Auréolé du Grand prix Format Court, le film fable de Jérémy van der Haegen scrute la banalité du quotidien. Dans Nuits Sans Sommeil, son troisième court-métrage, le réalisateur mélange autobiographie et fiction fantasmagorique pour interroger les binarités contemporaines.
A l’occasion de la reprise du palmarès du Festival Format Court le 7 avril prochain au Studio des Ursulines (Paris 5), Manifesto XXI a rencontré Jérémy van der Haegen. Sa filmographie est déjà de celles qui établissent un amour concret pour le mélange des genres. En entremêlant les métaphores fantastiques de l’enfance avec la banalité d’un quotidien accusateur, Nuits Sans Sommeil fait resurgir les désirs enfouis d’un·e enfant et de sa famille. C’est le portrait d’une campagne humide, du loup qui rôde, d’un·e enfant androgyne qui aime porter des robes, de l’inquiétude des parents. Le minimalisme de la mise en scène est hypnotique, servi par une cinématographie ancrée dans le rêve. Avec un récit inspiré de son enfance, Jérémy van der Haegen nous présente un quotidien banal qui permet de questionner l’encadrement psychiatrique des enfants queer, l’homophobie quotidienne, et les rôles sociaux de la famille nucléaire.
Manifesto XXI : Partons de l’ouverture de Nuits Sans Sommeil (un·e jeune enfant est interrogé·e par une pédopsychiatre qui questionne son identité de genre), j’ai cru comprendre que cette scène était très autobiographique. C’était le point de départ de ton film ? Comment as-tu vécu l’écriture de ces scènes très personnelles ?
Jérémy van der Haegen : Oui cette scène agit presque comme illustration du projet autobiographique. J’étais un petit garçon qui voulait porter des robes, efféminé. Dans les années 80 on m’a fait suivre une thérapie pédopsychiatrique qui visait une ré-identification au genre assigné à la naissance (masculin). Nous sommes alors en pleine période de psychiatrisation de l’identité trans. Le questionnaire posé à l’enfant au début du film existe réellement. Il a été théorisé par le Dr Kenneth Zucker, il était utilisé pour diagnostiquer une dysphorie de genre. Pour les enfants, on parlait alors d’un « risque de devenir transsexuel ou homosexuel ». Le mot transidentité n’existait pas à l’époque, la transsexualité était un diagnostic psychiatrique, qui désignait un trouble mental et justifiait une approche thérapeutique en psychiatrie.
De cette thérapie, j’ai gardé le souvenir de ces questions insistantes, répétitives, intrusives. Je voulais ouvrir mon film par une scène qui rejouerait cette confrontation entre un enfant et un·e « spécialiste de l’enfance ».
Jérémy van der Haegen
Ma première démarche a été de me questionner sur l’utilisation contemporaine de ce questionnaire. J’ai rencontré Anne Bargiacchi à l’hôpital Robert Debré (ndlr, la pédopsychiatre qu’on aperçoit dans Petite Fille de Sébastien Lifshitz) et Agnès Condat à l’hôpital de la Salpêtrière, qui ont confirmé que ce genre de questionnaire était parfois encore utilisé – voir même la norme dans certains endroits. Parallèlement, j’ai eu accès au dossier de ma thérapie au Centre Alfred Binet de Paris. J’ai découvert retranscrites les réponses que j’ai donné à quatre ans. Les réponses de l’enfant dans le film sont celles que j’ai découvertes dans ce document.
On sent que l’enfant est très au fait des conséquences potentielles de ses réponses. Par exemple quand il répond par une question, en demandant si sa mère peut l’entendre.
Oui, c’est vraiment l’impression d’un procès fait à sa personne. J’ai toujours eu le sentiment de devoir me défendre, d’être devant un juge et de devoir me défiler aux questions, de m’innocenter. Dans mon souvenir, j’ai déjà conscience de la nécessité de me cacher, de devoir garder le secret de mon anormalité. Quand on pense que je n’avais que quatre ans… Du coup cette scène devait être frontale, pointer du doigt l’obsession pour la norme binaire. Pour les deux genres fille-garçon, mais aussi pour les rôles sociaux attribués à chaque genre. Celui du père et de la mère par exemple. À partir de cette scène un autre film peut se développer, qui n’a plus besoin de nommer les choses. Il se déploie autour des mêmes enjeux d’une façon moins frontale et plus fantasmagorique.
Il y a plusieurs références à la psychanalyse dans Nuits Sans Sommeil : le rêve, la figure du loup, les relations familiales… et le film est ancré dans une relation au fantastique et à la fable. C’était évident lors de l’écriture ?
Pour le côté fantastique oui, c’est une façon cinématographique voire esthétique d’exprimer des choses de l’ordre de l’intériorité à l’écran. Si on ne veut pas dire les choses, ou si les choses sont ineffables, invisibles, on essaie de les faire affleurer à la surface de l’écran avec une atmosphère.
Je tente de rendre palpable des désirs et des frustrations, ces choses intérieures. Le fantastique est très présent dans mon univers de cinéma.
Jérémy van der Haegen
Nuits Sans Sommeil est comme une fable sans âge, sans morale, qui questionne la famille contemporaine, en prise avec la déconstruction des identités, en plein trouble dans le genre. Par le biais de la fable, j’avais aussi envie de tirer le film vers l’imaginaire, de faire une parabole. Le loup, celui des fables, est le monstre typique de l’enfance. Traditionnellement il est utilisé à des fins éducatives et moralistes. Dans Nuits Sans Sommeil, je voulais broder un nouveau récit et déconstruire cet aspect moraliste. Dans mon film, le loup vient avec ce bagage de métaphore de la monstruosité, mais la monstruosité est une image de ce qui échappe à la norme. J’ai voulu que le loup propose une potentielle métamorphose à l’enfant. Il est une sorte d’invitation à se libérer, à s’échapper dans la nuit comme l’enfant le fera sûrement plus tard pour des rencontres interdites.
Pour les références psychanalytiques c’est un peu plus compliqué : je m’y intéresse depuis longtemps mais je ne voulais pas enfermer le film là-dedans. On a toustes une lecture psychanalytique des personnalités aujourd’hui, et je ne voulais surtout pas remettre sur cet enfant une grille de lecture et la calquer sur la psychanalyse.
L’aspect Fable de ton récit est aussi présent au moment du générique, avec le choix musical qui clôture le film. Ça laisse une impression presque fantomatique….
C’est un enregistrement assez ancien de Hey, Ho, the wind and the rain, un texte écrit par Shakespeare et chanté par Alfred Deller. Ce chanteur contre-ténor avait la tessiture la plus aiguë pour un homme. Une voix qui questionne l’idée même d’appartenance à un genre unique.
Ce que le film fait très bien c’est raconter le quotidien : celui de l’enfant mais aussi de ses parents et de sa sœur, et de toutes les plus « petites » choses qui marquent et qui constituent plusieurs lignes de narration. Je pense à la prise de médicaments de la mère, mais aussi à l’homophobie présente sur les murs du village ou dans la salle de classe…
En effet, ces petites choses que tu pointes contribuent à étayer une narration assez simple (ou même quasiment inexistante) de la ligne du quotidien, avec les actions répétitives de tous les jours. Je voulais mettre en scène une vie ordinaire, la banalité. Bien sûr il n’était pas question d’effacer les signes que d’autres enjeux existent et qu’une autre vie bouillonne sous la surface du quotidien. Au contraire, il fallait tenir cette ligne double : à la fois l’ordinaire du vécu et l’extraordinaire du ressenti.
Je n’avais pas envie de faire un film sur un drame identitaire, sur des choses exceptionnelles, parce que je ne l’ai pas vécu de cette façon : c’était tout simplement ma vie ordinaire.
Jérémy van der Haegen
L’expérience de l’insulte que tu évoques, était fréquente et ancrée dans quelque chose de quotidien. Cette expérience est banale en même temps qu’elle nous bouleverse. Je voulais trouver une forme et un récit qui nous donne les deux à la fois : l’expérience extérieure et intérieure. Je ne voulais pas d’un récit victimaire, parce que c’est plus complexe que ça. Et je trouve qu’on voit beaucoup de films où c’est le récit du drame identitaire qui prend le dessus, en tout cas sur ces questions-là. Mais finalement, c’est le drame identitaire de qui ? De l’enfant ? De la personne « anormale » ? Ou au contraire le drame de la norme ? C’est pour ça que j’ai voulu tourner la caméra vers les autres membres de la famille et observer chez chacun d’entre eux à la fois les gestes du quotidien et ce qui se révèle discrètement à travers eux. Les déceptions, les doutes, les désirs et les frustrations.
Je trouve que ton film est queer justement parce qu’il a la volonté de se détacher du drame et du conflit, et évite de traiter l’identité queer comme « exceptionnelle ».
Chacun·e est confronté·e à une identité où il y a potentiellement résignation à un rôle qui nous préexiste et qu’on endosse maladroitement. Être une femme, un homme, être un père ou une mère. Et ça produit de la frustration, du malheur. Au sujet de mon film, on parle beaucoup de famille « dysfonctionnelle ». Mais est-ce que toute famille n’est pas dysfonctionnelle ? Pour moi dans ces dysfonctionnements, se révèlent la part de nous qu’on oblitère et qui se révolte en-dessous, qui refuse le modèle. En quelque sorte, rien ne me ferait plus peur qu’une famille « parfaite ».
Alors, est-ce que cette famille-là est fatiguée justement parce que le concept de « famille », en sens traditionnel, est lui aussi fatigué ?
Jérémy van der Haegen
Il me semble qu’il épuise les individus qui tentent de s’y conformer. Ce sont des questions que je me pose depuis longtemps.
J’ai cru comprendre que certain·es des acteurices étaient assez loin des rôles, notamment Sébastien Vion qui interprète le père – comment s’est passé le travail avec le casting ?
Oui c’est vrai, Sébastien Vion est surtout connu pour son personnage de drag et DJ Corinne, donc très loin du personnage interprété dans le film. Au début, il n’était pas sûr de réussir à incarner ce père de famille, si loin de lui. Il a pourtant suffi qu’il porte les vêtements du personnage et qu’il aperçoive son reflet dans un miroir. Je me souviens, il s’est écrié « oh mon dieu, mon propre père ! ». L’acteur qui joue la mère (Jayson Batut) est aussi très loin du rôle. C’est un ami de longue date, qui a fait sa transition depuis. Au moment où je lui propose de jouer la mère, je ne savais pas qu’il allait entamer sa transition – mais il était déjà très loin de ce personnage de mère au foyer. L’idée avec Sébastien et Jayson c’était en quelque sorte de leur faire jouer leurs propres parents, nos propres parents. Le faire avec une forme de maladresse, de tendresse, de légère distance.
Pour le rôle de l’enfant s’est longtemps posé la question de le confier à un enfant queer, un enfant trans, un enfant gay. Mais j’ai voulu éviter d’imposer mon regard à un enfant qui vit sa propre expérience du genre. C’est tellement fragile. J’ai moi-même été cet enfant qui a subi le regard d’adultes qui lui ont raconté qui il était et qui il devait être. Je voulais éviter de reproduire cette situation sur un plateau de cinéma. J’ai rencontré beaucoup d’enfants très différents mais le jeune acteur du film, Vidal Arzoni, est un « garçon cis », même si je pense qu’on ne peut pas exprimer les choses aussi définitivement à l’égard d’un enfant. Il a fallu travailler avec Vidal une forme de délicatesse des gestes, de la voix, qu’il apprenne à se jouer du masculin et du féminin. Et surtout il a fallu qu’il réussisse à se défaire du sentiment de honte d’incarner un tel rôle, ce qui n’a pas été de soi.
Pour finir, y-a-t-il des découvertes que tu aimerais partager ?
En ce moment je lis Queer psychanalyse: Clinique mineure et déconstructions du genre de Fabrice Bourlez, avec cette question très deleuzienne de la voix minoritaire : comment relire les textes fondateurs de la psychanalyse à la lumière de la question queer etc. Je trouve ça très nécessaire. Et récemment j’ai aussi découvert le recueil de poèmes Hold Your Own de Kae Tempest, qui reprend le mythe de Thyrésia (mythe de la transidentité) dans l’Angleterre des années 90. C’est ce que j’ai lu de plus proche de ce qu’il s’est passé dans ma propre vie.