C’est en déambulant sur Instagram que nous sommes tombés sur les portraits de Silian Syan. Jeune artiste issue de la Villa Arson, elle fait partie de cette vague de talents émergents qui confrontent l’art contemporain français à ses cauchemars d’intégration d’identités différentes. Genre, immigration, banlieue, lutte contre l’appropriation culturelle : les photographies de Silina sont à l’image de la jeunesse française de demain. Aussi métissée, fougueuse et à l’aise que dans la série manifeste Périphérique Insolent. Nous avons rencontré la photographe qui en toute douceur subvertit les codes de la photo de mode en s’attaquant sans complexes au spectre effrayant de l’identité nationale.
Peux-tu nous résumer ton parcours artistique ? Comment tu as commencé la photo ?
J’ai commencé la photographie de mode et la vidéo quand j’étais au lycée, même si ma mère m’achetait déjà des appareils jetables quand j’avais 6 ans ! Elle prenait beaucoup de photos quand j’étais petite alors je voulais faire comme elle, j’ai toujours été familiarisée à cette pratique. J’ai choisi de faire une école de beaux-arts plutôt que de photographie pour pouvoir étudier l’image dans sa globalité, ça m’a permis de conceptualiser ma pratique, en me nourrissant d’autres médiums comme la peinture, la performance ou l’installation par exemple.
Avec Célia Boukhari, designer mode et accessoires, tu as fondé le collectif WeAre96s : quelle est votre mission ? Pourquoi choisir la forme d’un collectif artistique ?
Avec Célia, on imagine des projets ensemble, les photos sont le résultat d’un travail commun à partir des vêtements qu’elle crée, et d’une mise en scène que l’on pense ensemble. La forme du collectif est née quand on étudiait dans la même école à la Villa Arson (Nice), où on s’est vite rendues compte que nos idées et inspirations convergeaient. On cherche à questionner la notion d’identité, en tant que descendantes d’immigré.e.s en France, et à métisser les espaces de création pour créer nos propres modèles d’identification. Cela passe aussi par la redéfinition de la notion de féminité. Le collectif, ça permet un partage des expériences, une mise en commun des cultures et des luttes aussi.
Le rap à la base ça vient des cités, c’est une musique née dans la souffrance. Ça n’a jamais été légitimé avant que des personnes blanches se mettent à rapper.
Comment s’articule ton questionnement autour de la notion d’identité nationale ?
A travers les réflexions que l’on a au sein de WeAre96s mais aussi dans mon travail personnel en parallèle, je me suis beaucoup questionnée autour de la notion d’identité nationale. Nos identités à tou.te.s sont multiples, qu’il s’agisse de culture ou de genre, et quand on est enfant d’immigré.e.s, c’est un statut assez particulier. Pour ma part je suis originaire de trois cultures différentes, la culture bengalie, arménienne et française. J’ai reçu plusieurs bribes de chaque culture, qui ont construit une grande part de mon identité et qui influencent directement mes idées, mes envies.
…l’Etat et l’opinion publique ont tendance à vouloir effacer les identités qui les dérangent ; celles qui rappellent le passé colonial et esclavagiste non assumé, par exemple.
Je pense que s’il y a une identité nationale, elle doit contenir tous les profils, toutes les identités aussi diverses soient-elles, car elles résultent d’une réalité. Et c’est peut-être impossible actuellement car l’Etat et l’opinion publique ont tendance à vouloir effacer les identités qui les dérangent ; celles qui rappellent le passé colonial et esclavagiste non assumé, par exemple.
Parfois même, certaines institutions se réapproprient ces sujets pour « les mettre en valeur », mais souvent le résultat atteste d’un polissage. J’ai le sentiment qu’on essaie le plus souvent de nier un passé, d’accuser certaines luttes, certaines colères.
Par exemple, ce qui se passe avec le foot en France est assez intéressant. De manière générale dans la société les jeunes racisé.e.s issu.e.s des quartiers populaires ne sont volontairement pas intégré.e.s – pour ne pas dire dénigré.e.s – pourtant, lorsqu’ils gagnent une coupe du monde, ils deviennent des symboles de la République française. Pour moi, l’engouement médiatique et politique autour de ce genre de phénomène révèle une volonté de créer un modèle de « bonne conduite » à suivre pour tou.te.s les autres, qui garantirait une intégration, et donc rentrerait dans les clous d’une identité nationale façonnée.
…les jeunes racisé.e.s issu.e.s des quartiers populaires ne sont volontairement pas intégré.e.s – pour ne pas dire dénigré.e.s – pourtant, lorsqu’ils gagnent une coupe du monde, ils deviennent des symboles de la République française.
Identité nationale, genre, post-internet : les trois fils rouges de l’art contemporain émergent ? Si oui, pourquoi ? On a l’impression que ces notions animent beaucoup de jeunes artistes actuels, comme Sara Sadik, Fis dimigré, Kids of the universe, Cécile di Giovanni… (pour citer certains comptes Insta que je suis et artistes que je connais)
C’est vrai que ce sont des thèmes très actuels dans l’art contemporain qui émerge, je pense qu’ils rejoignent tous une notion identitaire, qui est très liée à notre génération ; l’identité nationale, post-coloniale, pour des raisons d’hybridité culturelle, le genre pour les questions identitaires évidentes qu’il convoque, et le post-internet parce qu’à travers ça on développe nos identités.
Par exemple, j’ai l’impression que les réseaux sociaux jouent pour beaucoup un rôle très important dans la construction de soi, qui passe par le regard des autres. Mais aussi, on peut désormais s’éduquer sur à peu près tout à partir des ressources issues d’Internet, grâce à la libération de paroles et le partage d’expériences sur des forums par exemple.
Je pense que notre génération est en quête de repères sur lesquels s’appuyer, de modèles auxquels s’identifier, des modèles réalistes face à la complexité de cette mondialisation. J’ai le sentiment que les artistes qui travaillent sur ces sujets ont la volonté de représenter et de défendre des luttes qui ont longtemps été invisibles, difficiles à rendre poétiques. Une de mes amies artistes, Mélina Ghorafi dit : « J’aime à me dire que lorsqu’on commence à éprouver le besoin de mettre un phénomène en musée, son anéantissement approche doucement, et qu’ainsi pourrais-je contribuer à sa mise à mort ».
La glamourisation de la banlieue, dans le rap, dans la mode, dans le langage, tu en penses quoi ?
A la base l’appropriation culturelle – au sens où on l’emploie aujourd’hui – tient ses origines dans la spoliation d’éléments des cultures colonisées, le vol des artefacts africains par exemple. Puis on a pu constater des phénomènes d’appropriation culturelle dans différents domaines artistiques, comme avec Picasso, pour reprendre l’exemple de l’art africain. En fait, « une culture n’est appropriable que si elle a été détruite, disqualifiée » (ndlr Nacira Guénif-Souilamas). C’est pour ça qu’on peut parler d’appropriation culturelle quand une personne d’une culture dominante (blanche, en l’occurrence) s’approprie les codes d’une culture dominée (qui a été colonisée).
…c’est souvent parce qu’un élément culturel a été approprié par une personne blanche qu’il devient légitime d’être intéressant.
Je pense que le mécanisme d’appropriation peut confisquer la visibilité et la parole des personnes culturellement dominées. Ce qui est marquant, c’est de constater que c’est souvent parce qu’un élément culturel a été approprié par une personne blanche qu’il devient légitime d’être intéressant.
On observe aussi aujourd’hui, comme le souligne Alice Pfeiffer, comme un épuisement des ressources culturelles étrangères à l’Occident, et au final ce qui est approprié ce sont les cultures dominées non plus racialement, mais socialement – ce qui est en France très souvent lié par ailleurs, car il s’agit des enfants de l’immigration post-coloniale justement.
Du coup on peut observer que la classe dominante s’approprie effectivement des codes dits « urbains », dans la mode par exemple avec le streetwear, dans le langage en utilisant des mots arabes par exemple, mais aussi dans la sphère musicale avec le rap.
Le rap à la base ça vient des cités, c’est une musique née dans la souffrance. Ça n’a jamais été légitimé avant que des personnes blanches se mettent à rapper. En soi, je pense que chacun doit être et rester libre de ce qu’il veut faire, tout en conscientisant ses gestes. La plupart du temps, l’appropriation c’est loin d’être dans le but de dominer, il y a souvent une dimension d’hommage ou de ralliement. Je veux dire, on peut soutenir une cause par laquelle on n’est pas concerné.e directement, mais c’est dangereux d’en devenir le porte-parole. Et de manière générale, je pense qu’il est judicieux de penser à un changement d’usage, un peu comme le mouvement Me Too en a provoqué un pour les rapports hommes/femmes.
« J’aime à me dire que lorsqu’on commence à éprouver le besoin de mettre un phénomène en musée, son anéantissement approche doucement, et qu’ainsi pourrais-je contribuer à sa mise à mort »
Mélina Ghorafi
Peux-tu nous parler de ton film « Rue du Faubourg St-Denis » ?
C’est une narration, une cartographie vue sous un prisme social je dirais. C’est un déplacement dans l’espace le long de cette rue proche de la Gare du Nord à Paris. La gare aborde la notion de migration, entre les banlieues – où habitent souvent les personnes en exil – et le centre de Paris, où elles viennent quotidiennement travailler. Tout au long de cette déambulation, on distingue des commerces, des objets vendus propres à la culture d’Asie du Sud-Est.
Le texte relate une histoire parallèle aux images, ainsi que des souvenirs d’enfance, et puise ponctuellement dans des blogs tenus par des Français.e.s fasciné.e.s par la culture indienne. Les commerçants ont rarement accepté que je filme dans leurs boutiques, c’est pourquoi je filme parfois avec un tout petit appareil qui pixellise, et parfois en bonne qualité – quand j’étais accompagnée par mon père. Cela évoque notamment ma proximité aléatoire avec cette communauté, et la nécessité de ceux qui en font partie d’être prudents.
J’avais envie d’une forme entre le documentaire et la fiction, pour créer un portrait de cette rue, mais aussi d’une certaine manière de cette diaspora, à travers mon regard et mon expérience. Après celui-là, j’ai fait un autre film dans un institut de beauté. C’est un espace qui m’intéressait parce que son accès est restreint aux hommes, du coup la patronne c’est une femme, toutes les employées sont des femmes. Et il y a un rapport au soin qui est apporté, et au rituel et à la transmission puisque dans la vidéo en question, l’esthéticienne me fait un tatouage au henné.
« Une culture n’est appropriable que si elle a été détruite, disqualifiée »
Nacira Guénif-Souilamas
Quels éléments visuels, concepts, histoires inspirent particulièrement ton travail ?
Je m’inspire énormément des éléments culturels « orientaux » au sens large du terme, notamment la culture d’Asie du Sud-Est, mais je nourris aussi mon regard grâce aux collaborations que j’ai la chance de faire. Je suis évidemment inspirée par la photo de mode, mais surtout par le portrait, classique et plus contemporain. Comme je le disais tout à l’heure, l’art contemporain a une place importante dans mes inspirations. Je m’inspire des histoires que mon père me raconte, ou de mes souvenirs d’enfance pour mes vidéos surtout. En fait, je parle beaucoup, avec beaucoup de gens, et leurs histoires d’une certaine manière viennent souvent prendre une place dans ma réflexion. Je fais aussi des faux ongles, que je photographie et imprime sur des drapeaux, c’est un projet encore en cours. C’est pour moi une manière de recréer une communauté, à travers un ornement physique qui nous rassemble.
Tes prochains projets ?
Je compte prolonger ma pratique artistique, toujours à travers l’image, que ce soit en vidéo, en photo ou sous forme d’édition, et créer de nouveaux projets avec Célia pour WeAre96s. J’aimerais faire des films plus longs, peut-être sous forme de courts-métrages, et continuer les faux ongles!