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Constance Debré. « Il faut un peu chuter pour être libres »

Constance Debré. « Il faut un peu chuter pour être libres »

Play Boy, premier roman de l’ancienne avocate pénaliste Constance Debré, est, depuis sa parution en 2018, un cas littéraire que l’on ne cesse de décortiquer, tantôt pour le récit cru d’un coming out tardif, tantôt pour son analyse acérée d’un certain milieu bourgeois. Une plume incisive, parfois jugée à la limite du grossier, parfois justement saluée pour sa recherche de vérité, qui a dans tous les cas soulevé des questions et alimenté les débats. Play Boy est-il le roman d’une découverte ? Ou bien une déconstruction acerbe d’un monde privilégié ? Peut-être bien les deux, mais il est avant tout le récit auto-biographique honnête et libératoire du désir féminin. 

Paru chez Stock

Manifesto XXI – Aux alentours de la page 12 de Play Boy, il est écrit « C’est quand je suis pauvre et que j’ai les huissiers au cul que je me sens à ma place », et plus loin que dans ton travail d’avocate tu as toujours eu un sens d’empathie pour les coupables. La misère humaine cache-t-elle une forme de vérité ? L’humain se dévoile-t-il dans les moments de besoin ?
Constance Debré : Il n’y a pas de fascination pour la misère, mais une conscience de celle-ci. Parmi les premiers livres qui m’ont frappée, qui m’ont paru être écrits dans une langue que je comprenais, il y avait Le comte de Monte Cristo, que j’ai lu à 13 ans, et puis Blaise Pascal, un peu plus tard. La musique de Bach m’a beaucoup inspirée. Mais je n’ai pas fait que lire Pascal et écouter du Bach, c’était simplement des premières révélations. Il n’y a pas, pour moi, plus de vérité dans les passions tristes que dans la joie. Pour autant, cela me paraît évident que la condition humaine est misérable.

Il n’y a pas, pour moi, plus de vérité dans les passions tristes que dans la joie.

Au fil de la lecture, il me semble ressentir une forme d’exaspération vis-à-vis d’une certaine manière bourgeoise de voir les choses ?

Oui, il y a une certaine exaspération de la vision bourgeoise selon laquelle « Tout va bien ». Tout ne va pas bien, et je dirais même que ça va très mal. À partir de là, on peut tout. Il y a là un point de départ.

Cette conscience que ça va très mal on la perçoit tout au long du roman. Il y a une forme de désenchantement qui s’en dégage, une sorte « d’illusion perdue » qui plane. Ce n’est pas un roman d’enchantement en tout cas, qui enjoliverait le coming out

Je n’ai pas de vérité sur ce que j’ai écrit. Certains me disent que c’est très joyeux, certains que c’est très sombre. Peut-être que c’est les deux à la fois. Encore une fois : ça va très mal, mais avec ce postulat de départ, on peut poursuivre la liberté. La question n’est pas celle du bonheur mais celle de la liberté. Le malheur ne m’intéresse pas, en revanche la liberté si. Donc ce n’est pas du désenchantement, c’est de la sincérité. Les grands sentiments, dont l’amour, emportent avec eux aussi une certaine dureté et une certaine violence. Ce que je veux dire, c’est que ce n’est pas triste d’être triste de temps en temps mais peut-être que ma manière d’écrire est effectivement un peu dure.

Les grands sentiments, dont l’amour, emportent avec eux aussi une certaine dureté et une certaine violence.

Il y a tout de même une brutalité dans la description de ce changement de vie que la découverte de l’homosexualité implique…

Chacun vit son coming out à sa manière je pense, ce sont des expériences intimes. Cependant, j’essaye de montrer aussi à quel point cette prise de conscience est positive, une transformation profonde, qui rend la réalité et les ressentis plus forts. Les sentiments que l’on peut percevoir comme cruels dans le roman ne sont pas liés à l’homosexualité mais plutôt à ma manière de voir l’amour. J’aime l’amour, comme tout être sur Terre, mais je serai la dernière à voir ça « en rose ». La vérité de l’amour, il me semble, ce sont les forces contraires, l’élan pour l’autre, et aussi par moments, des émotions opposées. Et c’est ce qui fait que c’est beau, voir tragique.

Le seul but de ce livre était d’essayer de faire de la littérature. La littérature permet en effet de dire ce que l’on ne peut pas dire dans le quotidien, tout ce qui déborde, ce que l’on ne saurait pas formuler dans le présent, ce que dans la vraie vie serait impossible d’exprimer : l’ennui dans le couple, la violence qu’on peut recevoir ou ressentir dans l’amour, tout ce qui nous échappe et qui nous rend fous.

Dans la musique rock, punk, rap il y a effectivement cette parole brutale. Est-ce que c’est pour cela finalement que l’on a besoin de ces langages ?  

Oui, parce que ça fait du bien, c’est un exutoire, cela permet d’exprimer des choses que l’on ne pourrait pas exprimer autrement, car le vivre-ensemble serait tout simplement impossible. Donc oui, je voulais dire cette violence car il est jubilatoire de le faire. Je ne voulais pas faire un livre « à la bougie parfumée », aussi lisse qu’un post Instagram. C’est-à-dire, dire les choses telles qu’elles sont.

Un peu l’idée que finalement rien n’est plus authentique que la merde ?

Bien sûr. Cela fait un moment que l’on parle de sexualité et je ne vois pas pourquoi, dans ce domaine spécifique, on aurait encore des réticences à raconter la vérité et appeler les choses avec leur nom. Dépasser le « on ne peut pas dire cela ». Ne pas avoir peur des mots sous prétexte qu’ils sont crus.

Cela fait un moment que l’on parle de sexualité et je ne vois pas pourquoi, dans ce domaine spécifique, on aurait encore des réticences à raconter la vérité et appeler les choses avec leur nom.

Le milieu queer a très bien accueilli ce roman. Particulièrement les femmes, et les femmes lesbiennes, qui sont souvent en manque de représentation, notamment en littérature. Comment as-tu vécu cela ? 

Je rentre dans ce monde un peu timidement, effectivement je ne le connaissais pas avant. Je sens une affinité avec cet univers-là, je suis touchée d’être accueillie avec cette bienveillance. Les questions queer m’intéressent. Cela fait partie de moi d’appartenir à plusieurs mondes, et d’ailleurs le livre n’a pas été lu que par des personnes queer, ce qui montre bien que ces sujets passionnent en général. Donc je suis heureuse de connaître cette culture, mais je ne suis pas que cela : je suis une bourgeoise et pourtant je ne me sens pas dedans, je suis une mère mais je ne suis pas qu’une mère… Et ainsi de suite.

Ton roman est avant tout le récit d’un désir féminin, ce qui n’est pas du tout ordinaire. Qu’une femme raconte ses désirs de manière explicite et assumée, ce n’est pas un acquis. Est-ce que tu penses que la pensée queer est en train de gagner en élan et de, peut-être, permettre aux femmes en général de prendre plus la parole ? 

Je pense en effet que les femmes, heureusement, se posent de plus en plus de questions sur la notion de féminité, elles se questionnent aussi sur leur masculinité. Je trouve que de manière globale, elles remettent leur genre en question. Les retours que j’ai eu sur ce livre, des femmes hétérosexuelles, sont extrêmement intéressants : je pense que la pensée queer est effectivement une superbe grille d’analyse pour penser l’émancipation des désirs. Ça dépasse le monde queer, c’est une avant-garde.

L’expérience féminine est-elle donc un tournant littéraire ?

Oui, l’affirmation du désir, du corps, la description des femmes par les femmes, le sexe au féminin… Ce sont des thématiques que la littérature a effectivement peu abordé et les domaines dans lesquels des choses importantes restent à écrire. C’est quoi la vie pour vous, les femmes ? Comment voyez-vous le monde ? Ces questions surgissent au fur et à mesure que l’on se libère des structures imposées. Et ça va exploser dans les années qui viennent.

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Je pense que la pensée queer est effectivement une superbe grille d’analyse pour penser l’émancipation des désirs.

Mais alors pourquoi appeler un objet qui parle du désir féminin Play Boy ? 

D’abord, avant le « boy » il y a le « play », le jeu. C’est un peu cette idée de la jeune fille qui n’est pas à l’aise dans des robes et qui n’arrive pas à se conformer aux codes imposés. Cette jeune fille qui pour trouver sa vérité va se déguiser en garçon. Elle joue au garçon mais elle n’en est pas un non plus. Simplement, elle cherche ses marques avec les références culturelles dont elle dispose. Dans ce livre il y a de ça aussi : une déconstruction de l’hétéronormativité. Le jeu de passer par le masculin pour déconstruire le féminin d’origine. Mais cela reste justement un jeu, une étape pour rentrer dans une réalité plus fluide, où les rôles s’inversent, s’égalisent, où la performance du genre ne correspond pas forcément à un rôle social.

Pour définir le désir féminin on a encore besoin de passer par le masculin ? Dans le roman, le personnage principal se coupe les cheveux, elle se met à porter des pantalons d’homme… Comme si passer par l’étape « garçon manqué » était indispensable. 

En effet, malheureusement le désir masculin reste dominant. Néanmoins, je vois cela plutôt comme le passage vers une identité queer et donc une personnalité qui englobe plusieurs genres possibles. Je disais dans une émission de radio que mon apparence était plus masculine mais que je ne m’étais jamais sentie aussi femme. J’aime ce flou, cette neutralité.

L’un des thèmes de fond du roman reste celui de la déconstruction d’une classe sociale d’origine. Ce prisme m’a paru presque plus intéressant que le coming out en lui-même. Est-ce que la découverte de soi et la conquête de la liberté vont de pair avec un dépassement du statut bourgeois ? 

Bien sûr. D’abord, lorsqu’on prend la parole pour dire « je » on se situe et donc je me suis située dans le milieu que je connais. Ensuite, quand on traverse le mouvement, quand on essaye de définir ce que l’on veut, on est obligé de s’éloigner de certaines normes. Tout d’un coup on a un élan vital neuf auquel on ne peut pas résister et qui dépasse les codes. On cherche une vérité autre. Par ailleurs, j’aime qu’on parle des choses sincèrement et les classes sociales font partie du réel. Il y a une énorme gêne vis-à-vis de ce sujet, mais elles existent et pour les dépasser il faut en parler. Je veux dire, l’origine sociale est marquée jusque dans nos corps : en faire abstraction ce serait mentir. Exclure un sujet fondamental de l’analyse.

Tout d’un coup on a un élan vital neuf auquel on ne peut pas résister et qui dépasse les codes. On cherche une vérité autre.

Il y a un passage où tu sembles critiquer l’attitude du « petit bourgeois ». Cette femme qui enlève ses chaussures chez elle, qui appelle ses enfants « les mômes »… Au-delà de l’histoire de la fin du sentiment qui produit un désamour rendant la personne jadis aimée insupportable, il y a ce terme, « petit bourgeois » qui est fascinant. Pourquoi cette aversion envers le « petit bourgeois » ? 

Le « petit bourgeois » ce n’est pas une question d’origine sociale mais de morale. Le raisonnement du « petit bourgeois » est le vrai raisonnement bourgeois, en fait. Ce monde où tout est rationnel, on ne peut pas dire les choses, il y a des tabous et des règles de bienséance strictes. Cet univers bien-pensant faussement ouvert d’esprit. Il n’y a pas de dramaturgie, de lyrisme chez le petit bourgeois. Mais quelque part, on est tous des petits bourgeois : cela touche à la question du confort et de la liberté. On préfère son appartement ou un grand amour ? On préfère la vérité ou mentir ? L’ordre ou la réalité des choses ? La société est profondément bourgeoise. Même si la défaite n’est jamais plus belle que la victoire, il faut un peu chuter pour être libres.

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