La prospérité queer de Coil

Presque vingt ans après la disparition de John Balance en 2004, et celle de Peter Christopherson qui a suivi en 2010, l’œuvre du duo Coil est un héritage encore trop peu estimé. C’est pourtant un indispensable pour tout·e amateur·ice de poésie sonore, de musique industrielle ou de dark ambient ; l’incarnation musicale avant-gardiste de leur sexualité qui met en crise le genre et leur défiance face aux carcans sont encore à surligner. 

Dans le cinquième et dernier numéro du magazine Descent (pensé par Stephen O’Malley de Sunn O))) dans les années 90), intitulé « The Death Issue », Tyler Davis choisit un format particulier pour s’entretenir avec John Balance, moitié de Coil. Il ne lui posera pas de questions mais lui présentera une liste de phrases et de mots à laquelle Balance devra répondre, comme : « color », « goddess », « form of energy »… À « season » il répond « perpetual autumn ». Et cela ne surprend pas vraiment, quand on se penche sur les textes de Balance, pour la plupart imprégnés autant d’une lumière aveuglante que de l’obscurité la plus démunie. Coil se languit d’un état intermédiaire, peuplé de toutes les nuances crépusculaires, traversant parfois l’orage, l’illumination, mais toujours embrigadé vers l’inéluctable, le voyage vers l’au-delà. 

Que ce soit par de multiples (ré)éditions, une récente chronique du dimanche de leur album Horse Rotorvator sur Pitchfork, ou du dernier livre de l’auteur Nick Soulsby qui recueillit tous leurs entretiens, l’intransigeance queer de Coil prospère. Mais comment les membres de Coil ont-ils su conjuguer virtuosité sonore et queerness en des temps où les personnes queers étaient perçues comme déviantes ? Et comment ont-il trouvé salut et joie dans le contexte délétère de l’épidémie de VIH ? On tente d’y répondre.

Une musique malléable

Avant Coil, Peter Christopherson a cofondé le groupe pionnier de musique industrielle Throbbing Gristle avec Cosey Fanni Tutti, Chris Carter et Genesis P-Orridge. Il rejoindra après leur dissolution Psychic TV, groupe expérimental de vidéo et de musique créé par P-Orridge, dont John Balance faisait aussi partie. Ils décideront de s’en émanciper pour créer Coil et faire leur musique tous les deux. Ils seront les seuls contributeurs permanents au projet, mais inviteront de façon constante des artistes à les rejoindre à la création, comme Rose McDowall, Drew McDowell, Danny Hyde, Thighpaulsandra…

Avec leur son industriel, Throbbing Gristle combine des enregistrements de terrain de paysages sonores ingrats, une électronique scintillante et de fortes distorsions d’instruments traditionnels qui a, dans les années 70, peut-être introduit le premier genre dans le domaine de la musique populaire qui ne nécessite aucune formation musicale. Un genre non basé sur les notions de formation classique a ouvert un champ sans précédent à beaucoup d’artistes. 

Dans ce passionnant article, From Throbbing Gristle to SOPHIE: The Queer Legacy of Industrial Music, Joe Corr indique que la musique de Throbbing Gristle explorait « le thème récurrent du changement, de l’autodestruction et de l’autocréation, ainsi que la nature toujours fluide de la musique » qui « reflétaient le besoin des personnes queers de construire leurs propres identités en dehors d’un récit conventionnel. » Coil s’inscrit dans cette chaîne en faisant sien le caractère malléable de cette musique.

Comme l’indique leur manifeste publié en 1983, Coil est en perpétuelle mutation, au stade de l’expérimentation, et cette phrase qu’on ne peut s’empêcher de citer : « Il y a une bobine de force cachée, endormie sous les sédiments des conventions. »

Avec une approche ouverte, Balance et Christopherson explorent une multitudes de formats et d’esthétiques, naviguent aisément entre dance suintante, ambient expérimentale, ou neofolk plus pop. Beaucoup de leurs morceaux sont habités par des voix, et surtout par celle, entre le chanté et le parlé mais toujours dévouée, de Balance.

Les voix sont souvent prises dans des mécanismes synthétiques : découpage, delay, filtre, pitch, glitch, donnant lieu à des hybridations entre des sons synthétiques et des compositions instrumentales. Ils s’inspireront des musiques extrêmes, mais considèreront que leur musique devait rester accessible. Une brèche queer dans laquelle les marginaux, les déviant·es, les mélancoliques, pourraient aisément se glisser. Grinçante, couinante, mais toujours vaste, leur esthétique emprunte autant à la sexualité qu’aux illuminations, à l’occulte, l’alchimie et à la mort. Le contexte mortifiaire de leur époque, en tant qu’hommes homosexuels exposés au VIH, a inévitablement infusé leur musique. Des titres comme « The First Five Minutes after Death », « Paint Me As a Dead Soul » ou « Going Up » en sont plusieurs exemples. 

Sexe et élégie en début d’épidémie

Leur premier album Scatology (1984) fait autant référence à la fin des temps (eschatologie) qu’aux excréments. Leur second opus Horse Rotorvator (1986), (titre issu d’un des rêves torturés de Balance), lui, est ouvert par le mythique « The Anal Staircase », ou en français « L’escalier anal ». Sur des instrumentaux scabreux, avec son flegme, John Balance interprète ses textes, tour à tour cabré comme un cheval ou désarmant de vulnérabilité. Coil exulte des énergies et des ambiances inédites dans le paysage musical de l’époque, et Horse Rotorvator en est un des exemples les plus probants. Par son côté élégiaque, notamment sur « Ostia (The Death of Pasolini) », un hommage à Pasolini peu de temps après son assassinat, mais aussi parce qu’il est directement influencé par les premières victimes du sida.

Coil – Horse Rotorvator. (Full album). Industrial, experimental music. 1986

Malgré le contexte délétère, l’énergie sexuelle masculine reste au début au cœur du projet. On peut lire par endroits, sur certaines pochettes, « Ritual music for the accumulation of male sexual energy ». Heureusement, Coil ne deviendra pas un culte de la masculinité ou de la virilité « masc 4 masc ». Ils ont déclaré « le genre comme la structure globale de leur carrière : les phases masculines et féminines », évoque Nick Soulsby dans Pop Matters. Le genre non pas comme performance mais comme influence et énergie. 


Dans son récent ouvrage, Nick Soulsby affirme également que « l’homosexualité a stimulé leur créativité », mais qu’ils « ont rejeté l’exigence selon laquelle ils devaient soit adopter l’homosexualité performative soit rester discrets et au placard ». Balance et Christopherson ont vécu la majorité de leur vie dans un climat où leur amour était considéré comme quelque chose d’anormal. Dans l’Angleterre des années 80, être gay signifiait être discrètement efféminé, mais toute autre représentation de la sexualité gay se faisait rare, ou se passait sous le manteau, dans un contexte où les discours homophobes décomplexés nommaient l’apparition du VIH comme « le cancer gay ».

Au début de l’épidémie, leur premier clip vidéo pour leur cover de « Tainted Love » était une parabole sur le sida accompagnant une collecte de fonds pour le Terrence Higgins Trust. Ils ont été le premier groupe à faire une action caritative contre le sida, et contribueront aussi au fond John Giorno finançant la recherche sur le sida. Il ne s’agissait pas simplement de rendre hommage aux victimes et de « bien faire », mais c’était un activisme innovant et discrètement pratique. En plus de l’argent substantiel collecté et canalisé vers des œuvres caritatives, la vidéo de « Tainted Love » a été diffusée sur des écrans vidéo dans des clubs à travers les États-Unis pour aider à sensibiliser à la nécessité de faire preuve de prudence.

Coil – « Tainted Love »

Alors que l’homosexualité est décriminalisée depuis 1964 en Angleterre, aucun ou peu d’articles ou interviews ont abordé le fait que la musique de Coil est imprégnée de queerness. Beaucoup de portraits de Coil présentent leur musique comme une production rebelle « acceptable ». L’occultisme, l’apocalypse, les stupéfiants, l’expérimentation sonore étaient les prismes par lesquels on commentait leur travail, sans que l’homosexualité ne soit envisagée. Avec des titres et textes explicitement homoérotiques, il ressort de la représentation médiatique de leurs années actives qu’ « on ignorait clairement l’élément le plus singulier de leur vie qu’ils ont incorporé dans leur musique, à savoir leur queerness et l’expression de leur sexualité gay, qui auraient dû être traité avec l’attention qu’elle méritait » pose Nick Soulsby dans son article. Il n’est pas question aujourd’hui de les classer dans la catégorie gay art, il est simplement important de prendre conscience du contexte dans lequel a émergé cette musique, et d’en reconnaître les principales qualités qui découlaient de leurs identités. 

Matières psychiques

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Par-delà l’identité, l’art de Coil prend son origine dans leur soif d’une réalité nouvelle, et s’imprègne de matières psychiques, d’animisme, de références aux éléments, et de paganisme. La musique intervient comme survivance : “un remède par le délire” (cf. leur manifeste), une libération de l’aliénation ambiante, et une réponse directe à la tragédie, qui oblige à faire l’expérience de la mort quotidiennement. Coil ont tenté toute leur carrière d’en tirer des rituels qui pouvaient être vécus positivement. 

In our subterranean heaven

Paint my cunt with dragonflies

My eyes as bright as diamonds

paroles extraites de « Paint Me As A Deal Soul »

L’altération de leurs états psychiques a aussi compté dans leur créativité, les substances contribuant à « faire circuler davantage l’oxygène et favoriser l’intuition ». Pourtant ils n’ont jamais été dépendants de ça pour composer. Ils avaient uniquement pour but d’explorer comment ces drogues agissent sur les perception du son et de la danse.

Leur prospérité ne passe pas uniquement par la musique et le son mais aussi par leurs rapports aux images. Ils ont été beaucoup actifs dans le cinéma et la vidéo, notamment en travaillant avec Derek Jarman sur le film The Angelic Conversation (1985), et en 1992, toujours dans la lutte contre l’épidémie, ils composent la BO du documentaire Gay Men’s Guide To Safer Sex.

Leurs propres films, réalisés entre 1970 et 1980, et restaurés il y a peu, étaient montrés cette année à l’Etrange Festival. Des « merveilles inclassables et subversives, joyaux noirs dérangeants et planants immergés dans l’esthétique gay et masochiste ». Leur héritage est ainsi ample et protéiforme : il y a beaucoup de matière à exhumer et à découvrir. Notamment grâce à ces projections, et les (ré)éditions de leurs disques par Dais records. 

image extraite du livret du CD de Horse Rotorvator


Ils n’ont jamais suivi les circuits conventionnels de l’industrie musicale de l’époque, et n’ont pas fait du live leur priorité. Ils confiaient que l’essentiel se produisait en studio, dans l’alchimie poétique avec leurs instruments et machines, un laboratoire où ils pouvaient repousser leurs limites. Pour eux la scène n’était pas un lieu d’interprétation mais plutôt un lieu d’improvisation où tout pouvait se reconfigurer. La discographie de Coil est en conséquence très riche, dans laquelle il existe plusieurs versions de certains morceaux. En cela c’est un terreau dévoué et activement libre, autant nébuleux (Musick to Play in the Dark vol I et II, Ape of Naples), que tellurique (Backwards, Horse Rotorvator). 

Il est certain que pour tout·e audiophile queer, il est salvateur de célébrer des ancêtres comme Coil, qui ont pavé la voie et produit un halo dans le brouillard pour les « dissidents du système hétéro-patriarcal », comme Paul B. Preciado nous invite à nous penser. Coil est, maintenant et encore pour longtemps, comme un outil pour nous connecter à notre curiosité, à nos corps et à l’environnement. Et faire face à l’influence des représentations figées de normativité sur nos corps et nos esprits. « Un remède par le délire » à ce poison.


Pour aller plus loin, ce site est une source d’informations très fouillée sur le duo : http://brainwashed.com/coil/

Image à la Une : Coil à Acapulco, décembre 1985, photographe inconnu

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