Par un subtil mouvement de tentacule, Pieuvre, une série queer et engagée diffusée exclusivement sur Instagram depuis 2018, nous entraîne tous les jours le temps d’une minute vers le quotidien de ses personnages… Il y a quelques semaines le 1000ème épisode de la série est sorti. A cette occasion, nous avons pu discuter avec son créateur, Arthur Vauthier, de la genèse du projet et de son évolution.
Depuis trois ans, Arthur Vauthier et une équipe bénévole et passionnée, suivent la trajectoire de différents personnages en publiant un instant de leur vie tous les jours sur Instagram. Dans la veine d’un cinéma hyper réaliste, le projet Pieuvre vise la représentation de toutes les facettes d’une existence, mêlant l’intime à la réalité du monde du travail, en passant par la difficulté à être aux autres, à être à soi. Une mosaïque tentaculaire réjouissante, laissant une place à nos vies plurielles, laissant une place rare à la représentation LGBT+.
Je ne veux pas que les personnages soient essentialisés. J’attends un blockbuster sur une super-héroïne avec des supers-pouvoirs qui serait lesbienne, ce qui resterait une donnée parmi d’autres.
Arthur Vauthier
Manifesto XXI – Comment en arrive-t-on à la publication de l’instant 1 le 31 août 2018 ? Peux-tu nous évoquer la genèse du projet ?
Arthur Vauthier (Projet Pieuvre) : Au moment de poster l’instant 1, j’avais vraiment envie de faire un projet dans la durée, avec des personnages qu’on observe dans le temps, auxquels on s’attache petit à petit, dont on perçoit des échantillons de vie. Au début ça pouvait paraître surprenant, les spectateur·rices se demandaient où le projet allait les mener. Et finalement les personnages se sont dévoilés très progressivement pour faire face à quelque chose qui prend la forme d’un feuilleton au long cours, type Plus belle la vie, en plus contemplatif. Avant ça, j’avais fait quelques webséries avec des formats similaires, j’ai essayé de comprendre pourquoi j’avais ce goût pour cette rigueur obsessionnelle, avec un épisode par jour, tous les jours…
J’avais envie de faire rentrer les spectateur·rices dans la vie des personnages, tout en ayant des personnages qui s’insèrent dans leur vie, avec ce principe du rendez-vous quotidien. Le post se fait tous les jours à l’heure où ça se passe, on ne peut donc jamais présupposer le moment de sa publication. Tu ouvres ton téléphone le matin, tu prends ton petit-déjeuner, et face à toi les personnages sont également en train de petit-déjeuner. Si l’épisode se passe un samedi soir à 23h, que les personnages sont en train de faire la fête, c’est posté à cette heure-là également… J’avais surtout envie de quelque chose de très fort sur l’intimité.
Comment le choix d’Instagram est-il apparu ? Au moment de la création du projet Pieuvre les réels n’existaient pas encore, les formats courts sur la plateforme étaient peu développés…
Avant, les webséries que j’avais faites étaient postées sur YouTube, mais là, je voulais que le support soit différent. J’étais fasciné quand je regardais les posts, les storys, des gens sur Instagram. Je me rendais compte que je passais beaucoup de temps à laisser défiler leur contenu. J’étais surtout fasciné par leur capacité à se mettre en scène, à montrer leur intimité. Des gens qui font des storys en soirée de leurs potes, tout le monde est bourré, tout le monde danse, tout le monde chante, et tu te dis “c’est dingue, ça ressemble à des trucs que je peux faire, mais en même temps ce sont des gens que je ne connais pas”. C’est un réseau social, on est pas du tout dans la sphère des copains/copines, ça peut aller vraiment vite de se retrouver en lien avec des personnes totalement inconnues. Je me disais “c’est bizarre, c’est débile de faire ça, de partager son intimité comme ça, et en même temps je regarde” et on est très nombreux·ses comme ça à regarder des gens sans comprendre pourquoi on regarde, pourquoi on a cette fascination. Je suis parti de ça pour me dire que ça allait vraiment parler d’Instagram, par la forme, par le fond aussi. C’était ce réseau social, qui repose vraiment sur l’image, qui était le plus intéressant.
En allant sur la page Instagram du projet Pieuvre, j’ai eu l’étonnement de voir que, premièrement, vous étiez shadow ban (ndlr : dispositif mis en place par le réseau, empêchant des utilisateurices d’accéder à votre contenu), mais également qu’il y avait une limite d’âge pour accéder à votre contenu. De nombreux comptes migrent vers Patreon, une plainte a été déposée contre la plateforme. Comment vous positionnez-vous face à la politique répressive du réseau ?
Aujourd’hui plus que jamais on est en guerre contre Instagram, on ne peut rien faire. C’est une série qui parle beaucoup de l’intimité, qui met en scène des personnages soit LGBT+, soit des personnages féminins forts, montrant toutes les facettes de leurs vies, qu’elles soient amoureuses, professionnelles, amicales, familiales. La place de l’intime et de la sexualité reste prépondérante. Dans les premiers temps, notre représentation de la sexualité était très pudique, on voyait bien que beaucoup de personnes se faisaient censurer sur les réseaux sociaux, on avait peur de cette censure. Comme tout est numéroté, ça aurait été nul de passer de l’instant 17 à l’instant 19, on n’avait pas envie qu’il y ait de trous parce qu’un épisode aurait sauté… Et petit à petit, en trois ans, on a été de plus en plus audacieux·ses dans la représentation de la sexualité, en voyant que cela passait.
Là, on commence un peu à toucher les limites de ce qu’il est possible de faire. L’épisode 1015 posté hier (le 10 juin) a été censuré immédiatement. C’était une minute de sexualité, deux mecs amoureux qui font l’amour de façon très délicate, très poétique. On a fait appel, on attend la réponse… L’autre partie du problème reste la représentation, la mise en image, des corps féminins. On ne peut pas montrer les poitrines des femmes, alors qu’on peut tout à fait montrer celles des hommes. Donc lorsqu’on filme des personnages féminins dans l’intimité, on est obligé de les cadrer, soit de dos, soit juste le visage, et cette pudeur n’est pas notre choix. Je trouve ça vraiment dur. Si ça tenait qu’à nous, on représenterait exactement de la même façon tous les personnages, mais on ne peut pas parce qu’on sait très bien que ça va sauter.
Ça m’amène à un autre sujet, lié au « on », qui est celui de la collaboration. Je suppose qu’au début il y avait une petite équipe derrière toi. Comment est-ce qu’on en arrive aujourd’hui à cette pluralité de scénaristes, de réalisateur·ices, de collaborateur·ices ?
La première année j’étais tout seul sur le projet. C’était vraiment les acteur·ices et moi. J’étais au chômage donc j’avais le temps de tout faire, toute ma vie était autour du projet. La deuxième année, des personnes sont venues nous donner un coup de main, comme c’est un projet très personnel dans les premiers temps, c’était pas évident de partager l’écriture avec d’autres. Le plus dur restait la réalisation, se dire qu’il y avait un tournage du projet Pieuvre qui se faisait sans ma présence. Mais petit à petit, des liens de confiance très forts se sont créés. Et sur cette troisième année, qui touche à son terme, on s’est vraiment organisé comme un collectif. En réalité, c’est plus une machine de guerre, tellement c’est cadré. (rires)
On a donc une équipe écriture, une équipe réalisation, une équipe montage, une équipe traduction, une équipe communication. On blague en coulisses là-dessus, on appelle ça « la PME » tellement c’est énorme, on fait des visios tout le temps, on a des réunions en veux-tu en voilà…. C’est assez fou pour un projet qui est entièrement bénévole, où tout le monde donne de son temps, et où les gens se sont principalement rencontrés grâce au projet. À chaque fois qu’on se voit, on se redit « mais c’est dingue quand même qu’on soit tous regroupés autour de ce projet, et surtout avec passion ».
Maintenant que le projet Pieuvre fonctionne comme une machine de guerre, quel est ton rôle, en tant que créateur initial ?
Je supervise toujours l’écriture. Pour nous c’est vraiment la phase de création la plus importante, c’est celle qu’on a le plus envie de mettre à l’honneur. La réalisation, il y a toujours un moment qui t’échappe lorsque c’est un·e autre réalisateur·ice qui prend en charge l’épisode. Mais il faut l’accepter, c’est très dur de laisser s’échapper quelque chose que tu as créé, même si tu as une énorme envie de le partager avec d’autres. Je reste toujours à épier dans le moindre détail que tout corresponde à l’exigence de départ.
Le concept de Pieuvre était que ça soit tentaculaire, que ça aille de plus en plus vers des ramifications de personnages, de plus en plus éloignés, donc forcément le projet est dans un appétit perpétuel de nouvelles histoires, de nouveaux milieux…
Arthur Vauthier
En parlant du départ, qu’est-ce que tu imaginais comme suite au projet Pieuvre en août 2018 ? Est-ce que tu avais imaginé son succès, autant d’abonnés et une équipe aussi large ?
C’est très surprenant que le projet Pieuvre tienne, qu’autant de gens se soient agrégés petit à petit. J’ai toujours rêvé de quelque chose qui n’en finirait pas, même si c’est dingue puisque ça n’existe pas. On m’a toujours dit d’écrire des courts-métrages, mais j’ai jamais trop aimé les fins. J’avais envie d’un projet qui soit fabricable de façon simple avec juste une caméra, un micro, un plan fixe… Enfin quelque chose qui soit de façon assumée assez modeste à l’image et au son. En réalité c’est beaucoup de boulot, mais j’avais envie que ça soit facile à faire pour que ça puisse durer longtemps, sans me donner de limites. On avait un peu en tête à un moment, quand on est arrivés à quatre-cents épisodes, de se dire que ça serait chouette d’aller jusqu’à mille, mais maintenant qu’on y est arrivé c’est un peu vertigineux, ça pourrait durer jusqu’à trois mille. Il n’y a pas de limites. Qui peut nous arrêter ? (rires) Tant qu’on ne s’épuise pas… La vérité est qu’on a trop de perspectives pour les personnages. Le concept de Pieuvre était que ça soit tentaculaire, que ça aille de plus en plus vers des ramifications de personnages, de plus en plus éloignés, donc forcément le projet est dans un appétit perpétuel de nouvelles histoires, de nouveaux milieux… Le fait que de nouvelles personnes à la création arrivent elles-mêmes avec leurs envies de personnages, leurs univers, ça ne fait que grandir de façon exponentielle. Tant que la flamme est là, on continue !
Tant mieux pour nous… (rires). Est-ce que la notion d’inclusivité est significative pour toi, ou est-ce que la visibilité d’une pluralité de vies, d’amours, s’est faite naturellement, sans être questionnée ?
Ce que je reproche à pas mal de séries et de films, où les personnages sont homosexuel·les, est que l’homosexualité devient le sujet, et que nécessairement, on a des personnages qui ont l’air de vivre dans un monde où tout tourne autour de cette question-là, ce qui ne me semble ni représentatif de ce que je vis, ni de ce que mon entourage vit. Même si c’est une donnée fondatrice de l’identité, à côté de ça on vit dans un monde hétérosexuel, avec ce que ça a de positif et de négatif. J’avais envie de montrer Ferdinand, le premier personnage de la série, avec ses plans culs, avec ses problèmes de cœur, de solitude, mais aussi avec ses patronnes… Un monde qui est dominé par la quête du bonheur, la précarité aussi, l’incommunicabilité entre potes, etc. Ça me paraissait important de montrer l’ensemble de ces facettes de la vie, et de façon simultanée. Après concernant l’inclusivité au sens large des couleurs de peau, des genres, des physiques, des classes sociales, ça a mis beaucoup de temps à se mettre en place.
En premier lieu, j’ai fait appel autour de moi auprès de mes potes, et il se trouve que, malheureusement, on est un peu ségrégés dans la vie, pas par choix conscient, mais j’ai réalisé qu’ils étaient tous majoritairement des gays parisiens de trente ans, bruns, barbus. Voilà… C’est vrai que c’est compliqué, parce que tu n’as pas envie de donner à des gens un rôle parce qu’ils sont noirs ou parce qu’ils sont gros. Ce choix tout d’un coup laisse un sentiment bizarre. Mais en même temps, si tu ne le fais pas, tu manques une opportunité de leur donner de beaux rôles. On a eu un personnage sourd, un amant de Ferdinand, et ce qui me tenait à cœur, c’était qu’il ne soit pas vu comme le mec sourd. Je ne veux pas que les personnages soient essentialisés. J’attends un blockbuster sur une super-héroïne avec des supers-pouvoirs qui serait lesbienne, ce qui resterait une donnée parmi d’autres. Je suis un peu effaré quand je vois tout le monde s’extasier devant le casting récent de Star Wars parce que chaque personnage est représentatif d’une minorité. Ça devient du marketing. On est perdant quand on fait comme ça. J’espère que le projet Pieuvre, par des mouvements de tentacules, va représenter que des meufs lesbiennes noires vivant dans le Vercors. Je te dis n’importe quoi, mais ça serait bien, à un moment, de partir ailleurs.
Au cinéma, on nous habitue énormément à comprendre les enjeux des personnages, il y a une espèce de simplification de la vie…
Arthur Vauthier
Même quitter Paris ? Le projet est très ancré dans un quotidien induit par une grande ville…
On a fait notre premier tournage dans la campagne, du côté de Toulon (ndrl : épisodes à paraître à l’automne). On était avec des gens qui vivaient sur place, c’était la première fois qu’on allait ailleurs. C’était pas du tout des personnages parisiens, pas du tout des maisons qui ressemblent aux intérieurs usuels, pas la même façon de parler non plus. On a envie de tendre de plus en plus vers ça, notamment un jour, si on peut, aller vraiment dans la campagne. Mais ça coûte cher… On a exclusivement des revenus via Tipeee, tout l’argent qu’on reçoit est utilisé pour financer les tournages. Le fait d’emmener deux, trois, personnes juste trois jours, où l’on tourne un maximum pour rentabiliser les billets de train, est compliqué, tout notre budget y passe… Même si on en a vraiment très envie !
Ce serait un possible tournant narratif donc… Quelles sont tes inspirations cinématographiques personnelles ?
J’aime le cinéma documentaire, le cinéma de réalisme social, type [Abdellatif] Kechiche, [Jean-Pierre et Luc] Dardenne… Des films comme La graine et le mulet, ou Deux jours, Une nuit. Pour le trouble entre la fiction et la réalité, j’aime beaucoup ce que fait [Alain] Cavalier. L’image dégueu, moi j’assume qu’elle l’est parfois dans Pieuvre, me plaît. Si c’était trop joli, avec un joli son fait au micro cravate, ça nous éloignerait des personnages. Ça fait réellement partie de l’expérience d’être proche des acteur·ices de façon très simple. Il y a un film qui m’a beaucoup parlé, encore du cinéma français, de Sophie Letourneur, Ma vie au ranch. Quand j’ai vu ce film, j’ai trouvé ça complètement dingue parce que ça ressemble à du documentaire alors que ça n’en est pas, et dans l’écriture, on ne voit pas les personnages. Au cinéma, on nous habitue énormément à comprendre les enjeux des personnages, il y a une espèce de simplification de la vie, qu’il n’y a pas dans ce film. J’avais envie de quelque chose de similaire.
Après, bon ça va faire intello (rires), mais dans le cinéma asiatique il y a des réalisateurs dont je suis fan, qui n’ont aucun problème à mettre leur caméra sur pied et à faire des plans séquences qui durent, qui durent, et ça n’en finit pas, avec des personnages qui sont très taiseux. J’aime ce côté contemplatif, on est dans l’expérience de la durée des plans. C’est pour ça que dans Pieuvre, il y a régulièrement des instants où les personnages sont émotifs sous la douche et ne disent rien, et ça dure soixante secondes. Et il ne se passe rien, mais en réalité il se passe plein de choses, parce qu’en tant que spectateurice, on peut projeter énormément sur l’intériorité des personnages. J’aime beaucoup le fait de pouvoir se raconter aussi ce qu’il se passe entre les scènes, avoir d’énormes ellipses, durant lesquelles on est obligé de reconstituer l’histoire. Et pareil, dans les scènes où les personnages se disent très peu de chose, ça permet un investissement des spectateurices dans l’histoire, s’iels en ont envie. Je pense qu’au début ce n’est pas facile de rentrer dans le projet, mais qu’une fois que c’est fait, tu peux vraiment te projeter dans les personnages et y trouver ta place.
On s’est dit beaucoup de choses… Si la suite du projet Pieuvre n’est pas réellement actée, as-tu d’autres projets personnels en cours ?
Je viens de finir deux ans d’études au CEEA (ndlr : Conservatoire européen d’écriture audiovisuelle), une école de scénario, j’arrive sur le marché du travail en tant qu’auteur. J’espère écrire des séries. Pouvoir suivre des personnages dans le temps, les voir vieillir… C’est vraiment le format sériel que je trouve extraordinaire.
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Interview : Imène Benlachtar