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Sex Friends : enfin une éthique pour survivre à vos plans cul

Sex Friends : enfin une éthique pour survivre à vos plans cul

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« Comment, donc, bien rater sa vie amoureuse ? En soignant sa vie sexuelle, ce qui implique de commencer par reconnaître à la fois que toute sexualité n’implique pas de l’amour et que toute amitié n’exclut pas le sexe. L’éthique des sex friends est minimale en son principe, mais riche en ses prolongements. » Ainsi se termine l’ouvrage bien nommé Sex Friends du philosophe Richard Mémeteau. Quelque part entre le guide pratique et la mise en perspective socio-historique, cet essai donne matière pour repenser nos relations affectives hors de l’idéal romantique et du sacro-saint couple.

Loin de spoiler le plaisir de la lecture, citer cette fin devrait plutôt vous donner envie de comprendre comment sa pensée en est arrivée là. Si cela tient du bon sens pour certains, pour ceux·celles qui sont en quête de sens ou interloqués, faire la généalogie de ce que l’auteur nomme le « désamour érotique » permettrait d’être plus à l’aise avec nos vies sentimentales chaotiques. À une époque où les multinationales de la rencontre cherchent à imposer une vision consumériste de l’eros, il était temps que quelqu’un s’y colle. Avec malice, pragmatisme et surtout sans tabou, Richard Mémeteau affirme les règles éthiques du papillonnage amoureux. Les références culturelles mobilisées dans Sex Friends sont nombreuses, aussi savantes que triviales, des grands écarts de registre que le philosophe – auteur en 2014 d’un essai sur la pop culture – manipule à merveille. Bref, des enseignements d’Act Up à l’héritage (trop peu connu) des salopes éthiques américaines, Richard Mémeteau nous parle de fin de l’exception amoureuse et d’écologie sexuelle. Rencontre.

Manifesto XXI – Ta conclusion est très pragmatique. Alors je me pose une question, tout le monde peut lire ce livre, mais est-ce qu’il ne s’adresse pas en priorité à une jeune génération qui cherche de nouveaux cadres pour ses relations intimes ?
Richard Mémeteau : Je pense que ça résonne mieux dans une certaine partie de la population oui. En même temps, et ce sont des remarques que m’ont faites des amis sociologues, il y a une énorme partie de ceux qui ont été ou sont sur les applis et sites de rencontre qui ont un âge avancé. C’est-à-dire qu’en fait ils y reviennent. Comme pour moi, catégorie d’âge intermédiaire (rires), les applis m’ont servi de mode d’exploration de ma sexualité, et en réalité on y revient pour se trouver, pour se retrouver une deuxième jeunesse etc…

Dans son enquête Les nouvelles lois de l’amour, Marie Bergström, dont tu cites les travaux, montre que les profondes mutations sociologiques pré-existantes se sont amplifiées par Internet. Est-ce que pour toi on en arrive au célibat comme mode de vie du futur ?
C’est marrant parce qu’il y a un écart entre les valeurs et les usages. En termes de valeurs, la norme conjugale reste ultra forte. On veut être en couple, on existe grâce au couple, alors que les usages technologiques, somme toute assez récents, promeuvent indirectement une forme de papillonnage, de consultation. On peut plonger complètement dans cet univers d’abondance. Les usages tendent à promouvoir, et c’est ce que dit notamment Marie Bergström dans son livre, des modèles de plus en plus fluides. Au sein d’une même vie on peut tout expérimenter : couple, libertinage… C’est extrêmement divers et c’est ça qui explose en fait.

Avant, peut-être, la norme conjugale aurait triomphé seule et écrasé toutes les formes de sexualité. Là, elle reste forte mais n’écrase pas.

Par ailleurs, on attache des pratiques à certaines catégories de la population alors que tout le monde y passe. Ce ne serait pas juste de dire que seulement les hommes peuvent coucher sans sentiment, que les femmes attendent l’amour… On ne peut plus être aussi catégorique dans nos jugements sur l’amour et la sexualité.

Dans L’amour sous algorithme, la journaliste Judith Duportail soulève un point intéressant, celui de la dépendance affective qui se crée avec l’utilisation des applis. Pourquoi ne pas en parler dans le livre ?
J’essaie de ne pas trop psychologiser. Ma question c’est vraiment « comment on fait ? » On arrive avec ce qu’on est sur les applications, la sexualité ne commence pas avec les applications. Je ne suis pas très freudien là-dessus, mais je pense qu’on se développe avec toutes nos névroses et qu’on les ramène ensuite un peu partout avec soi. La dépendance affective, les applications viennent peut-être appuyer dessus et il est évident qu’elles ne nous en guériront pas. Ce qui fait leur modèle économique après tout c’est d’y retourner. Mais je pense qu’une personne atteinte de dépendance affective l’est déjà en-dehors et va seulement trouver un moyen d’exprimer ses névroses sur Tinder. Si on n’a pas les mêmes usages c’est qu’on n’est pas tous les mêmes personnes.

Avec les applis, on s’expose au risque de multiplier les ruptures en même temps que les relations. Et on attend beaucoup de personnes qui devaient nous prouver qu’on est désirables. Donc ça fait mal. Ce n’est pas un monde de tout repos. Il faut même parfois se raisonner pour accepter le refus de l’autre.

Dès le début, il faut accepter qu’on puisse être bloqué, être ghosté… C’est une blessure psychologique qu’on entretient. On se découvre, ça touche donc au cœur de l’intime. On ne peut pas prendre zéro risque.

Les dernières pages sont particulièrement critiques de l’approche de l’amour d’Alain Badiou. A quel point y-t-il un décalage de génération, ou culturel — hétéros vs gays — entre toi et ces intellectuels ?
Il y a un décalage c’est sûr, et en même temps du point de vue des valeurs, les générations plus jeunes ont réduit cet écart. Pour le dire simplement, les gays deviennent plus hétéros et les hétéros deviennent plus gays. La question du mariage gay, c’était celle de pouvoir accéder à la norme conjugale. Alors, je suis plutôt favorable au mariage, mais par rapport au couple comme objet systématique vers lequel tendre, là oui j’ai un problème. Nos pratiques sont forcément guidées par des croyances, et il y en a une qui est très installée c’est cette idée que je ne me réalise que si j’existe dans les yeux de quelqu’un·e. Et que je suis testé dans ma capacité à devenir un être moral si je peux sacrifier mes désirs. Je connais beaucoup de gens qui vivent avec ces prémisses, mais moi je n’y adhère pas et j’aimerais qu’on laisse la capacité à d’autres de vivre autrement. On n’est pas obligé d’être en couple ni de se sacrifier systématiquement pour l’autre si on est en couple.

Et en même temps, il serait trop naïf de réendosser toutes les valeurs de mai 68 sans les examiner auparavant. Les plus vieux rêves de libertin avaient parfois un fond assez sombre. Mais si l’amour se réduit au couple monogame, j’ai plutôt envie d’être athée ! 

En résumé on peut retenir deux idées fortes du livre : désacraliser le couple et remettre le sexe dans un contexte d’affects. 
Oui, parce que le truc bidon que l’on nous vend souvent c’est que c’est simple. Alors qu’en fait pas du tout. Si ça marchait comme ça ce serait là aussi au prix d’une espèce d’aveuglement coupable. Ce n’est pas simple de vivre une sexualité multiple, ce n’est pas seulement du sexe pour le sexe. Les salopes éthiques, même si elles ont des trips très particuliers, mettent au moins le doigt sur les difficultés qu’il y a à être libre, à être une salope.

La pauvreté des productions, films ou livres, qui vont dans ce sens indique que la norme du couple reste très ancrée.
Et c’est peut-être pessimiste, mais à mon avis ce qui est rare ce sont les vraies histoires d’amour. Je ne crois pas que ce soit très démocratique. Plus j’y pense, plus je deviens célinien : l’amour c’est « l’infini à portée des caniches ». On a voulu rendre majoritaire quelque chose de très minoritaire et de très radical. Il est logique que ça ne marche pas. Je ne crois pas que les gens soient tous prêts à sacrifier leurs pulsions – on est égoïste. Aujourd’hui, on trouve souhaitable une vie sentimentale et sexuelle d’assez basse intensité – sans jalousie maladive, sans fusion obsessionnelle, etc. La sexualité ne se réduit pas à jouer les chauds lapins ou les grand romantiques prêts à tout sacrifier. 

D’ailleurs ça reste compliqué socialement de parler de ces relations qui sont dans des cadres nouveaux, flous…
On le fait entre amis, on invente des catégories de mecs, on cherche à valider la normalité de scripts sexuels. C’est entre amis que s’invente les futures normes sexuelles. Et ça pour le coup, c’est très générationnel. On le fait un peu comme des philosophes épicuriens qui discuteraient dans leur jargon. Et on n’en discute pas uniquement pour se la jouer. C’est à l’abri du regard social majoritaire qu’on invente ces nouvelles pratiques. Dans 13 reasons why, on apprend dans la saison 2 qu’Hannah a eu un sex friend pendant tout un été. C’est présenté comme une parenthèse enchantée dans laquelle il n’y avait pas d’enjeu de pouvoir, pas de lien romantique. Maintenant, des séries montrent cet entre-deux, et on commence à avoir les mots pour qualifier et apprécier ces liens.

Le livre rappelle aussi que les relations sexuelles multiples ne marchent pas sans considération de la personne.
C’est assez délicat parce que, même rapidement, avec la notion de consentement on s’aperçoit que ça ne suffit pas, parce qu’il y a énormément de petites étapes où on ne demande pas si on peut s’embrasser, se caresser, et où, etc… Donc au fond, l’enjeu c’est pas seulement d’avoir un consentement général, du type « vas-y fais moi ce que tu veux », c’est plutôt de construire des relations de confiance. Ça, c’est vraiment délicat, éventuellement c’est quelque chose qui peut se construire dans une communauté. Car la communauté transmet des règles et des normes.

L’autre chose, c’est que le sexe n’a jamais été une pulsion particulièrement respectueuse, et là c’est ma position pessimiste, je ne crois pas qu’il y ait du sexe respectueux en soi. En revanche, heureusement, il y a des gens respectueux qui amènent ce moment de violence sublimée par le plaisir de façon correcte. C’est la seule garantie qu’on a. Ne pas s’en rendre compte, c’est reproduire un monde pré #Metoo.

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Peux-tu expliquer la critique que tu fais de la pensée d’Eva Illouz et de la notion de « marché du sexe » ?
Eva Illouz formule théoriquement une position qui fait écho à plusieurs témoignages qu’on entend. On dit souvent que ces applications sont comme un supermarché du sexe. Il y a eu une sorte de marché à certaines époques et en certains lieux où on achetait des épouses, c’est anthropologiquement vrai. Mais dans le monde moderne, transposer la notion de marché au sujet de la sexualité libre est quand même plus compliqué… Par l’extension de la notion de marché au sujet du sexe, Eva Illouz veut réactiver la critique classique du libéralisme – la même que fait Houellebecq par ailleurs. Le capitalisme dissoudrait les relations traditionnelles entre les sexes pour mieux étendre le domaine de ce qui est marchandisable. La sexualité ne serait libre que pour ceux qui ont le plus de pouvoir économique, c’est-à-dire les hommes. Ce marché du sexe construirait donc un système de prédation, où seuls les hommes peuvent donner de la valeur à leurs échanges. Mais pour moi, la prémisse du raisonnement est fausse : on n’est pas des tranches de jambon qu’on achète dans un supermarché. Juste, en ce qui concerne un plan cul (et pas dans la prostitution), le dialogue est obligatoire. Tous les échanges ne sont donc pas des échanges marchands. La sexualité est quelque chose d’assez gratuit quand on y pense, voire même une perte de temps. Si vous voulez traiter votre sexualité comme un moyen d’échanges marchands, libre à vous. Mais dire qu’il s’agit de la nature même de la sexualité ou que le marché est trop puissant me semble être plutôt une façon de se persuader qu’on ne peut pas changer les choses.

Toujours dans le registre de la considération d’autrui : tu proposes une nouvelle éthique sexuelle basée sur le concept de fluid bonding. Le concept (ndlr : qui veut qu’on définisse une relation d’échange de fluides corporels avec un seul partenaire et que le sexe soit protégé avec les autres), a été forgé dans les années 1990 par les autrices de La Salope Éthique, guide de référence des polyamoureux. Pourquoi tout le monde a besoin de ce mot en fait ?
Le fluid bonding consiste à prendre pour point de départ l’échange des fluides. Tout fluide contient un risque, et donc tout échange de fluides appelle une confiance. Ces risques vont de faire un enfant à contracter le VIH. Ils sont donc bien concrets et ils ne doivent pas ignorés. Pendant la période du sida, il y avait des pratiques communes. Et ça c’est fini. C’est triste de le dire, et c’est aussi le signe que le danger est passé. Le respect de l’autre allait avec le sentiment de danger. Il faut admettre qu’avoir du plaisir avec quelqu’un ne suffit pas pour la respecter. C’est bien pour ça qu’on a besoin d’une éthique assez concrète et directe comme celle des salopes éthiques. Peut-être que le monde du sex friend est un peu paranoïaque et suppose en tout cas un goût de l’enquête. Mais on ne peut plus être naïfs.

En quoi le respect peut-il aussi éviter de se retrouver dans des situations ambiguës de dissymétrie affective ? 
Le sex friend c’est la réponse à celui qui dirait « on y va au feeeling », parce que ça ne suffit pas. Sur les points de ce qu’on cherche dans le corps de l’autre ça peut être super violent. Quand on parle d’une personne avec ses amis et qu’elle n’est pas là, on sait les mots que l’on emploie.

On est des cannibales adoucis. C’est très cool le sexe, mais on n’est pas des anges.

Dernière question, tu as une prose foisonnante, et très drôle. Pourquoi ce style
atypique en philo ?

Philosopher c’est forger des concepts nouveaux donc forcément essayer de prendre la langue par un nouveau côté aussi. Ce n’est pas une volonté de faire du stand-up ou de trouver des punchlines, mais parfois ce qu’on veut dire appartient à un certain registre. Pour Sex Friends, il était juste impossible de disserter savamment sur le sexe sachant que ce n’est pas juste « le sexe », mais « du cul ». Donc là j’aurais trouvé ça tellement condescendant et pompeux de passer par toutes les périphrases que l’on retrouve dans tous les articles de sociologie ou de médecine. Notre expérience est très mixte, on voit des films supers intellos puis un nanar sur Netflix. C’est peut-être ça le fond de mon écriture, on est obligés d’avoir une écriture impure.

Comment s’aimer quand c’est la fin d’un monde ? Richard Mémeteau est notre invité dimanche 20 octobre pour une conférence.


Image : She’s gotta have it, de Spike Lee

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