Qui nettoie le monde ? Cette question structure Un féminisme décolonial, dernier essai de la politologue Françoise Vergès. L’interrogation invite à penser la place de celles qui s’occupent souvent de ces tâches, du travail invisible de maintenance des sociétés occidentales : les femmes de l’immigration, les femmes racisé·es.
Figure intellectuelle, à la tête de l’association Décoloniser les Arts, Françoise Vergès porte depuis bientôt cinquante ans les combats contre le racisme, pour la reconnaissance du passé colonial de la France et un féminisme critique. Dans les premières pages d’Un féminisme décolonial elle raconte avoir mis très longtemps avant de se définir comme féministe. Apprivoiser ce terme marqué en français par des figures intellectuelles bourgeoises, et le revendiquer, c’est pour Françoise Vergès lui redonner un sens critique du système capitaliste et patriarcal… en y incluant la question raciale aux enjeux de pouvoirs.
L’essai critique fermement la pacification des luttes féministes, incarnée en partie par la formule si populaire « Nous sommes tous des féministes. » de l’auteure nigériane Chimamanda Ngozie Adichie. Une formule optimiste mais qui occulte les enjeux croisés de racisme et sexisme. Plus encore, le texte éclaire les angles morts de la pensée féministe française, et de la pensée de gauche plus largement. En montrant la permanence de la division raciale et genrée du travail le moins considéré, Françoise Vergès nomme les enjeux d’un programme de justice sociale pour toutes et tous. Entretien.
Manifesto XXI – Avez-vous été inspirée par le dynamisme militant actuel ?
Françoise Vergès : Oui, le réveil de tant de groupes de jeunes femmes entre 20 et 35 ans qui se réapproprient les luttes féministes, ça m’a aussi libérée d’un féminisme très marqué. Maintenant je sens que je peux parler de féminisme, et finalement de féminisme décolonial. Mon livre précédent sur le ventre des femmes étaient déjà aussi dans cette optique féministe. Mais c’est vrai qu’il y a aussi quelque chose qui permet cela, il y a quelques années parler de féminisme décolonial n’aurait pas intéressé grand monde.
Peut-on dire que la polémique sur le hijab de Décathlon est un exemple de fémonationalisme dans le discours politique ?
Oui, et puis de ce que j’appelle le féminisme civilisationnel. Ça fait tellement écho à la mission civilisatrice coloniale reconfigurée, cette certitude que « nous détenons la vérité », que nous savons « ce qui est bon pour les autres », pour ces peuples “arriérés”. La posture des discours est la suivante : « Nous féministes savons ce qu’est l’égalité entre les hommes et les femmes et c’est notre devoir de l’imposer puisque ces gens-là ne comprennent rien ».
En fait la France ne s’est pas débarrassée de sa mission civilisatrice et elle se fixe particulièrement autour de l’islam aujourd’hui. C’est une manière de se construire comme français, cela se fait contre l’islam et la femme musulmane.
L’identité nationale se refonde sur l’islamophobie. C’est une constante mise en scène de ce qu’est « être français » et on voit bien que ça va de l’extrême gauche à l’extrême droite. Il y a une entente totale sur ce sujet. C’est éclairant, le féminisme civilisationnel fait qu’extrême gauche et droite trouvent un terrain commun.
À un moment, vous faites référence à l’influence du féminisme français sur l’Europe, à l’aura de Simone de Beauvoir. Dans quelle mesure il y a une prégnance du féminisme blanc bourgeois à l’échelle européenne ?
Oui, il y a eu une aura particulière de ce féminisme français, une énorme influence. Il existe un lien entre France et féminisme pour X Y raisons, parfois plus qu’en Angleterre alors que la lutte des femmes a aussi été très importante. On ne s’en rend pas compte ici mais j’ai été frappée quand je suis arrivée aux Etats-Unis ou en Angleterre, tout le monde me parlait de ça au niveau universitaire alors que c’était complètement dépassé ! Ça s’appelait même French Feminism et c’était enseigné comme tel.
C’est le féminisme français qui a offert un vocabulaire tombé dans les oreilles qui avaient bien envie de l’entendre, « nos luttes ont été formidables, nous avons gagné et voilà que nos acquis sont menacés par les Musulmans ». Cette articulation entre droits des femmes à défendre, menacés par l’islam, c’est les féministes françaises qui l’ont articulé. Le fait que ce soit des féministes, des femmes identifiées de gauche qui ont porté ce discours est aussi très important. Si ça avait été porté par des femmes de droite, ça n’aurait pas eu le même écho.
À qui pensez-vous exactement ?
La ligue des femmes de Simone de Beauvoir évidemment, ou ce meeting de 1989 dont je parle dans le livre, qui est porté par quelqu’un comme Gisèle Halimi, Ariane Mnouchkine… En 89 c’était des femmes clairement identifiées à gauche, voire même à la gauche de la gauche. C’est important de rappeler ça. Gisèle Halimi c’est quand même quelqu’un qui a défendu les Algériens pendant la guerre, c’était impeccable. Ariane Mnouchkine c’était elle qui faisait les pièces sur la Révolution Française. Toutes ces femmes avaient un CV impeccable.
En Angleterre il y a aussi une grande histoire du féminisme et un passé colonial très important, pourtant les questions de mixité culturelle semblent vécues de manière beaucoup plus pacifique. Pourquoi ?
La République est profondément coloniale.
L’Angleterre a aussi été une puissance impérialiste brutale, les Anglais n’ont jamais été des tendres mais ce n’est pas ça la question. En France on oublie que la IIIe République est celle qui a construit ce grand empire colonial qui ensuite a été enseigné à l’école, dans les expositions universelles, à travers les zoos humains, la littérature, la photographie… C’est une culture dans laquelle ont baigné tous les petits enfants qui sont allés à l’école puisque c’était l’époque de l’éducation massive. C’était porté par des Républicains, des icônes comme Victor Hugo, Jules Ferry. Avec certains quand même un réel talent, ce ne sont pas que des affreux personnages !
Alors comment décoloniser la République, comment la déracialiser ? C’est une question qui est toujours mise de côté.
La France n’a pas fait le deuil de son empire colonial, même aujourd’hui en 2019. On est au XXIe siècle. On le voit à travers la moindre controverse. Pourtant on n’est plus en 1950 ! La société française a tourné la page d’un certain colonialisme en 1962, en se disant que la guerre d’Algérie était finie, mais elle ne s’est jamais posé la question de comment cela est resté ? Comment elle – la France – a été modelée par des siècles de colonisation ? Dans la politique mais pas seulement, dans le cinéma, la littérature… En 1983 paraît Le sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner. C’est un texte qui aura un énorme succès et qui tourne autour de l’idée que « Ça suffit la culpabilité, on a fait de bonnes choses. De toute façon regardez ce que ça a donné la décolonisation, que des catastrophes. » Ça vient d’une gauche laïcarde, les nouveaux philosophes, etc… C’était dans la seconde moitié des années 80 et on revient à ça.
La page n’est pas tournée, on a l’illusion mais c’est très profond. Ce sentiment de mélancolie coloniale se reconstruit toujours.
Vous insistez beaucoup dans le livre sur le rôle de l’histoire, et en creux sur un besoin de réécriture pour décentrer le regard et les notions de féminisme. Mais à quel point la modification du récit peut-elle changer des choses ?
La modification du récit ne changera pas profondément la situation. Finalement des livres ont été publiés depuis des années et ça n’y change pas grand chose. Pour ceux qui sont intéressés par la décolonisation, c’est peut-être important pour forger nos récits, pour ne plus être pris dans cette histoire qui raconte la conquête des droits des femmes qui culminerait avec le droit de vote… Avec cette focalisation-ci on oublie que dès le XVIe siècle les femmes françaises ont un droit – pas celui de divorcer, d’étudier – mais de posséder un être humain. Ce droit leur est donné par leur couleur, et non par leur genre.
Votre logique fait apparaître des impensés. Par ailleurs des journalistes et militants travaillent de plus en plus à remettre en valeur des figures féministes noires. Mais où se trouve l’enjeu si les représentations et l’histoire ne font pas tout ?
C’est très important que l’on sache qu’il y avait d’autres figures que Simone de Beauvoir ou Olympe de Gouges. C’est important de construire ces récits, mais ça ne suffira pas parce que les luttes à mener ne sont pas que sur le plan de la représentation. C’est une lutte structurelle. La question de l’histoire n’est pas seulement sur le plan du savoir, mais c’est important pour regarder quelles luttes doivent être menées. Evidemment c’est très bien de mieux savoir, parce que ça aide justement à penser les choses, de comprendre comment les forces s’organisent et contre quoi lutter. Est-ce que je dois mettre toute mon énergie sur une question d’image ? Ou est-ce que je dois aussi voir que parfois cela détourne mon attention et pendant ce temps-là des lois qui rendent les femmes de plus en plus précaires sont mises en place ?
Parfois cette focalisation sur la représentation nous fait oublier des choses très matérielles, au sens où ce sont des choses qui ont un impact direct sur nos vies.
D’où le fait de marteler dans la continuité du livre, cette question « Qui nettoie le monde ? » . La division des tâches, la surreprésentation de femmes racisées dans les métiers de nettoyage aujourd’hui marque une continuité avec le système colonial.
Bien sûr. Les femmes qui ont signé le texte sur la « liberté d’être importunée », peu nous importe qu’elles aient envie d’être importunées. C’est leur droit comme on dit. Mais le métro, le parking où elles voudraient être importunées a été nettoyé. C’est cette espèce d’invisibilisation des femmes exploitées que je voudrais mettre en lumière. Ces batailles pour des droits reposent sur l’exploitation d’autres femmes, elles peuvent être envisagées parce que précisément d’autres ne les ont pas.
D’autant que si mai 68 et la révolution sexuelle ont pu se faire, c’est parce que les enfants de l’époque étaient gardés par des femmes noires ou arabes.
Oui, c’est ce que le féminisme français doit à toutes ces luttes. On sait bien que même le MLF qui était très divers devait beaucoup à la décolonisation.
Cet éclairage permet de comprendre qu’aujourd’hui les combats que mènent les femmes racisées sont souvent beaucoup plus radicaux.
Elles remettent en question des normes de classes, de race, de genre ; on est à l’intersection de plusieurs choses. L’égalité de genre est posée comme si on était en terrain neutre, comme si les hommes étaient quelques marches au-dessus des femmes et qu’il n’y aurait qu’à les franchir pour être à égalité. C’est une illusion totale, une description mensongère de la réalité. Parce que de toute façon des hommes seront peut-être aussi minorés. Quand l’égalité de genre est posée comme cela, elle masque la diversité des situations.
A-t-on tout de même des chances de voir progresser le féminisme intersectionnel en France ?
Je pense qu’elle progresse déjà, chez beaucoup de jeunes femmes notamment. L’aspect binaire du féminisme civilisationnel (d’un côté les civilisés et de l’autre les noms civilisés) se durcit parce que les gens au pouvoir perçoivent bien qu’il y a d’autres aspirations, d’autres manières de penser. Sans même parler de ce qu’il se passe dans le monde, en Argentine, au Brésil ou en Inde où les femmes se lèvent d’une manière absolument extraordinaire. Beaucoup plus qu’en Europe. Elles sont des millions à sortir dans la rue, et cette mobilisation dans ce qu’on appelle le Sud global est extraordinaire. Absolument révolutionnaire.
Ça avance, on le voit bien, il n’y a jamais eu autant de groupes de femmes. Pour le 8 mars il y a je ne sais combien de réunions d’organisées, on pourrait passer la journée à courir d’un endroit à l’autre. Ça veut dire que ça bouge, et pas seulement à Paris. À une réunion de Révolution Permanente où j’ai été invitée, il y avait une femme gilet jaune de l’Est qui racontait l’hyper précarité de la région. Et elle disait que les femmes avaient voulu faire une manifestation en non-mixité, c’est-à-dire qu’elles ont ressenti ce besoin. C’est un signe.
Il y a quelque chose de signifiant aussi, au moment de Nous Toutes, le cortège de tête Nous Aussi rassemblait toutes les oubliées de la pensée féministe mainstream.
Je pense que ça travaille, et il y a le besoin de non-mixité. Ce qui va en sortir je ne sais pas, mais un des grands enjeux pour moi c’est vraiment de saisir à quel point ce que les théoriciens américains ont appelé la « colonialité », c’est-à-dire ce qui reste même quand il n’y a plus d’empire, est prégnante. Ce sont les dimensions économiques, culturelles, idéologiques, qui dominent au niveau global comme local.
Vous ouvrez la conclusion de l’essai sur une invitation, une « possibilité d’imaginer » autre chose.
Oui il faut vraiment sortir de cette loi de fer qui dit qu’il n’y a pas d’alternative. C’est effrayant, c’est une loi qui cause beaucoup de désespoir. C’est le « qu’est-ce qu’on peut faire ? ». Chaque matin je lis au moins 7-6 journaux, parfois je me demande comment je vais pouvoir faire. Je fais un parallèle avec la théorie du choc de Naomi Klein, vous êtes bombardés de choses qui vous rendent presque incapables de bouger. Or, ce n’est jamais un phénomène, comme s’il n’y avait qu’un méchant dans ce coin et dans un autre. C’est ça l’effort à faire, faire le lien avec toute une structure qui se tient.