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Alexi Shell : l’emotional techno des abysses

Alexi Shell : l’emotional techno des abysses

Après un EP I Wish I Was a Mermaid, Alexi Shell continue sa plongée dans les abysses avec la sortie de son premier album Sirens. Un disque autoproduit qui affirme l’artiste autant sur les scènes ambient que techno et pop expérimentale. Rencontre, juste avant sa release party le 7 avril à La Boule Noire, à Paris.

Alignement des calendriers comme l’univers aime en envoyer : c’est en pleine saison astrologique des poissons que l’aquatique créature Alexi Shell sort son premier album, le 3 mars dernier. Accompagné d’un conte co-écrit par Coco Spina et illustré par le trait de Pauline Pylône, Sirens se déroule comme un récit mythologique en huit pistes, naviguant avec grâce entre une électronique drapée de synthé, de longues plaintes envoûtantes, beaucoup de reverb et la puissance d’une techno gabber jamais bien loin. Après un premier EP hybride, I Wish I Was A Mermaid paru en 2020, Alexi Shell nous plonge plus avant dans les profondeurs abyssales, brisant l’image de la sirène des contes de fée pour nous emmener raver avec ses gangs de sorcières sous-marines.

Diplômée des Beaux-Arts de Bordeaux en 2018, c’est d’abord la création de vêtements qui emmène Alexia Caunille (de son vrai nom) vers la performance puis la production musicale – notamment avec Isis Lherm sous le duo futuriste Isi e Alexi. Également connue pour ses dj sets énergiques qui ont rythmé les teufs queers de la capitale de ces dernières années, des Barbi(e)turix aux Wet For Me, l’artiste affirme avec ce disque son projet musical solo. On a échangé quelques mots avec elle à la veille de la sortie de l’album, pile entre l’annonce de sa sélection aux Inouïs du Printemps de Bourges, et le début de sa résidence au Château Éphémère, où elle a peaufiné son live en vue de la release party le 7 avril à La Boule Noire, à Paris. Beaucoup de beaux alignements de l’univers décidément, et de bons auspices pour faire sortir Alexi Shell de sa coquille.

Si les hommes ont toujours eu si peur des sirènes, c’est qu’elles étaient des voix de femmes révolutionnaires.

Alexi Shell


Manifesto XXI – D’où vient ta fascination pour l’univers aquatique et le mythe des sirènes ?

Alexi Shell : Le personnage fantastique de la sirène m’a toujours fascinée. Déjà petite quand je jouais à la piscine de plaisance du Gers, j’imaginais tout un monde sous l’eau, je mettais des lunettes de plongée et je rêvais de pouvoir respirer sous l’eau. Que ce soit une piscine, une rivière, la mer, j’ai besoin d’être proche de l’eau – d’où la difficulté pour moi de vivre à Paris… Ensuite, aux Beaux-Arts, j’avais les cheveux multicolores, je portais des habits brillants, alors on m’appelait la sirène, c’était l’image qu’on percevait de moi. En 4ème année, j’ai décidé d’écrire mon mémoire autour de la sirène, en creusant la portée féministe de cette figure. Puis quand j’ai commencé à faire de la musique, j’ai rapidement joué avec des voix éthérées, en les construisant comme des nappes, qui rappelaient aussi cet univers. C’est un personnage que j’adore incarner sur scène, qui me permet également d’avoir une barrière de protection, de ne pas me livrer entièrement moi-même – parce que c’est super intime de donner sa voix.

En quoi cette figure est-elle féministe selon toi ?

Je pense que si les hommes ont toujours eu si peur des sirènes, c’est qu’elles étaient des voix de femmes révolutionnaires, qu’ils voulaient éteindre. J’adore imaginer que sous l’eau, il y a des gangs de sirènes en mode « on va défoncer le patriarcat ». Il y a besoin de casser le happy end de la petite sirène du dessin animé. Le conte qu’on a co-écrit avec Coco [Spina, autour de l’album] est une histoire qui raconte nos droits, les oppressions qu’on peut vivre. Ce conte est à la fois très dur, car il raconte d’une manière fantastique ce qu’ont pu vivre nos ancêtres queers, mais aussi tout simplement ce que des personnes vivent encore aujourd’hui dans certains pays. D’un autre côté, on a un beau happy end utopique, avec l’arrivée sur une terre où l’amour règne, sans oppresseurs… Les sirènes viennent dans cette histoire comme de belles protectrices. Incarner ce personnage sur le devant de la scène, en assumant sa sexualité et son féminisme, c’est aussi un engagement.

Live Inouïs, FGO Barbara, Paris, 2 novembre 2022 © Thomas Bader

Tu viens d’un univers artistique visuel et de la performance, comment tout ça s’est lié avec la musique ? Il te tient à cœur de garder aujourd’hui cette cohérence globale entre plusieurs médiums ?

À la base je créais plutôt des vêtements, puis j’ai voulu les faire vivre, les mettre en performance. Ça m’a donné envie de faire ensuite des musiques, pour accompagner ces performances. Et j’en faisais des photos et des vidéos, j’ai touché un peu à plusieurs médiums. Tout était lié. Dans le premier EP, deux des morceaux sont des musiques qui avaient été écrites pour des performances. Il s’intitulait déjà I Wish I Was A Mermaid parce que c’était une manière d’affirmer ce personnage et de me présenter musicalement. Pour Sirens, le conte a été écrit en même temps que je réalisais l’album, c’est vraiment allé ensemble. C’est important pour moi de développer tout un univers, et de garder une part performative à ma musique. Pour cet album, je fais une résidence de deux semaines ce mois-ci au Château Éphémère pour travailler et faire grandir le live, avec une scénographie, du VJing…

Ton univers mêle une ambient très onirique à une techno béton qui tape du pied. Comment es-tu parvenue à cette fusion des contraires ?

L’ambient vient de mon amour pour la musique classique orchestrale, et la techno, de toute la teuf que j’ai faite étant jeune ! (rires) Je suis d’abord partie du synthé – parce que j’ai fait treize ans de piano quand j’étais petite – avec des nappes ambient, j’y ai ajouté ma voix… Puis quand j’ai commencé à parler de choses plus harsh dans mes performances et mes histoires, j’ai eu envie d’amener ce côté plus dur, techno gabber. Au début j’aimais bien faire coexister ça en faisant de très longues intros, avec de la voix ambient, puis emmener le morceau vers un truc techno. J’aime bien la surprise que ça apporte quand le kick démarre au bout de 3 minutes ! Mais sur l’album, c’est plus défini : il y a des morceaux ambient et des morceaux techno. Parce que parfois c’est cool d’écouter de l’ambient quand on veut écouter de l’ambient, et de la techno quand on veut écouter de la techno.

Justement, il y a ce truc intéressant avec tes sons : on ne sait pas toujours si ça s’écoute au calme chez soi ou sur un dancefloor. Toi-même, à quel environnement penses-tu quand tu produis ? Tu aimerais écouter plus d’ambient en club, et de gabber dans ton salon ?

Dans tous les morceaux techno de l’album, il y a toujours pas mal d’emotional. Même moi je n’arrive pas à les jouer en club, ils ont une progression différente d’un club mix. Je les ai beaucoup appréciés dans mon salon, mais à vrai dire ils sont surtout pensés pour le live. Après, tout est possible : mon morceau « Summer on a Lost Island », sur le premier EP, avait été créé pour une performance, et il est très difficile à mettre dans un dj set. Mais l’autre jour, j’ai vu que Rohan Randomer en a fait un remix qu’il a passé dans son set chez Hör ! Moi j’ai surtout envie de faire des musiques pensées pour le live, et qui peuvent du coup s’écouter n’importe quand. Même quand je fais un dj set, j’aime toujours mettre un son d’ambient au milieu, comme une respiration. Comme Danny L Harle avec « Ocean’s Theme » en plein milieu de son album. J’adore ce genre de moments, ça crée une pause dans la danse et la sueur !

© Zoé Chauvet

Qui sont les artistes qui t’inspirent dans les scènes actuelles ?

Si on balaie très large, je dirais Eartheater, Julianna Barwick, Weyes Blood… En techno, j’avoue que je suis inspirée par tout ce que je joue en dj set donc il y a trop de noms à citer ! Et sur une scène un peu plus indé, je dirais Malibu, Oklou, Sentimental Rave, Laze, Inès Cherifi… Je suis globalement inspirée par énormément d’artistes féminines, petites comme grandes !

Sur cet album, tu as aussi amené des influences plus pop alternative ?

Oui parce que j’en ai beaucoup écouté ces derniers temps : Eartheater, Caroline Polachek, Weyes Blood… C’est un genre de musique que j’apprécie autant que l’ambient et la techno, ça m’inspire énormément et j’avais comme une frustration de ne pas réellement chanter des paroles. Ça permet d’apporter beaucoup d’émotions ! Ça se ressent sur le morceau « Us » : je suis partie d’un arpégiateur et j’ai chanté dessus. Tratenwald a écrit les paroles, car finalement l’écriture pour paroles chantées était un exercice auquel je m’étais peu attelée. J’ai été aussi aidée par S Diamah (qui a coproduit une partie de l’album) sur toute la seconde partie du morceau, notamment sur les percus. J’avais fait un truc basique, mais j’avais vraiment besoin que ça explose dans tous les sens ! Elle m’a aidée à déconstruire tout ça, à mieux structurer le morceau, elle a fait des loops avec ce qui existait déjà sur ma première version… Mais je garde toujours les mêmes ingrédients de base : de la voix, de la reverb et du love !

« Sirens » a des sonorités religieuses, beaucoup de reverb sur les voix. Y a-t-il quelque chose de spirituel dans ton rapport à la musique ?

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Je crois beaucoup aux énergies, aux choses ésotériques, pas terre à terre. La croyance des sirènes, ça en fait partie. Sur ce morceau, je reprends les paroles en grec des chants des sirènes dans le conte d’Ulysse. C’était important pour moi qu’on entende du grec car Athènes m’apporte énormément dans ma création en général. C’est la ville dans laquelle j’ai le plus expérimenté mes différents lives et projets. C’est ma ville de cœur, c’est un endroit très précieux pour moi et qui m’a beaucoup aidée à me construire artistiquement et personnellement. Faire ce morceau en grec est une sorte de spéciale dédicace à tout ce que j’ai vécu là-bas, un merci ! 

Aussi je suis hyper touchée par les chants religieux, on m’a souvent dit que ce que je faisais rappelait les chants grégoriens. Une fois avec ma mère, je suis entrée dans l’église de la Madeleine à Paris, il y avait un chœur d’enfants, c’était magnifique. J’adore ce que ça crée, l’harmonie entre les voix… Je ne sais pas du tout d’où me viennent ces influences car je ne viens pas du tout d’une famille religieuse, mais dès que je rentre dans un lieu qui résonne comme une église ou une grande salle, je ne peux pas m’empêcher de pousser un opéra ! (rires) D’ailleurs j’adorerais que le live devienne un projet orchestral, avec toujours quelques synthés qui traînent, mais un vrai piano, des chœurs, des violons… Il y a plein de choses à imaginer !

Still du clip d’Alexi Shell « The Fall »

En janvier, tu as publié ton premier clip d’un morceau de l’album, « The Fall ». On te connaissait un univers plutôt rosé, irisé, pastel, et cette vidéo a une esthétique beaucoup plus sombre. Tu as eu envie de casser ça ?

Oui, j’avais envie que ce projet aille ailleurs de tout ce que je représentais. Je m’étais affirmée dans le délire mermaid, la sirène des contes, dreamy… Je ne l’abandonne pas car elle me représente tout autant. Mais sur cet album, on s’approche plutôt de la siren maléfique, celle qui va bouffer les gens. Du coup je voulais des couleurs plus naturelles, les vraies teintes de l’eau, quelque chose de plus réaliste. On a eu une semaine de tournage, on a beaucoup roulé avec une petite voiture, il a fait très froid. On s’arrêtait quand le paysage nous plaisait, je me coiffais et me maquillais toute seule dans la voiture et on tournait ! On avait un tout petit budget mais grâce à leurs talents, ils ont réussi à rendre ça magique.

Le premier EP était déjà sorti en indé, cet album aussi, grâce à un crowdfunding. C’est compliqué de s’entourer d’un label ? Comment s’annonce la suite ?

Je n’avais pas du tout envie d’aller courir après des labels, et il aurait fallu attendre que l’album soit fini, puis encore attendre… Stratégiquement, Maud Scandale Pouzin, mon attachée de presse, m’a vraiment aidée. Ce n’est pas forcément nécessaire aujourd’hui pour moi d’avoir un label, en tout cas pas si c’est juste en leur présentant le projet tout chaud. Pour l’instant, je me focus sur le live. Musicalement j’aimerais développer davantage encore ce penchant pop expérimentale. Puis continuer à travailler avec S Diamah, tous les gens desquels je me suis déjà entourée… J’avais fait l’EP toute seule et ce n’était pas toujours facile, et cet album m’a fait vraiment prendre conscience de l’importance de collaborer. C’est nourrissant et encourageant.


Prochaines dates live :
• Release party le 7 avril 2023 à La Boule Noire, Paris. Avec S Diamah, Tratenwald et Legit Girl (dj)
• Inouïs du Printemps de Bourges le 19 avril, Bourges

Photo à la une : © Zoé Chauvet / Retouches par Tratenwald

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