Alors que la France s’apprêtait à célébrer de nouveau son équipe de football « black, blanc, beur » en juillet, la société québécoise entrait dans un débat de près d’un mois sur l’appropriation culturelle et, plus généralement, la représentation des populations marginalisées au théâtre. En cause, deux projets : SLAV et Kanata. Le silence médiatique français sur ces polémiques québecquoises en dit long sur l’incapacité de la société française à parler d’identité et de différences.
SLAV et Kanata, quand le théâtre déforme l’histoire
Au cœur de la polémique, la programmation d’une pièce de théâtre musical, SLAV, lors du Festival international de Jazz de Montréal, mettant en scène des chants d’esclaves noirs interprétés par Betty Bonifassi, une chanteuse française blanche. S’ajoute à cela que le metteur en scène de la pièce n’est autre que Robert Lepage, un des plus grands metteurs en scène québécois, lui aussi blanc, accompagné par une production et des acteurs eux aussi blancs. C’est un papier de Marilou Craft, une bloggeuse culturelle québécoise, écrit 6 mois auparavant à l’annonce du projet, qui a mis le feu aux poudres. Elle y dénonce un spectacle de pure appropriation culturelle qui, par l’absence de personnes de couleurs dans la production, détourne la réalité historique, donc les dynamiques raciales inhérentes à l’esclavage. Or, en s’appropriant le passé et la culture de la communauté noire afin de la dé-racialiser, le spectacle figure bien un ‘white-washing’ de l’Histoire. Malgré la défense de Betty Bonifassi, qui maintenait : « I don’t see color ; to me, it dœsn’t exist, physically or in music […]. All cultures and ethnicities suffer the same », une manifestation a eu lieu lors de la première du spectacle.
La pression est d’autant plus importante lorsque que Moses Sumney, chanteur afro américain programmé au Festival de Jazz, annule sa performance le 2 juillet en soutien au mouvement anti-SLAV. Un collectif, « Songs for Betty », est aussi créé en réaction au spectacle, afin de promouvoir l’art des personnes de couleurs, et le hashtag #slavresistance est lancé. La couverture médiatique prend dès lors une ampleur telle que le spectacle est annulé après quelques représentations. Une atteinte à la liberté d’expression artistique est invoquée par Robert Lepage, mais les voix de ceux défendant le besoin criant de diversité au théâtre et de valorisation des histoires des noirs sont les plus fortes.
On pourrait penser que cette pièce est un cas isolé, mais Lepage travaillait aussi sur un projet appelé Kanata, centré sur les relations entre blancs et autochtones. Le spectacle devait être accueilli en décembre 2018 au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine à Paris. Encore une fois, une absence totale d’autochtones parmi les acteurs ainsi que dans le processus de création est à déplorer. Le débat déclenché par SLAV a poussé les deux metteurs en scène à rencontrer des artistes autochtones pour discuter de ce problème d’appropriation. Au sortir de la réunion, les représentants autochtones ont dit avoir eu l’impression de « parler à un mur ». Encore une fois, décision fut prise d’annuler le spectacle et la compagnie de Mnouchkine, tout en proposant d’organiser un festival de théâtre autochtone, a dénoncé l’« intimidation inimaginable dans un pays démocratique, exercée en grande partie sur les réseaux sociaux au nom d’une idéologie que le Théâtre du Soleil ne veut pas qualifier ».
Une polémique uniquement possible en Amérique du nord ?
La polémique, qui s’est étalée sur près d’un mois, a vu la réputation de Robert Lepage mise à mal et a rendu centrales les questions de la représentation des peuples marginalisés au Québec, de l’accessibilité aux artistes issus de ces minorités de performer ainsi que de la légitimité des personnes blanches à parler de ces histoires. La question de l’appropriation culturelle est complexe et sensible. Beaucoup sont venus à la rescousse de Lepage et Bonifassi en parlant d’universalisme, de l’essence du travail d’acteur qui est de devenir un autre, s’approprier la vie d’un autre le temps d’une œuvre. Les opposants avaient répondu en dénonçant la naïveté et l’aveuglement de ces artistes blancs de croire en une société ‘post-raciale’ où le colonialisme et la discrimination systémique n’existeraient plus. Le débat a été si vigoureux que le prestigieux New York Times a relayé l’information, titrant « Protest Shutter a Show That Cast White Singers as Black Slaves ».
La surprise est donc immense de constater que seuls les journaux La Croix et Le Figaro ont publié des papiers relayant les polémiques sur SLAV et Kanata, d’autant plus que ce dernier projet impliquait une des plus grandes compagnies françaises de théâtre. Pas UN article dans Le Monde, Mediapart ou bien Libération. Le Figaro a publié une chronique, « La nouvelle censure de la gauche racialiste », écrite par un québécois, le sociologue Mathieu Bock-Côté. Celui-ci semble savoir qu’il y a une oreille plus attentive des critiques du multiculturalisme en France qu’au Québec puisqu’il dénonce radicalement le « chantage des groupuscules fanatisés qui réclament le droit de faire taire ceux qui ne chantent pas leurs vertus ».
Le magazine du Week-End de France Culture y a tout de même consacré une excellente moitié d’émission qui met en valeur un vrai débat d’idées sur le sujet, et auquel ce même Mathieu Bock-Côté participe. Cependant, au-delà de l’actualité française très chargée, l’absence de couverture médiatique plus large sur cette polémique ne semble pas anodine. Qui plus est de la part des médias dits « centristes » ou « de gauche ». Ce quasi silence laisse sentir un malaise français, un tabou qui semble bien lent à être levé.
Pourquoi est-il impossible de parler d’appropriation culturelle en France ?
Pourquoi l’impunité blanche (white entitlement), c’est-à-dire le fait que ces artistes blancs se sentent autorisés, sans une once de questionnement sur leur responsabilité et leurs privilèges, d’incarner des corps racisés dont la représentation par des blancs porte la marque de la suprématie blanche, pourquoi donc cette expression est-elle invisible, interdite, impensable en France ? Comment cela se fait-il que l’expression « politique d’assimilation » soit utilisée sans gêne en France alors qu’elle déclenche, auprès des autochtones (qui en subissent toujours les conséquences) et des québécois (même blancs) un émoi tragique qui leur rappellent les heures les plus sombres de l’histoire québécoise et canadienne ?
On dira que c’est le multiculturalisme canadien face au républicanisme français. On dira que c’est la valorisation des communautés face à la lutte contre le « communautarisme ». La République est une et indivisible face à l’agrégation de langues et cultures différentes, qui sont au cœur même de l’identité canadienne. N’oublions pas que la constitution canadienne définit le pays comme « multiculturel ». Car oui, si tous ces termes et débats sont inexistants en France, c’est bien pour cela : la République est incompatible avec le multiculturalisme. Elle ne peut, en son essence, reconnaître la domination systémique d’une population, à savoir le français blanc, sur les néo-français (en référence aux « français de souche ») de couleurs. C’est bien cela qui était au cœur de la remarque de Trevor Noah disant que « L’Afrique avait gagné la coupe du monde », à l’égard de laquelle les réactions des différents médias ont prouvé qu’une telle remarque ne peut être tolérée en France. Tous les débats sur le port du voile en sont un autre exemple. Alors qu’au Québec la loi 62, adoptée fin 2017, interdisant le port du voile intégral, – notamment dans le bus -, a rencontré une vive opposition aussi bien au Parlement que dans la société, en France l’on tend vers une politisation du corps de la femme musulmane, comme le montre la polémique interminable sur Mariam Pougetoux, la représentante voilée de l’UNEF.
Tout cela explique donc l’inaudibilité de la polémique sur SLAV et Kanata en France. Le philosophe canadien Charles Taylor parle d’une « politique de la reconnaissance » (politics of recognition) où un équilibre est cherché entre le projet commun, le besoin d’un peuple de faire corps et la reconnaissance de sa diversité, de son héritage et de sa constante transformation. La reconnaissance des personnes LGBTQ+ comme des français aussi légitimes que les français hétérosexuels ainsi que la reconnaissance des spécificités de l’expérience des personnes non-blanches et leur droit inaliénable d’être traités avec dignité et respect sont au cœur de cette politique de la reconnaissance. Une telle approche, dans le contexte français, permettrait d’oser nommer la situation au pays des « droits de l’Homme » : le meurtre par la police d’Aboubakar Fofana, un jeune homme noir à Nantes en juillet dernier, n’est autre que l’expression d’un profond racisme institutionnel.
Alors qu’on croit parler d’identité du matin au soir en France, le débat est celui de la négation des identités plutôt que réellement celui de l’identité. Et comme les espaces de médiation culturelle, dont le théâtre et les médias font partie, sont essentiellement des espaces blancs hétéronormés peu sensibles à ses questions, et in extenso à le remise en question de leur privilège, les débats de la nature de SLAV et Katana ont du mal à trouver un écho outre-Atlantique.
Par Benjamin Delaveau