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QuinzeQuinze déterre la quintessence d’un autre Monde d’Après avec « Le Jeune »

QuinzeQuinze déterre la quintessence d’un autre Monde d’Après avec « Le Jeune »

Le Jeune, QuinzeQuinze

Après son « Phénix » confiné enchaînant les tableaux technico-psyché très rapprochés, QuinzeQuinze élargit ses horizons visuels en s’essayant à l’animation. Aujourd’hui sort le clip de « Le Jeune » présage d’un EP éponyme imminent. Loin des airs de carte postale virtuelle dont sa richesse graphique l’affuble, cette vidéo n’est pas une invitation au voyage aussi légère qu’une planche de surf spirituelle. On y plonge (et on flotte) plutôt en plein Mad Max tropical spasmodique, à cela près qu’il n’y est aucunement question de science-fiction. Cette nouvelle fenêtre sur l’imaginaire du collectif attire nos regards distraits sur une réalité invisibilisée : les conséquences de 30 ans d’essais nucléaires du gouvernement français en Polynésie.

S’il mérite pléthore de qualifications plus inventives et variées, le projet «pluridisciplinaire» fondé en 2013 par Ennio, Julia, Marvin, Robin et Tsi Min porte la notion plurielle mieux que tout autre. QuinzeQuinze, collectif de boulimiques artistiques, n’en est pas à son premier jet cinématographique dans l’édifice d’un paysage visuel marqué d’autant de force et d’unicité que son univers sonore. En savant·es toqué·es autant qu’aèdes modernes, les cinq énergumènes accueillent leur constante ébullition lyrico-créative en se plongeant dans chacun de ses stades. De l’obsession lancinante à la douce libération de l’expérimentation. Chaque atome du monde qui les entoure peut être récolté avec minutie. D’une porte grinçante au grain de riz, tout peut atteindre le parfait sample sonore ou de l’esprit.
Les productions du groupe deviennent alors le résultat miraculeux d’expériences alchimiques réinjectant ces sons faits-maison à un univers musical affolant de diversité et de variations.

Là-bas, les percussions traditionnelles (to’ere, steel drum) et influences sud-américaines et caribéennes (candombe, calypso) côtoient électro futuriste, divagations entre RnB extraterrestre, tribulations trip-hop à la Jai Paul, dancehall ou dissipations psychédéliques voisines d’Animal Collective. Le tout articulé autour d’un cœur d’ōrero ancestral. Si cet art oratoire polynésien habite aujourd’hui l’oeuvre du groupe, c’est grâce aux héritages tahitien et polynésien d’Ennio et Tsi Min qui ont offert à cette joyeuse bande de « conteur·euses contemporain·es » son support narratif le plus extraordinaire.

Leur EP précédent, Nevaneva, en plus de planter le décor « climatique et insulaire» de leur musique, constituait un premier hommage à la culture polynésienne. À travers la réinterprétation des mythes de la création du monde. Miroir assombrissant de ce premier court-métrage musical, « Le Jeune », seconde référence directe à leur matrice créatrice du Pacifique, ne conte plus d’histoires de naissance de la Terre mais au contraire, met en lumière des faits historiques sur fond de contexte post-apocalyptique.

Le clip est animé en 3D photo-réaliste par Uncanny Valley Studio et Marvin (cf la pluridisciplinarité sus-citée des quintuplés prodiges). L’histoire débute en zone sinistrée. Des protagonistes abîmé·es évoluent plus ou moins mollement dans un environnement correspondant davantage à l’image cauchemardesque évoquée par l’expression « Monde d’après » que celle qui est devenue notre quotidien.

Après une palpable catastrophe, un personnage semble tirer son énergie directement de l’éruption des percussions et de la danse face à un brasier connecté à une terre entièrement calcinée. La puissance imaginaire et rythmique des QuinzeQuinze nous présente la merveilleuse étendue d’une nature dévastée et paralysée dont la population partage le triste sort. Les gens s’y meurent lentement ou assistent impuissants, les vagues s’arrêtent, presque par magie, en plein milieu de l’océan sous un « mystérieux » nuage nucléaire.

Sauf que si l’on retrouve une fois de plus le sens de l’esthétique onirique voire psychédélique du collectif, ce premier clip à 100 % fait d’animations fantasmagoriques est paradoxalement le premier qui pourrait porter la mention « inspiré de faits réels ».

Les faits en question : 193 essais nucléaires menés par la France de 1960 à 1996 entre les atolls de Mururoa et de Fangataufa.

Ces événements restent très peu connus du grand public. Reconnus pour la première fois en 2016 dans un discours de François Hollande, puis officiellement ratifiés par le Parlement en mai 2019, ces essais ont évidemment engendré des conséquences néfastes sur l’environnement et la santé des habitant·es alentour.
Malgré cette reconnaissance tardive très attendue, il semblerait que le dispositif d’indemnisations pour les « irradié·es du Pacifique » soit sujet à de nombreuses complications. Tandis que les ravages sanitaires se perpétueraient à travers les nouvelles générations.

Aujourd’hui les QuinzeQuinze combinent leur habituel rôle choisi de guide d’explorations mystiques à celui de témoins à charge d’une énième injustice coloniale trop longtemps dissimulée et encore bien loin d’être soignée.
En attendant de réparer et reconstruire, on peut se réconforter autour du feu de cette pépite, avant la sortie de l’EP Le Jeune, qui sortira sur le label S76 le 2 décembre.
Et on continue de compter sur nos récents rappels à nos fragilités et autre court-circuit du quotidien pour avoir vraiment réveillé l’empathie et la conscience de notre société.

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