tourné vers la BD. J’allais présenter des posters, des contes illustrés tout ça, mais il y a eu le confinement… La foire a été annulée. J’avais quand même envie de faire quelque chose, on allait rester deux mois coincé·es à la maison… Donc j’ai commencé à contacter les marques que je connaissais, des artistes qui font partie de mon vivier, que j’ai rencontré surtout autour de l’histoire de la marque. Et j’ai proposé une collection collaborative. On est plusieurs artistes à collaborer dessus, même si c’est c’est moi qui ai posé la ligne et créé l’histoire de la collection.
En même temps, j’ai parlé avec mon ami Rodrigo qui a fondé La casa Chama, une association brésilienne créée par des artistes trans, qui se consacre au soutien de la communauté noire trans. Iels organisent un festival par an, et c’est l’argent récolté qui permet à l’association de fonctionner tout au long de l’année. L’événement de cette année a été annulé à cause du Covid-19, donc j’ai décidé de leur verser les bénéfices de cette collection.
Je pense que ça va être le rôle des jeunes marques et des jeunes créateur·rices, et des artistes aussi, de contester les choses et de faire autrement.
Francisco Terra
D’où vient ta volonté de réévaluer toute ta manière de produire ?
Tout ça, le confinement et ces rencontres, m’a donné envie de repenser la façon dont on fait de la mode aujourd’hui parce que c’est tellement égoïste et tourné vers soi-même. Il y a eu aussi toute la question du mouvement BLM qui m’a beaucoup dérangé. Parce que le Brésil est un pays où on a tellement pas de race, parce que c’est tellement un mélange de tout, que ça m’a touché un peu bizarrement. J’ai commencé à réévaluer la façon dont ma marque avait inclus les minorités dans les défilés etc… Je n’ai pas forcément de reproches à me faire là-dessus, mais c’était peut-être le moment d’en rajouter une couche, au moment où on en a l’envie. Parce que finalement je pense que la jeune création, comme ce sont souvent des indépendant·es, détiennent le pouvoir de faire ce qu’iels veulent. Quand tu n’es pas dans un système, tu peux t’exprimer avec beaucoup plus de liberté. Et je pense que ça va être le rôle des jeunes marques et des jeunes créateur·rices, et des artistes aussi, de contester les choses et de faire autrement. Après, je ne sais pas si ça va fonctionner. C’était très risqué parce que les gens vont se dire « Ouais il est entrain de cocher toutes les cases » – la cause queer, la cause environnementale, la cause raciale… Et je me suis dis : « Bah tu sais quoi ? Je m’en fous ! ». Je veux faire ce que mon corps me dit de faire.
Déjà, la question de l’environnement me dérangeait énormément. C’est une des raisons pour lesquelles j’avais arrêté en 2019 : j’avais un bureau presque aussi grand que mon appartement, rempli de vêtements invendus ! C’était absurde, ça n’avait aucun sens. J’ai donc commencé à lire pleins d’articles là-dessus en me disant que si je refaisais des trucs ce serait au moins 99% de l’upcycling. Et merci à Raoul de chez Levi’s qui m’a permis de taper dans les stocks des invendus pour ma collection. Les grandes marques, ça ne les intéresse même pas en fait, iels préfèrent brûler ou mettre à la poubelle que de donner le stock d’invendus à quelqu’un qui le retravaillera ou le recyclera. J’ai eu la chance de tomber sur un gars hyper correct, qui a trouvé que c’était un beau projet et qui m’a soutenu. Levi’s a vraiment été le point de départ pour que je me dise : « Ok il n’y a pas que des con·nes ». A partir de là, ça m’a donné envie de continuer sur ce rythme ! Sortir un peu du calendrier, communiquer avec les gens, parler de mon envie de comment faire de la mode. Et si jamais j’ai des réponses positives, je recommencerai à faire des collections mais sans pression. J’ai envie de respecter la cadence créative aussi ! C’est drôle parce que tous les magazine ont écrit « LE RETOUR DE NEITH NYER » alors que je ne suis jamais parti ! J’ai juste sauté une collection parce que j’avais pas envie quoi ! (rires)
Tu n’es donc plus dans les calendriers, ni dans le système Paris Fashion Week ?
Non. J’ai beaucoup réfléchi aussi car les jeunes créateur·rices parlent souvent de la question financière. Iels se disent : « Ah oui mais si je fais que ça comment je fais de l’argent ? ». Et là je leur dis qu’iels se mentent à elleux-mêmes parce que de toute façon, même quand t’es dans le système tu ne te fais pas d’argent ! (rires) J’ai jamais fait d’argent avec ma marque, donc ça ne me sert à rien de rentrer dans un système capitaliste ! Ça fait cinq ans tu vois ? Autant faire les choses comme ça… Et là bizarrement, pour une fois que je fais tout à l’envers, c’est là où ça se vend, où ça fonctionne ! Moi, forcément je ne vais pas faire d’argent parce que je reverse tous les bénéfices à l’association, mais la prochaine fois si jamais j’aménage les choses différemment, il y aura moyen que tout le monde fasse un peu d’argent. Je ne fais pas de la mode pour devenir riche en fait.
Du coup tu penses refaire des collections après ?
Oui, oui, oui…
Mais de cette manière-là du coup ?
Que de cette manière-là oui, après j’ai des idées un peu folles tu vois ! L’année prochaine j’ai envie d’inviter des grands magasins. Je sais qu’ils ont des stocks d’invendus incroyables qui partent forcément à la poubelle. Par exemple, j’ai visité les entrepôts des Galeries Lafayette à Saint-Denis, et il y avait des vêtements à perte de vue qui ne vont jamais se vendre ! J’ai cette idée folle qu’un grand magasin comme ça me donne l’opportunité de retaper leurs dead stocks. J’ai contacté aussi Bimba y Lola parce que je sais qu’iels ont une démarche un peu artistique en ce moment… Mais bon on verra !
Je pense, enfin du moins j’espère, que les plus grand·es commencent à avoir un minimum de conscience écologique...
Oui, mais après quand tu évalues un peu le système, ce ne sont que les jeunes qui se préoccupent de l’upcycling. Les grand·es s’en foutent : « Je sais rien, je vois rien, je dis rien et je continue ! »
J’ai vu que vous aviez aussi fait autre chose que des vêtements sur ce projet ?
Oui bien sûr, il y a des posters, des céramiques… J’ai envie de ça aussi un peu, de me poser la question de comment l’univers créatif d’une collection peut toucher d’autres choses, peut se ré-interpréter sous d’autres formes, et arrêter d’être focus uniquement sur le vêtement.
Aussi, à la base, cette collection n’était pas du tout faite pour avoir vingt looks. Au début j’en ai pensé cinq, après un artiste vient et on en pense deux de plus… Ça s’est rajouté très naturellement et j’espère que la prochaine fois ce sera pareil, que je pourrai avancer vraiment petit à petit, toujours dans la même dynamique. C’était un ping pong très intéressant, notamment avec Palomo Spain, c’était vraiment génial ! Avec Alphonse Maitrepierre aussi c’était très cool, parce qu’Alphonse a travaillé pour moi avant donc on était déjà proches, on se comprenait, ça a été très fluide ! C’est vraiment agréable de travailler comme ça. C’est presque un collectif d’artistes finalement !
Pour en revenir à ta collection, ce ne sont que des pièces uniques ?
Tout à fait, ce ne sont que des pièces uniques et il y en a très peu par modèles. Par exemple, les jeans marbrés, c’est une collaboration avec une artiste de Los Angeles qui ne fait que du traitement de jeans, elle a une marque qui s’appelle Denem (Emily Starobrat), elle est toute petite mais elle ne fait que des choses merveilleuses. Et même pour les dix Levi’s qu’on pensait traiter, on les produit au fur et à mesure des ventes pour ne pas en avoir en trop ! Comme ça, s’il reste des jeans, ils nous serviront pour une autre collection. Souvent, tu tombes sur des articles qui disent qu’on pourrait vivre encore trente ans avec tous les vêtements qu’il y a actuellement sur terre pour habiller toute la population ! C’est absurde !
Oui, j’ai pensé à ça quand j’ai vu ta collection… C’est comme si elle sortait d’un monde où tout s’était arrêté après l’apocalypse… ou un virus ! Surtout vu le nom « Globe of the death » !
Alors oui, « Globe of the death » peut avoir l’air de parler du monde mais en fait pas du tout ! (rires) En fait la collection est inspirée de l’État d’où je viens au Brésil. Plus spécifiquement des fêtes foraines du carnaval pendant lesquelles arrive dans le village le « Globe de la mort », un énorme cercle de métal dans lequel des motards font des acrobaties !
C’est drôle, j’y voyais vraiment un truc à la Mad Max, comme si un designer pendant la fin du monde avait décidé de refaire une collection folle.
C’est quelque chose qui me tient à cœur pour le coup. Les gens pensent que pour faire de l’upcycling il faut sacrifier la beauté, mais c’est complètement faux. Bien sûr, il faut se sacrifier un peu économiquement, parce que forcément tu fais moins de pièces donc tu vends moins. Mais est-ce qu’on a vraiment besoin de partir aussi loin ?
Quand on pense aux années 1960, 70, 80… Les modes qu’on connait, comme le grunge, le punk, les choses qui ont déroulé d’autres veines artistiques dans la mode, ce sont des mouvements qui sont apparus par le contact physique des gens en fait !
Francisco Terra
C’est important pour toi de continuer à collaborer avec différent·es artistes ?
Plusieurs têtes créatives pensent mieux qu’une ! Les grand·es le cachent mais on sait très bien qu’iels ne sont pas tout·es seul·es ! Et je trouve bien d’être transparent·e, de faire tomber ce rideau qui protège le·la directeur·rice artistique de tout ce qu’il y a derrière. Et je compte bien continuer à travailler comme ça. Ça a toujours été fait dans ma marque, on n’a jamais fait de collection avec autant de collaborations, mais on a toujours eu plein d’artistes qui sont intervenu·es et qui ont toujours été cité·es. Après, comme je le dis dans mon manifeste, il faut que les collaborations aient un sens. Je ne veux pas faire de collaborations avec des buts financiers. Je ne vais pas faire une collab Neith Nyer x Longchamp pour faire des sacs à vendre dans le monde entier ! Et je pense qu’il y aura toujours un petit « business angel » qui dirigera ces collections, comme Levi’s cette fois-là. Je ne peux pas investir, mais j’aime avoir une marque qui peut rémunérer tout le monde et la production de la collection. C’est de là d’où vient l’idée du grand magasin ou d’une grande marque.
Je réfléchis beaucoup aussi au concept de ce qu’on appelle une sous-culture ou une mode. Quand on pense aux années 1960, 70, 80… Les modes qu’on connait, comme le grunge, le punk, les choses qui ont déroulé d’autres veines artistiques dans la mode, ce sont des mouvements qui sont apparus par le contact physique des gens en fait ! C’étaient des groupes très fermés qui devenaient de plus en plus grands, pour finalement devenir une tendance ! C’est pour ça aussi que j’essaye de faire débuter ça d’un petit groupe et de laisser partir la chose un peu toute seule. Forcément, je ne lance pas un mouvement artistique mais je m’inspire de cette façon de faire les choses.
Tu as quand même toujours, même dans tes anciennes collections, préféré des corps non-genrés ou trans sur les podiums.
Oui, ce sont des personnes qui font partie de ma communauté, je suis là-dedans depuis toujours. Je n’ai jamais osé en faire un outil pour communiquer ma marque, ça a toujours été très naturel mais je ne l’avais jamais pensé comme une démarche politique. Et c’est vrai que vu que cette collection est au profit de cette association pour les trans brésilien·ne·s, je me suis dit que c’était le moment de l’ouvrir là-dessus. Mais il fallait vraiment que je m’éduque pour faire ça bien.
Tu as parlé de la coiffure de Léonce (mannequin photo lookbook, ndlr). Pour ce shoot, c’était important d’avoir des garçons qui avaient une sexualité et une vision du genre très ouverte. Je ne voulais pas faire une collection qui allait soutenir la communauté trans et parallèlement abuser de l’image trans. C’était un travail assez compliqué, je me suis demandé comment, en tant qu’homme blanc cis je pouvais parler d’un truc sans perdre ma crédibilité. Je me suis donc beaucoup éduqué là dessus, j’ai lu Queer Zones de Sam Bourcier, pour ne pas que les choses soient mal faites. C’est délicat de parler de ce genre de choses quand tu ne l’as pas vécu, de se mettre dans la peau de ces personnes. Je ne veux pas parler à la place d’elleux, mais leur donner la parole, c’est ça pour moi être un bon allié.
C’est aussi la première fois qu’on travaillait avec une agence de mannequins, parce qu’on avait aussi envie de sensibiliser les agences à cette cause, de donner une place aux personnes trans dans le milieu du mannequinat. Étrangement, les agences ont été hyper réceptives et intéressées par le projet. J’ai beaucoup senti que les gens étaient enfin ouverts à faire les choses différemment, plusieurs fois dans le processus d’ailleurs. J’espère que ça continuera, je ne sais pas à quel point les gens sont devenus vraiment moins cons après le confinement ! (rires) C’est ce que le temps va nous dire ! Là je vais commencer un nouveau projet, et je vais bien voir si les gens étaient juste désespérés à la sortie du confinement ou si il y a vraiment eu du changement… Parce qu’il y a ça aussi, la collection a été entièrement faite pendant le confinement, donc c’était des longues et longues discussions sur Zoom et Skype. Et je me demande vraiment si maintenant que c’est un peu derrière nous, mais pas trop non plus, les gens vont garder cet état d’esprit ou si iels sont vraiment retourné·e·s dans les rouages de la machine et que c’est toujours aussi pourri qu’avant quoi…
Sur tes anciennes collections, quand tu étais dans les rouages de la Fashion Week, est-ce que tu te sentais obligé de respecter des codes que tu ne voulais pas suivre ?
Non, au niveau des corps jamais, au niveau du casting on a toujours été très libres et fait que du casting sauvage. D’ailleurs il y a énormément de filles qui étaient trans et on ne le savait même pas ! On ne le demandait pas, ce n’est pas une question en fait, on prenait comme ça venait. Après, toute l’imposition du système était plutôt au niveau de l’organisation, qui pour le coup était très conséquente. Quand t’es dans le calendrier officiel, il faut avoir un lieu pour recevoir des gens, avec une taille minimale, il faut être placé en plein centre de Paris… Tout ce bordel-là t’amène à des prix exorbitants. Et là tu te dis : « Mais tu ne peux pas, tu ne peux pas exiger de moi le même standing qu’un défilé Vuitton, ça n’a aucun sens ! ». C’est pour ça qu’on a toujours décidé d’être un peu en off, un peu underground, à faire des défilés chez Guerrisol, ce genre de choses quoi !
Francisco Terra sera présent du 18 au 20 septembre lors de notre festival « TAKE CARE » aux Magasins Généraux de Pantin. Il présentera sa nouvelle collection capsule avec une performance autour de la notion de soin.
Le look book a été conçu avec Adam Peter Johnson, Louisa Trapier, Charlotte Dubreuil, Clement Courgeon et Sebastien Hernandez, Leonce de New Madison, Youssou de The Claw, Matthieu de Select.