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Zanele Muholi : faire rugir les corps

Zanele Muholi : faire rugir les corps

Zanele Muholi Manifesto 21
Jusqu’au 21 mai 2023 se tient à la Maison européenne de la photographie à Paris l’une des plus grandes rétrospectives sur l’œuvre de l’artiste sud-africain·e Zanele Muholi. Dépeignant avec force le quotidien et les luttes de la communauté LGBTQI+ d’Afrique du Sud, son travail se place en véritable archive du présent, inscrivant les corps noirs et queers dans l’histoire visuelle.

En novembre 2017, je découvre le travail de l’artiste un peu par hasard au Grand Palais dans le cadre de la foire internationale Paris Photo. Comme chaque année, l’événement réunit les grands noms de la photographie – artistes, galeristes, éditeur·ices. Je suis alors fraîchement diplômée en histoire de la photographie contemporaine et j’ai soif de découvertes. Cet automne-là, le travail de l’artiste me fait l’effet d’un choc esthétique. Je suis troublée par ce regard puissant qui me jauge, me scrute. Un corps noir comme le mien qui me dévisage. Je ne le sais pas encore mais je suis en train d’observer deux autoportraits de la célèbre série Somnyama Ngonyama (« Salut à toi, lionne noire » en zulu), amorcée en 2012 et encore en cours aujourd’hui. Je crois qu’à ce moment-là, je reçois cette œuvre en ricochet, comme un miroir. Je me reconnais dans ces visages. L’un posé sur le sol, le second le surplombant, deux corps parés d’accessoires nous transposant dans un cadre spatio-temporel aux limites floues. Ce sont des archétypes, les figures d’un jeu de Tarot noir. Je suis la lionne noire et Zanele Muholi me salue.

Zanele Muholi manifesto 21
Vue de l’exposition Zanele Muholi, Maison Européenne de la Photographie, Paris, 2023 © Tadzio

Dépeindre l’intimité 

Trois ans déjà que j’attendais la rétrospective de Zanele Muholi à la Maison européenne de la photographie (MEP) à Paris. Annulée en 2020 pour cause de pandémie, cette exposition itinérante initiée à la Tate Modern de Londres reprend le voyage qu’elle avait amorcé. 2 mars 2023. Je débute enfin la visite avec la co-commissaire d’exposition, Victoria Aresheva, dans l’institution parisienne. Elle s’ouvre sur deux séries emblématiques de l’artiste peu connues du grand public. La première, Being, débutée en 2006, dépeint le quotidien de couples amoureux : sur l’un des clichés, on distingue au premier plan deux corps de femmes nues courbées, les pieds immergés dans une bassine d’eau savonneuse, tenant fermement une éponge face à ce qui semble être un lit. Au second plan, des bougies sont allumées sur une commande, comme pour ritualiser, sacraliser ce moment pourtant anodin. Nous sommes face à la représentation classique d’une scène de bain comme pouvait en peindre Pierre Bonnard au début du XXème siècle. Et pourtant, l’écart se creuse. Ici, il s’agit bien d’images politiques qui tentent à la fois de démanteler une vision hétéronormative du couple et d’inscrire l’intimité queer dans une histoire des représentations mais aussi de déconstruire le mythe selon lequel l’homosexualité aurait été importée en Afrique du Sud par les personnes blanches pendant la colonisation. 

Vue de l’exposition Zanele Muholi, Maison Européenne de la Photographie, Paris, 2023 © Tadzio


Sur un autre pan de mur, on distingue un cliché pris en plongée représentant une personne nue, qui photographie une serviette de protection périodique ensanglantée. En discutant avec la commissaire, je comprends que c’est Zanele Muholi qui se tient debout sur ce cliché. Ici, l’activiste visuel·le – comme iel se présente – voulait représenter le rapport complexe que peuvent entretenir les personnes non-binaires et trans face à leurs menstruations. Sur cette photographie, quasi anonyme, tout réside dans la force du point de vue. La bascule de l’objectif nous plonge au cœur de l’intimité de l’artiste. 

Dans l’autre versant de la pièce, la série Only Half The Picture (2002-2006) expose les corps de survivant·es de crimes haineux qui sévissent en Afrique du Sud. Pour purifier, corriger et punir les femmes lesbiennes, des hommes les violent, les agressent physiquement et psychologiquement sans que justice ne soit pleinement rendue. Dans ces clichés, les visages ne sont pas exposés. Pas de nom sur les cartels pour conserver l’anonymat et protéger les victimes. Des empreintes de corps saisies sur papier glacé. Des corps meurtris que le regardeur observe avec tendresse, respect, comme pour leur rendre toute la dignité que l’on a tenté de leur retirer. 

À cet ensemble vient s’ajouter Enraged by The Picture, une vidéo documentaire de 2005 sur le retour critique de l’exposition de cette série en Afrique du Sud. À travers l’intervention de plusieurs personnes, elle revient sur les réactions parfois épidermiques du public mais aussi sur la nécessité de représenter les corps et le quotidien des femmes lesbiennes noires. 

Vue de l’exposition Zanele Muholi, Maison Européenne de la Photographie, Paris, 2023 © Tadzio

Visibiliser des corps minoritaires  

Plus loin, Zanele Muholi continue son travail de documentariste, archivant grâce au médium photographique les corps minoritaires, ces corps d’ami·es, de comparses qui se situent à l’intersection de plusieurs oppressions. « C’est un travail par couche, un travail d’archives pour le futur. L’artiste a envie de créer pour que cette communauté soit présente dans l’histoire visuelle » souligne Victoria Aresheva. Avec la série Brave Beauties, débutée en 2014 et toujours en cours, l’artiste documente les concours de beauté queer en Afrique du Sud, véritable espace de résistance et d’émancipation. 

On y distingue les portraits de femmes transgenres, de personnes non-binaires aux coiffes majestueuses et arborant sur certaines une écharpe de miss. Ici, Zanele Muholi reprend les canons de la photographie de mode des années 1980, en noir et blanc, jouant sur les effets de pose et sur l’aspect sculptural des corps. Un travail pouvant rappeler les photographies de Chantal Regnault sur la culture voguing de New-York. 

Inscrire les corps queers dans le temps et l’espace

En avançant vers le deuxième étage de MEP, on découvre d’autres séries en couleur dans lesquelles le·a photographe cherche à inscrire la communauté queer dans le paysage, dans l’espace public. La section « Donner une dimension queer à l’espace public » met en lumière des individus, des corps trans noirs dans différents cadres. 

La photographie Miss D’Vine II (2007) présente une femme trans noire debout, chaussée d’une paire d’escarpins rouges. Elle porte une robe en dentelle noire qu’elle saisit de ces deux mains, posant dans un cadre champêtre où l’herbe est jaunie par la sécheresse, le sol jonché de déchets et surplombé par un ciel bleu sans nuage. 

Sur une autre photographie, on apercevoit un groupe de femmes trans posant tout sourire face à l’appareil photographique sur une plage bondée. Ici, les badauds observent la scène mi-surpris, mi-circonspect, des attitudes renvoyant le·la spectateur·rice au caractère inédit de la situation. 


Une archive visuelle intersectionnelle

Au même étage, dans une vaste salle, je découvre l’une des séries les plus importantes de l’artiste. Le projet Faces et Phases, initié en 2006 et comptant actuellement plus de 500 images, a pour ambition d’archiver, d’enregistrer les corps et de célébrer la vie des personnes lesbiennes noires, trans, non-binaires d’Afrique du Sud. Ici, chaque portrait est en noir et blanc, pris à la même distance de l’appareil. Les individus sont dignes, le regard franc, capturé dans des tenues qu’iels ont choisies au préalable et dans lesquels iels se sentent bien. Il s’agit bien d’un travail collaboratif, d’une archive du présent construite à plusieurs mains. La plupart des personnes portraiturées sont des proches de l’artiste avec qui iel a l’habitude de travailler. Dans l’espace d’exposition, les portraits sont accrochés les uns à côté des autres, comme pour donner un aspect massif, vertigineux, une puissance de frappe à l’ensemble. Entre les photographies exposées, des trous ont été laissés pour donner toute la place aux absent·es, aux disparu·es et aux personnes qui vont venir compléter ce vaste récit. « C’est un travail important, universel, un incroyable travail de visibilisation d’une communauté, de leur donner la parole » souligne la co-commissaire. 

Dans cette série, une photographie me touche plus que les autres. Il s’agit du portrait d’ouverture. Il est à l’écart des autres, en format paysage. La personne portraiturée est prise de trois-quarts. Cette fois-ci, elle ne nous regarde pas. Elle porte un bonnet en tricot, un pull et une petite veste en toile. Son regard est soucieux tout en restant déterminé. 

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Victoiria Aresheva m’explique que cette personne, Busi Sigasa etait une activiste, amie de l’artiste et survivante d’un viol correctif. Morte à l’âge de 25 ans des suites du VIH, dont elle a été contaminée par son viol, elle incarne à elle seule la force et la necessité d’un tel combat politique. Un poème écrit par Busi Sigasa – Remember me when I’m gone – accompagne son portrait. Un texte qui rend grâce à la vie et qui rend compte de la force de l’activisme. « J’ai lutté pour donner de la vie, j’ai été entraînée par des gens que je prenais pour des ami·es, j’ai montré à mon violeur combien j’étais forte, lui qui a empoisonné mon sang avec son VIH, j’ai cru et prié. »


« Salut à toi, lionne noire »

La seconde partie de l’exposition s’ouvre sur la fameuse série d’autoportraits Somnyama Ngonyama initiée en 2012. Je redécouvre des œuvres que j’avais pris plaisir à admirer et à analyser sans en comprendre pleinement le sens. À ce moment précis, je prends conscience de la force du travail de l’artiste articulant à une pleine connaissance des codes esthétiques une réflexion critique et politique sans pareil. Dans chacun de ses autoportraits, de ces archétypes visuels, Zanele incarne une facette des codes de représentation classique de la femme noire dans la peinture académique classique. C’est un corps à la fois exotisé et sublimé que l’on observe, à la peau noircie en post-production. Dans chacun de ses clichés réalisés systématiquement au cours de déplacements dans des chambres d’hôtels, l’artiste utilise les objets, le mobilier du lieu où iel se situe pour nous glisser subtilement des messages. Dans plusieurs d’entre eux, l’artiste pose, éponges glissées dans sa chevelure. Un accessoire pouvant paraître anodin mais qui est en fait un clin d’œil à sa mère « Bester », qui a travaillé en tant qu’employée de maison dans plusieurs riches familles blanches sud-africaines. Dans un autre autoportrait, Zanele nous regarde fixement, buste nu, de trois quarts, la chevelure jonchée de stylos feutres. Sur ce cliché, Zanele Muholi revient sur le test du crayon utilisé par le gouvernement sud-africain pendant l’apartheid pour évaluer la blanchité ou la négritude d’un individu. Si le crayon restait en place dans la chevelure texturée, l’individu était considéré comme noir. 

Une dernière photo me touche en plein cœur. Zanele Muholi est allongé·e, nu·e, sans artifice, les cheveux détachés sur ce qui semble être à première vue un canapé. En second plan, on distingue des piles de journaux tapissant le mur du fond. En regardant de plus près, on remarque que l’activiste visuel·le est en fait allongé·e sur des poches en plastique gonflées comme des ballons. Sur cette photographie, l’artiste se met en scène dans un moment d’une grande vulnérabilité. Iel sort de l’ablation d’un gros kyste aux ovaires, opération que j’ai moi-même subie et qui m’a laissée dans un état de profonde confusion. 

Les larmes me gagnent. Je me suis reconnue. Je suis la lionne noire.

Julie I, Parktown, Johanessburg, 2016. Courtesy of the Artist and Stevenson, Cape Town/Johannesburg and Yancey Richardson, New York © Zanele Muholi

Édition et relecture : Sarah Diep et Anne-Charlotte Michaut

Image à la une : Vue de l’exposition Zanele Muholi, Maison européenne de la photographie, Paris, 2023 © Tadzio

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