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Victoria Palacios, cheffe d’orchestre entre la peinture et la performance

Victoria Palacios, cheffe d’orchestre entre la peinture et la performance

Victoria Palacios Manifesto 21
Quelques semaines après L’Araignée à la Brasserie Atlas (Bruxelles), on a rencontré Victoria Palacios pour mieux comprendre son univers polymorphe, où peintures, performances et musique évoluent en symbiose.

En déambulant dans la dernière exposition solo de Victoria Palacios, les œuvres éparses nous apparaissent comme une constellation d’indices qui chantent chacun leur histoire. Nous sommes dans la toile de L’Araignée, et faisons maintenant partie du spectacle orchestré par l’artiste. Des figures reviennent dans les peintures ou entre les mains des performeur·se·s : une trompette, un clown, des gants… Dans une atmosphère mélancolique, nous nous tenons prêt·e·s à voir surgir à tout moment une nouvelle image, un nouveau son. À la Brasserie Atlas, Victoria Palacios sort la peinture de la galerie d’art. Les murs bétonnés du lieu alternatif bruxellois accueillent cette mise en scène à merveille, dans un paysage artistique tout juste déconfiné.

Dans l’intimité de l’atelier, l’artiste française basée à Bruxelles revient sur cette dernière exposition et nous raconte son parcours. Après un passage rapide aux Beaux-Arts de Rennes, elle rejoint l’École de recherche graphique à Bruxelles. C’est là, nous confie-t-elle, qu’elle trouvera la pédagogie transversale qu’elle cherchait, avec Marcel Berlanger et Joëlle Tuerlinckx en tête des sections peinture et performance. Ici, les cours se font en dehors de l’école, ils sortent du système scolaire normatif. Grâce à cet héritage d’une approche expérimentale de l’art, l’artiste propose aujourd’hui des expositions qui, elles aussi, sortent du cadre, et amènent les différents médiums artistiques « là où on ne les attend pas ».

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Vue de l’exposition L’Araignée, Victoria Palacios, Brasserie Atlas, Bruxelles, 2021 © Émile Barret

Manifesto XXI – Dans ton travail, la performance a-t-elle toujours été liée à la peinture ?

Victoria Palacios : Non, pas tout le temps, parce que c’était difficile pour moi de trouver le juste lien. La peinture n’était pas juste un symbole fixe ou de décor, et en même temps je n’avais pas envie de faire de la peinture active. À l’école, je m’interrogeais : « Qu’est-ce que la peinture vient apporter à ce que je performe, à ce que je mets en scène ? Comment ne pas mettre en arrière-plan l’une ou l’autre de mes pratiques ? » Maintenant, j’arrive à répondre à cette question, mais à ce moment-là je cherchais encore… J’ai fait beaucoup de projets de performances sans les mettre en lien avec les peintures que je présentais à côté. Après, j’ai trouvé la séparation redondante et trop binaire, j’ai décidé qu’un sens presque à recréer existait entre les deux où la dualité comme l’analogie devaient se mettre en jeu.

Et ce sens entre les deux, tu l’as trouvé comment ?

Ce sont des questions que je me pose encore actuellement, mais j’ai vite mis en place des systèmes, même à l’école, dans lesquels j’étais cheffe d’orchestre entre la peinture et la performance. J’étais active en tant que performeuse mais je faisais aussi appel à des performeur·se·s que j’allais chercher : musicien·ne·s, danseur·se·s, ou simplement des connaissances dont j’aimais la voix, l’allure, de manière à mettre en scène ce que j’écrivais, le scénario, un peu comme on monte un film. Les performeur·se·s arrivent devant les peintures, entrent en contact et rajoutent des couches d’images. Soit ielles dialoguent avec la peinture, soit la peinture renvoie à ce qui se passe dans la performance. Souvent, il y a beaucoup de texte ainsi que de voix et de son. Je fais appel à beaucoup de personnes pour des collaborations et parfois c’est compliqué, il faut que je sois assez claire avec ce que je veux et ce que je demande aux performeur·se·s : est-ce qu’ielles sont acteur·rice·s de cette théâtralité que je mets en jeu, ou collaborateur·rice·s et pensent la pièce avec moi ?

La physicalité de l’instrument m’inspire beaucoup pour les formes dans les peintures. Les cuivres me fascinent.

Victoria Palacios
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Vue de l’exposition L’Araignée, Victoria Palacios, Brasserie Atlas, Bruxelles, 2021 © Émile Barret

Tu parles de cheffe d’orchestre : dans tes peintures et tes performances, il y a un rapport très présent à la musique, et même aux instruments.

Mon rapport à la musique est fortement lié à mon rapport à la voix, c’est pour ça que je parle de performances dans lesquelles le chant et l’oralité sont très présents. Je suis musicienne à côté, donc ça apparaît dans mon travail. Le côté instrumental, physique de l’instrument revient beaucoup dans les peintures. Je l’ai mis en scène avec des musicien·ne·s devenus acteur·rice·s, qui ont la même place que la peinture. C’est quelque chose d’hybride entre la pièce de théâtre, le concert, où en même temps le/la spectateur·rice ne se place pas comme à un concert. Ielle se place devant l’image du/de la musicien·ne. Dernièrement, il y a ces instruments qui naïvement reviennent dans la peinture. Le premier soir à la Brasserie Atlas, il y avait une chanson de ce trompettiste qui lâche des gouttes de sperme de sa trompette sur cette femme qui ensuite revient pendant toute l’expo. Tous les éléments fabriquent l’histoire pour le/la spectateur·rice.

La physicalité de l’instrument m’inspire beaucoup pour les formes dans les peintures. Les cuivres particulièrement. La forme d’une trompette, d’un saxophone… Je prépare des projets dans lesquels j’aimerais travailler avec une chorale, un orchestre. Il y avait aussi toute une époque où la peinture et la musique communiquaient beaucoup entre elles. Beaucoup de musicien·ne·s faisaient des pièces en réponse à de la peinture, cette période un peu old school peinture-musique, jazz. C’est aussi ça que j’ai voulu rejouer à la Brasserie Atlas. J’ai invité Baptiste Le Chapelain à intervenir avec trois peintures. C’est un bon ami et surtout un artiste dont j’adore le travail, principalement musicien sous le nom Apulati Bien. Nous partageons dans la peinture un attrait pour un univers assez spectral. Il a beaucoup aidé à penser et concevoir l’exposition.

J’ai un rapport très animiste à mes peintures.

Victoria Palacios

Tout ça déboussole le/la spectateur·rice : ce n’est ni de la peinture classique, ni de la performance classique… Tu utilises les deux médiums d’une manière non-conventionnelle qui crée une forme vraiment hybride !

Je ne veux pas être dans un rapport où la peinture est performée. La performance vient se calquer sur la peinture et l’inverse, les deux créent des images. J’ai un rapport très animiste à mes peintures dans le sens où elles racontent beaucoup de choses sur ce que je vis dans les périodes où je les fais et la relation affective que j’entretiens avec elles. Ce qui est performé est en lien avec ce qui se passe dans la peinture et ce que raconte la peinture. En ce moment, je prépare une pièce pour laquelle mon père va performer pour moi. Je vais faire des peintures à échelle humaine pour lesquelles il sera mon modèle. Je conçois ça dans une idée un peu romantique de la peinture, en reprenant des personnages d’affect.

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Vue de l’exposition L’Araignée, Victoria Palacios, Brasserie Atlas, Bruxelles, 2021 © Émile Barret

La figure du clown revient souvent dans tes peintures, ainsi que la trompette, est-ce qu’il y a un lien au cirque ?

Mon papa est mime clown, il a toujours fait ce métier et du coup j’ai vécu dedans. Ça vient du théâtre et non du milieu du cirque. Mais il y a un côté très circassien, carnavalesque, qui s’est introduit dans mon travail et que j’ai regardé après avec de la distance. Il y a cette figure du papa qui revient partout, du clown un peu terrifiant, c’est souvent lui le personnage dans les peintures. Le rapport au théâtre est donc important, cette question de rideau, de sol damier, de mise en scène, de comédie qui se joue dans la peinture. J’oscille vraiment entre des grands formats et des petits formats, l’entre-deux est peu présent. Il y a souvent ces figures qui reviennent : le cygne, le clown, le rideau rouge, ces personnages machiavéliques, les ambiances de villes pourries, qui ne me lâchent pas. On les revoit tout le temps, comme si ça faisait trois ans que je faisais une pièce de théâtre avec les mêmes acteur·rice·s. Il y a juste le décor qui change. Je personnifie ces éléments, c’est pour ça que je parle de rapport animiste à mes peintures.

Ensuite, ce que j’essaie d’amener en performance, ce sont des gestes conceptuels, qui arrivent de façon impromptue, un peu anecdotiques et qu’on a du mal à comprendre. Ça ajoute des clés de compréhension au récit et en même temps ça floute, parce que plus tu donnes de l’information, plus les liens se perdent.

Cette exposition solo était toute une pièce qui ne pouvait pas vivre sans les performeur·se·s, sans tous les outils.

Victoria Palacios

Pour revenir sur l’expo, pourquoi ce titre : L’Araignée ?

J’ai fait ce lien de tissage des informations et des matières : n’importe quoi s’agrippe dans cette toile et est en proie dedans, à n’importe quel moment. C’est assez flou comme titre, ça sonne comme un nom de spectacle ou de film. Pour moi, cette exposition solo était toute une pièce qui ne pouvait pas vivre sans les performeur·se·s, sans tous les outils. Et aussi parce que j’ai un lien très fort à cet insecte, l’araignée. Avec ses huit yeux, elle tisse sa toile de soie et d’autres insectes peuvent se faire attraper. Comme elle, je me sens tisser des liens. À la Brasserie Atlas, les choses arrivaient de manière assez éclatée, et j’ai en tête cette image de la toile d’araignée avec toutes ces proies dedans qui sont en fait les pièces du récit.

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Vue de l’exposition L’Araignée, Victoria Palacios, Brasserie Atlas, Bruxelles, 2021 © Émile Barret

Je voulais vraiment rejouer les codes comiques du théâtre. Tout était un peu surjoué.

Victoria Palacios

On y ressentait quelque chose de très mélodramatique. Est-ce que cet aspect-là est toujours présent dans tes expos ?

Dans mon univers, il y a ces figures clownesques avec beaucoup de couleurs et en même temps gloomy, un peu spooky. J’ai voulu retranscrire ça, que ce soit avec les lumières, gérées par Emma Laroche, ou les personnages qui arrivaient. Le vendredi, Daniel Dariel, le batteur aux gants blancs, habillé tout en noir, traversait la salle, les épaules un peu courbées. Il y avait une envie d’ambiance jazz triste. J’avais aussi demandé au  trompettiste Maoupa Mazzocchetti d’avoir une certaine attitude, de ne pas trop regarder ce qui se passait autour, d’être vraiment dans son personnage en tant qu’acteur, ce qui créait parfois des moments comiques.

J’ai beaucoup chanté, avec mon amie Charlotte aka Charlène Darling, des chansons assez sexuelles, tristes et mélodramatiques. Je chantais surtout devant un autoportrait de moi nue sur un lit en train de regarder un livre avec deux clowns, avec une énorme réverbe dans ce lieu industriel, froid. C’était cauchemardesque, beaucoup de gens me l’ont dit. Ielles ont trouvé ça assez sombre comme ambiance, presque glauque. On m’a beaucoup demandé ce qui se passait dans mes rêves, si mes peintures étaient la mise en image de mes cauchemars, si j’étais amoureuse de quelqu’un·e qui fait de la trompette…

D’un autre côté, la théâtralité nous sort de cette mélancolie. La batterie ce n’est pas très glauque non plus, c’est rythmé à fond. Avec Daniel, on avait pensé à des morceaux par rapport aux peintures et Charlotte arrivait avec sa voix lyrique entonnant des chants de chambre devant les peintures. Je voulais vraiment rejouer les codes comiques du théâtre. La montée d’escalier, le trompettiste en costard trop grand, cette femme en costume qui vient chanter des chansons d’amour… tout était un peu surjoué. Il y avait aussi l’image du crooner qui s’assoit à sa batterie, sous les lumières jaunes. Tou·te·s ces personnages auraient très bien pu être dans les peintures, ielles font des liens, les expliquent, les chantent, les jouent.

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Vue de l’exposition L’Araignée, Victoria Palacios, Brasserie Atlas, Bruxelles, 2021 © Émile Barret

Est-ce que tu choisis les performeur·se·s avec qui tu travailles, ou ce sont des rencontres fortuites ?

Ce sont souvent des gens que je connais. La performance se réfléchit ensemble et c’est grâce aux affinités et aux liens présents entre nous que c’est possible. Je sais ce que je veux et, en même temps, 50% du travail se fait ensemble. À la base, ce sont des artistes dont j’aime le travail. Par exemple, Maoupa a une pratique qui mêle musique et performance. Il y a donc des liens dans nos façons de voir les choses et il a complètement compris ma demande. Charlotte, elle, n’avait jamais fait ça de sa vie, tenir pendant quatre heures, dans le froid… Je laisse aussi une place à l’improvisation dans leurs performances.

Cette part d’improvisation, j’imagine que c’est quelque chose qui est proche de ton rapport à la musique, aux instruments ; tu parles du jazz…

Oui, en tant que chanteuse et musicienne, j’improvise, ça m’alimente. Je lis beaucoup sur l’improvisation, ce sont des grilles mentales complètement folles. Et les gens à qui j’ai fait appel travaillent aussi l’improvisation. Je sais qu’ielles vont comprendre ce que je leur demande et je leur fais confiance.

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Est-ce que c’était la première fois que tu exposais, et même curatais, dans un lieu non-conventionnel comme la Brasserie Atlas ?

À l’école déjà, je voulais vraiment faire ça. Ce sont des choses sur lesquelles je travaille depuis un bout de temps. Comme mes pièces mélangent toutes ces pratiques, ce n’est pas facile de savoir où je veux les montrer. Ça m’intéressait beaucoup de trouver des lieux inhabituels, d’être dans un espace qui n’accueille pas souvent des expositions comme la Brasserie Atlas. Ça donne une autre présence, ça me fait y aller avec une énergie supplémentaire ; je me demande comment utiliser ce lieu qui n’est pas fait pour ça.

Je veux garder une horizontalité avec les spectateur·rice·s.

Victoria Palacios

Cette démarche va-t-elle dans le sens d’une tentative de ne pas exposer la peinture comme on expose de la peinture classique ?

Oui, d’être en résistance face à ça. Je souris en te disant cela car cette phrase peut paraître piquante. Mais j’ai toujours été attirée par les artistes conceptuel·le·s qui nourrissent leur travail en questionnant l’institutionnel, comme Michael Asher par exemple. Même si ce n’est pas visible directement dans mon travail, ces enjeux m’animent. C’est excitant de ne pas figer ce que je fais dans un white cube ou un lieu indus. Les lieux alternatifs sont compliqués parfois aussi… Ça m’intéresse de travailler dans des salles qui peuvent accueillir un travail de lumière et sonore assez conséquent. J’ai des idées d’opéra !

On m’invite souvent pour ma pratique picturale et je dois trouver des alternatives pour présenter toute l’autre partie de mon travail. En plus, les performances que je propose ne sont pas attendues, les dernières ont duré quatre heures et les galeries ne sont pas habituées. Je pense qu’il faut créer des espaces pour accueillir ce genre de projets, que ce ne soit pas une galerie, une salle de spectacle ou un espace extérieur mais quelque chose de plus hybride, et être là où on l’attend pas. J’aimerais avoir plus de moyens tout en investissant des lieux inattendus, je n’ai pas envie d’avoir une scène avec une estrade… Je veux justement garder une horizontalité avec les spectateur·rice·s. 

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Vue de l’exposition L’Araignée, Victoria Palacios, Brasserie Atlas, Bruxelles, 2021 © Émile Barret

Tu lis sur la peinture ?

Oui je lis sur la peinture, mais je lis surtout sur le théâtre, la musique… Ces derniers temps, j’ai pas mal lu sur le travail et la vie de James Ensor, artiste peintre belge d’une grande fragilité et sensibilité, avec une œuvre fascinante et riche. On retrouve beaucoup dans sa peinture des figures carnavalesques, anarchiques, avec des masques, des têtes de mort…

Quels sont tes projets futurs ?

Je vais faire un duo show à Paris avec Ludovic Beillard. Il y aura aussi un solo show à SISSI club à Marseille et plusieurs expositions en Belgique et en France, un projet avec le collectif Panamax également.


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Image à la une : Vue de l’exposition L’Araignée, Victoria Palacios, Brasserie Atlas, Bruxelles, 2021 © Émile Barret

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