Fini l’auto-production. C’est sur le label parisien Buddy Records que le groupe lillo-strasbourgeois Sinaïve signe leur troisième EP : Dasein. Instrumentation rock psyché lorgnant sur le shoegaze avec des textes tout en français pour un résultat des plus surprenant.
Il n’est pas évident de pratiquer le rock francophone, plusieurs y ont débranché leurs amplis si ce n’est laissé leur amour propre en backstage, d’autant plus lorsqu’on essaye de s’attaquer au rock psychédélique. Il est parfois préférable de laisser chanter les instruments et faire couiner les solos plutôt que d’y risquer des paroles qui perturberaient le voyage psychique. La scène rock indé hexagonale est aujourd’hui en grande partie anglophone pour des raisons évidentes d’export mais également pour composer une musique au plus proche de leurs influences, majoritairement anglo-saxonnes. Cependant, même si le pari s’avère risqué, il n’est pas inconcevable, loin de là, l’histoire musicale nationale nous l’a par ailleurs prouvé depuis Les 5 Gentlemen jusqu’aux Limiñanas. Aujourd’hui, Sinaïve le confirme avec le dernier d’une série de trois EPs qui poussent à être plutôt optimiste sur le sujet.
Une petite famille
Calvin Keller guitariste chanteur et Alaoui O. à la basse, forment un duo strasbourgeois s’exerçant aux reprises en 2017. Évoluant tambour battant vers la composition, ils sortent leur premier EP de 3 titres (mais d’une vingtaine de minutes) Poptones un an après leur formation, puis Tabula Rasa un second de 5 titres l’année suivante, remplaçant les boîtes à rythmes par un batteur comme troisième membre. Deux auto-productions qui n’attendaient qu’un rejeton pour que la boucle soit bouclée, « jamais deux sans trois » comme le souhaite l’adage – notons tout de même la sortie d’un long-format inédit en début de l’imprévisible année 2020 : Révélation Permanente Bootleg LP.
Suite au départ de leur batteur qui souhaitait développer ses projets personnels, ils décident de ne pas perdre de temps en auditionnant des musiciens. Deux nouveaux membres très proches des fondateurs sont recrutés, leur propre conjointe. La petite famille Sinaïve, vient de dévoiler le dernier volume de cette trilogie, Dasein, 5 titres qui ont fait mouche en séduisant le label indépendant Buddy Records et la récente agence de promotion de talents Fun Club.
« Paradoxe français », ouvre ce nouvel opus avec une instrumentation de speed freaks abonnés aux bad trips, mais nous avons néanmoins ici à faire à des compositeurs cultivés et réfléchis. Iels – puisque le groupe respecte désormais la parité parmi ses membres avec Alicia Lovich qui donne de la voix, frappe les percussions et intervient à l’orgue ainsi que Raphaëlle Albane aux claviers, management et identité visuelle –, offrent ici un assortiment de compositions électriques lunaires aux intitulés qui apostrophent instantanément (« Syndrome de Vichy », « Masse Critique », « Eternel Retour »), tout comme la nature atypique et la dimension poétique de leurs chansons. Après un clin d’œil au philosophe Hegel avec le titre « Esclave est maître » parmi les démos présentes sur leur LP, ces jeunes musiciens du nord-est de la France saluent cette fois Heidegger en baptisant l’EP Dasein, concept d’existence de l’individu au sein du monde, développé par le philosophe allemand.
Sinaïve cultive des compositions dont la force réside dans leur originalité, les démarquant ainsi au sein de la faune rock hexagonale. Une musique qui retrouve une touche contestataire, militante et un parti pris sur la société actuelle, loin des thèmes remâchés ou du simple défouloir de décompression sans fond. La pluralité de notre scène rock et son amplification dans nos terroirs est aujourd’hui une évidence et peut-être que Sinaïve ouvriront la voie à une nouvelle génération de musiciens pour qui les textes en français s’éloigneront des nombreux stéréotypes persistants.
Image en une : © Christel Schimmel