Pilier de la scène électronique française de ces dix dernières années, Rone vient tout juste de donner naissance à un cinquième album : Room with a View. Ancré dans son époque, ce disque laisse avant tout une trace indélébile de son spectacle avec le collectif de danse (La)Horde, présenté au théâtre du Châtelet en mars. Mais ce cinquième opus de la carrière de l’homme aux lunettes rondes est avant tout une photographie. Celle d’un chapitre de sa vie, et celle de notre monde actuel. Nous l’avons analysée avec lui.
Pour certains, ce sont des images. Pour d’autres, des odeurs. Pour moi, c’est la musique d’un homme. Les morceaux de Rone m’ont accompagné durant ces dix dernières années. Comme des marque-pages de ma vie, l’écoute de « Bye Bye Macadam » me rappelle ce moment passé avec cette fille sur les bords de Seine, et celle de « Parade » l’image d’un ami, en festival, les larmes lui coulant sur les joues.
Si vous n’avez jamais écouté les morceaux de Rone, ces esquisses du temps ne sont pas uniquement personnelles. À l’écoute de chaque nouvel album de sa discographie, les sons ont grandi, les compositions ont évolué. Erwan Castex écrit ses mémoires à coups de synthés modulaires et de thérémine.
Alors que la France est toujours confinée, Rone a tout de même maintenu la sortie de son nouvel album : Room with a View. Un album qui colle à la situation actuelle, malgré lui, et qui dépeint le monde qui l’entoure. Tout en ne tombant pas dans les travers de l’artiste pseudo-engagé, ce disque est l’observation d’un musicien, qui exprime sa vision de ce qu’est notre aujourd’hui. Mais aussi de l’espoir de ce que sera demain.
Manifesto XXI – C’est ton cinquième album, et chaque fois j’ai l’impression de découvrir le chapitre de la vie d’un homme. Spanish Breakfast, l’enfance insouciante ; Tohu Bohu, l’adolescence qui s’affirme ; Creatures, la période de l’expérimentation ; Mirapolis l’affirmation de l’être que l’on est vraiment, et enfin Room with a View, la sagesse. Est-ce que ton œuvre est l’illustration de ta vie ?
Rone : Complètement, et ce que tu me dis là me touche beaucoup, parce que je trouve ça très juste. Ma musique est très intime finalement. Elle sort de mes tripes. Dans mes albums, on peut y entendre ma fille qui était toute bébé dans Creatures, et que l’on entend de nouveau dans ce nouvel album. On l’entend grandir et par ce fait j’ai l’impression de feuilleter un album de photos quand je réécoute ces disques. Mais cela est très abstrait en plus, comme ma musique n’a pas de paroles. Je ne suis pas un rappeur, je ne chante pas. Je n’ai donc pas de messages ou de descriptions explicites de ce qui m’entoure. Ce sont des sensations qui sont reflétées dans ma musique. Et la façon dont tu as décrit Spanish Breakfast, c’est tout à fait ça : c’est vraiment l’insouciance, la naïveté, c’est un album qui est joué sans savoir ce qu’il fait vraiment. Je l’ai conçu sans aucun stress. Je dirais juste que Creatures est peut-être l’album le plus sombre. J’avais perdu un proche à ce moment-là, et c’est un disque que j’ai un peu plus de mal à écouter maintenant.
C’est vrai que j’ai l’impression de grandir avec ces disques.
Rone
Et avec Room with a View, c’est vrai que je me rends compte que je commence à avoir des petits poils blancs dans ma barbe. (rires)
Comme tu viens de le mentionner, le rapport à la famille est très présent dans ta musique : Lili Wood (sa compagne, ndlr) a fait la cover de Creatures, on entend souvent la voix de ta fille dans tes morceaux. Ta famille est une source d’inspiration ?
Je dirais que ça va au-delà de la famille. Mon entourage m’inspire, mes proches, il y a aussi les potes. J’ai la chance d’avoir plein d’amis qui ont réalisé mes clips. Certains font de la vidéo, d’autres du dessin et même de la musique. Par exemple, Vladimir Mavounia-Kouka est un copain d’enfance, je le connais depuis qu’on a 13 ans. Il a fait des pochettes pour moi, j’ai fait de la musique pour ses films. Ma sœur a également réalisé le clip de « Mirapolis ». Ces collaborations se font naturellement, et vite, car je les connais très bien. Mais, je pense qu’il est également extrêmement important de rencontrer, ne pas se laisser enfermer dans son cercle proche. Et c’est ce que j’essaie de faire à travers chaque album. Dans Room with a View, c’était la rencontre avec le collectif de danse (La)Horde.
Pour annoncer ce nouvel album, il y avait également cette carte blanche que tu as montée avec (La)Horde au théâtre du Châtelet. Dans un entretien que tu as accordé au magazine Mouvement tu dis que tu as trouvé avec eux « un dialogue avec l’époque, forcément politique » et « un terrain partagé pour tendre à quelque chose de plus engagé que tes lives habituels ». Quel est ce terrain partagé avec cette nouvelle génération d’artistes ?
Lorsque j’avais terminé la tournée de Mirapolis, le théâtre du Châtelet m’a proposé cette carte blanche pendant deux semaines. C’est un cadeau énorme pour qu’un artiste puisse s’exprimer dans une grande salle populaire et magnifique. Je ne pouvais pas faire uniquement un live avec mes machines, comme je le faisais habituellement. J’aurais pu, mais je ressentais comme une responsabilité qui pesait. Je ne pouvais pas décevoir. Et notamment dans l’époque que nous traversons, il m’a semblé nécessaire d’apporter du fond à ce spectacle. La tâche était délicate car jouer au faux artiste engagé, moralisateur et donneur de leçons, c’était hors de question : ce n’est pas moi. C’est pour cette raison que j’ai pensé à (La)Horde, et de leur apporter ce que je sais faire pour m’exprimer : de la musique instrumentale. Je voulais faire quelque chose avec des danseurs et eux ont une dimension très politique dans leur travail. C’étaient donc les candidats parfaits.
Les danseurs ont cette capacité incroyable à dire énormément de choses sans prononcer un mot. Un geste est parfois beaucoup plus fort qu’un long discours.
Rone
La première étape de cette création, qui a duré presque un an, c’était de se retrouver autour d’une table avec le collectif afin de savoir ce que l’on voulait faire. Le premier thème que je voulais traiter était la problématique du climat, du réchauffement climatique. Puis en tirant sur cette ficelle-là, il y a eu énormément de thèmes de société qui sont ressortis et que l’on avait envie de traiter également. Ce spectacle est notre regard, le mien et celui des danseurs, que l’on pose sur la société actuelle. C’est le sens de Room with a View : nous ne sommes que des observateurs. Cette fenêtre, ce n’est pas que ce carré que l’on regarde depuis notre confinement. Ça peut être également l’écran de notre smartphone qui nous bombarde d’informations. Comment transformer cette avalanche que l’on reçoit sans cesse, comment on parle, avec ce que l’on sait faire : la musique et la danse.
Cette horde se bat contre quelque chose, à contre-courant, dans le spectacle. Elle n’est pas composée de 23 personnes comme dans le roman d’Alain Damasio La Horde du Contrevent, mais c’est un nouveau clin d’œil à ce livre ? Après le morceau « Bora Vocal » sur ton premier album.
C’est drôle que tu parles d’Alain. Il habite à Marseille, et nous avons beaucoup travaillé au Ballet national de Marseille avec les danseurs. Du coup je me suis dit que ça serait bien qu’il puisse passer une tête, qu’on lui montre ce sur quoi on travaillait. Il est donc passé et on lui a quasiment fait la représentation pour lui tout seul, lorsque le spectacle était encore en chantier. Le soir-même il nous a écrit un superbe texte qu’on a pu mettre dans le livret du spectacle. Je connais Alain depuis presque dix ans. Il me nourrit beaucoup et il a ce côté grand frère. En plus d’être un écrivain exceptionnel, il a un talent oratoire, une capacité à exprimer des idées que je serais incapable de formuler. Je suis très proche de ses idées. (La)Horde aussi, c’est pour cela qu’ils se nomment ainsi je pense. Donc c’est clair qu’il est présent tout au long de ce spectacle, en filigrane.
Dernière question sur ce spectacle avant de parler de l’album : on y voit également une machine suspendue à des câbles qui bouge sur la scène. Cette machine m’obsède depuis cette représentation car je n’arrive pas à savoir ce qu’elle représente. Peux-tu m’éclairer ?
C’est un élément de décor qui a attisé beaucoup de curiosité, en effet. C’est une machine qui existe vraiment, qui est utilisée pour découper du marbre. Dans le décor du spectacle, qui représente une carrière, on y voit aussi l’Homme dans un milieu naturel. Que fait l’Homme de la nature ? Il peut utiliser des machines pour extraire du marbre afin de réaliser des statues ou des baignoires « bling-bling » de mauvais goût. Donc oui cette machine est un élément de décor fascinant, qui attire l’œil aussi, mais qui va dans le sens du spectacle également.
Room with a View, c’est l’album qui met en lumière beaucoup de machines, mais aussi l’Homme. Via les murmures dans « Human », les dialogues en diverses langues dans « Babel », le bruit des pas déterminés dans « Esperanza »… Il n’y a aucun titre en featuring sur ce disque. La frontière entre l’électronique et l’organique a-t-elle encore du sens aujourd’hui ?
C’est tout à fait ce que j’ai voulu dire dans cet album. Sur Mirapolis, j’avais pris beaucoup de plaisir à inviter des artistes poser leur voix sur ma musique. Mais en commençant Room with a View, je voulais retourner à quelque chose de très instrumental pour deux raisons. D’abord, je voulais épurer ma musique le plus possible, afin que les danseurs puissent s’exprimer pleinement dessus. Puis je voulais retourner à une musique très intime et personnelle. Je suis revenu à mes premières techniques de travail. Je pense que c’est une des raisons qui fait que c’est l’album qui se rapproche le plus de Spanish Breakfast en terme de production. Mais très rapidement, par dessus ces productions, j’ai utilisé un petit micro pour enregistrer notamment les répétitions des danseurs. Je les ai fait chanter sur un des morceaux, plutôt que d’utiliser cette mélodie au synthé. Ils sont très présents sur l’album. Parfois, j’enregistrais même les moments où ils s’étiraient, que j’ai laissés. Même si on ne les entend pas, on ressent leur présence. Donc oui, l’humain est clairement au cœur de Room with a View.
J’ai pu mettre de l’air, de la vie, de la chair entre ces machines électroniques.
Rone
On sent en effet un retour aux sources musicales de Spanish Breakfast, notamment avec les morceaux « Raverie » ou « Nouveau Monde ». Est-ce que ce nouvel album, c’est tout simplement le premier que tu aurais aimé faire si tu avais la technique acquise d’aujourd’hui ?
Non je ne pense pas. Spanish Breakfast je l’ai fait presque sans réfléchir. À cette époque, je n’avais aucune ambition dans la musique, je voulais faire du cinéma. Je ne me doutais même pas que mes morceaux seraient écoutés par d’autres. Et quand durant cette période le label InFiné m’a repéré, cet album est sorti d’un coup. Aujourd’hui, quand je le réécoute, je le trouve hyper maladroit et fragile, mais je ne le changerais pour rien au monde. Comme je te le disais, cet album est une photographie d’une période de ma vie. Mais je pense que Room with a View c’est en quelque sorte son grand frère qui le regarde avec une sorte de bienveillance. (rires)
En plus d’être un passionné de musique, on sent que tu es un passionné de son. Tu tritures des synthétiseurs modulaires, tu crées tes propres sonorités et tu utilises même un thérémine, en studio comme sur scène. C’est un outil que tu affectionnes particulièrement. Si Lev Sergueïevitch Termen, son créateur, était encore en vie, quelle question aimerais-tu lui poser ?
D’abord je le remercierais d’avoir imaginé cette invention géniale. Mais je pense que je lui demanderais « Est-ce que tu réalises tout ce qu’on peut faire avec ton invention ? » C’est un instrument qui peut être utilisé de façons très différentes. Quand j’ai acheté le mien par exemple, c’était livré avec un DVD d’initiation au thérémine, présenté par un type en cravate des années 1970, hyper ringard. (rires) Il te montrait comment jouer du Bach avec. Et je pense qu’il ne se doutait pas qu’on pouvait y ajouter des pédales d’effet, et faire la musique que je fais aujourd’hui.
Cet album se conclut avec le morceau « Solastalgia ». Et tout comme le morceau « 8pm » que tu viens de produire pour la compilation Music for Containment, tes mélodies sont toujours pleines d’optimisme, même face aux situations les plus horribles. « Solastalgia » sonne comme la naissance de quelque chose de nouveau, de plus fort. Pour toi c’est important de rester un éternel optimiste dans ta musique ?
C’est exactement ça. Avec ce disque et ce spectacle, je voulais parler de choses graves, voire très dures parfois. Mais lors de l’écriture de ce spectacle, j’ai très rapidement dit à (La)Horde qu’il fallait que l’on termine sur une touche solaire. Je me suis posé la question : dans quel état est-ce que je veux que les gens sortent de ce spectacle ? Dans quel état est-ce que je veux que les gens sortent à la fin d’écoute de l’album ? J’avais envie que cette œuvre génère plus de la vitalité, de l’envie de résister.
C’est un réflexe d’être optimiste. Si tu es pessimiste tu es foutu.
Rone
Je pense que c’est pour cela que dans les noms des morceaux on retrouve « Esperanza » ou « Nouveau Monde ». C’est quand même fou, car cet album a été conçu avant que la période de confinement débute. En parlant avec l’équipe d’InFiné, on a décidé de maintenir la sortie de cet album prévue pendant cette période, car il est plus que jamais nécessaire pour les gens. L’actualité nous a rattrapés. Je reste convaincu que c’est un nouveau monde qui nous attend tous à la sortie de ce confinement. J’ai envie d’y croire.