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Abdellah Taïa,  un écrivain dans l’incendie de sa mère

Abdellah Taïa,  un écrivain dans l’incendie de sa mère

Dans Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa nous raconte une femme totalitaire et stratège : sa mère. C’est sa mort qui déclenche l’écriture du roman, hommage à cette figure de résistante qu’il impose comme une héroïne littéraire. À l’occasion de cette sortie, l’auteur nous a accordé un entretien fleuve au cours duquel il se livre sur ces obsessions : le pacte et la rupture, le pouvoir et les identités.

Le neuvième roman d’Abdellah Taïa, paru aux éditions du Seuil, nous projette dans un récit elliptique en trois chapitres qui sont les grandes étapes de la vie d’une femme : Malika Allali. C’est toute l’existence de la mère de l’écrivain qui est racontée par ce personnage. Au fil du récit elle pourfend la misère et élabore des stratégies complexes pour se hisser, elle et ses neuf enfants, hors de la pauvreté, au-dessus de la faim. Il lui dédie le texte avec ces mots : « Pour ma mère : M’Barka Allali (1930-2010). Ce livre vient entièrement de toi. Son héroïne, Malika, parle et crie avec ta voix. »

Le roman est habité par le regret et la culpabilité. La succession de monologues, dominée par la voix de Malika, nous relate une suite de relations manquées. Dans un récit hanté par l’exil, Malika se bat, sa vie entière, contre la misère. Elle se dresse dans le premier chapitre contre la puissance coloniale qui lui arrache son premier mari. Elle sauve sa fille Khadijah de la convoitise de Monique, riche française qui tente de l’asservir. Enfin, dans une dernière partie, Malika doit faire face à la France post-coloniale qui aura su charmer Ahmed, son fils homosexuel parti vivre librement sa sexualité dans l’Hexagone sans donner de nouvelles. Jamais résignée, consciente des strates de la société marocaine, elle est une résistante. Abdellah Taïa nous raconte ce monde d’hier et d’aujourd’hui, comme un écosystème traversé par une violence impérialiste, dominé par les riches marocain·es. Au travers de cette cruauté omniprésente, l’amour sublime bien sûr, pour ses enfants ou son amant. Il y a aussi l’homosexualité pour laquelle les marocain·es ont une étrange habituation couplée de déni. L’auteur laisse à voir le destin peuplé d’impasses et la grande résilience des marocain·es. 

Je retrouve Abdellah Taïa et son grand sourire franc au métro Belleville pour discuter de Vivre à ta lumière. Il m’emmène à la Vieilleuse, son bar fétiche, et me confie : « C’est là où se réunissent les migrants syriens et maghrébins, les gens comme moi. C’est un des derniers lieux qui nous ressemble ici. » Dans un coin de la pièce, face à son Coca zéro et son écharpe rouge pliée sur la table, il me raconte son livre dans le long échange ci-dessous.

Manifesto XXI – En dehors des thématiques puissantes du livre, ce qui m’a marqué c’est l’omniprésence de la cuisine. L’impératif du ventre vide, la solidarité dans la faim aussi. Tu peux nous expliquer cette symbolique ? 

Abdellah Taïa : C’est vrai que dans tous mes livres il y a des recettes. Il y a toujours deux ou trois pages qui racontent comment le personnage prépare tel ou tel plat. Dans la vraie vie, je n’ai pas réellement une obsession pour la cuisine mais je crois que c’est lié au fait que petit, cette histoire de « manger » était au centre de nos vies. Il n’y avait pas toujours de quoi se nourrir. Les journées de nos vies étaient tournées autour de la question : Comment on va faire pour manger ? Comment ma mère parviendra-t-elle à nourrir ses neuf enfants et le père ? Ne serait-ce que par exemple faire le pain.

Avant, nous n’allions pas à la boulangerie. Maintenant, les marocains font ça. À l’époque, dans les années 70 ou 80, le pain se fabriquait à la maison. J’étais souvent celui qui allait au four. Donc, je crois que ce rapport primordial à la vie ne peut que ressortir dans mon écriture et dans le monde sur lequel je veux écrire. J’ai passé des années avec ma mère, mon père, et mes frères et sœurs à être dans la même absence de nourriture, dans le même désarroi. Ce manque créait une forme de solidarité entre les corps. Souvent lorsque les gens n’ont rien, ils sont unis. La désunion arrive avec le surplus. Même aujourd’hui au Maroc, les pauvres ont plus à manger que lorsque j’étais petit. J’ai vécu dans cette totalité de gens qui sont dans la survie et se débrouillent face aux injonctions du pouvoir et aux diktats de la société. Naturellement, cette obsession pour la nourriture transparaît. Les journées au sens propre c’était se réveiller et s’asseoir à côté de notre mère. On était avec elle dans cette recherche de nourriture. C’était ça la vie. Ce n’était pas : « Tu nous fais à manger et nous venons manger. » 

Je réponds à la cruauté du monde avec une forme de froideur, de calcul. Comme un couteau qui tranche.

Abdellah Taïa
© Abderrahim Annag

Le livre parle du colonialisme bien sûr, du post-colonialisme aussi. De la violence des élites marocaines, des riches. Mais c’est surtout une histoire de rupture, de relations manquées non ? 

Tout à fait, c’est l’essence du livre. En tout cas, je constate que comme il y a des recettes de cuisine dans mes livres, il y a aussi un héros qui rompt dans tous mes romans. Cela se passe régulièrement, davantage qu’une intention de ma part, c’est le personnage qui se place en rupture. Souvent dans mes livres, autobiographiques ou pas, soit les héros vivent dans les conséquences de cette rupture, ou alors ils vivent eux-mêmes le moment de cette rupture. Que ce soit leur choix ou non. C’est, la plupart du temps, eux-mêmes qui font ce choix. Pour le cas de Malika, la France coloniale lui impose une rupture avec son mari. L’occupant l’oblige à partir pour l’Indochine, à se sacrifier là-bas pour une puissance qui ne se soucie absolument pas de lui ou de sa famille. Cette mort provoque d’autres ruptures mais qu’elle applique elle-même. Le lien qu’elle construit avec ses enfants dans le deuxième chapitre est peu naturel. Elle les remplit avec un désir de revanche. Même s’il faut passer par des chemins avec un peu de mal et de sorcellerie, elle ne les élève pas avec l’idée que tout sera rose. Elle leur parle des hommes, du palais royal. Elle leur annonce qu’ils se serviront de Khadijah et de sa beauté pour capturer un des hommes riches du palais et s’élever socialement. Vu ce que le monde a osé lui faire dans le premier chapitre, c’est elle-même qui décide des ruptures qui suivent dans sa vie. Au-delà du livre, c’est un thème qui m’obsède dans ma vie d’homosexuel. 

Le départ ? L’exil ? 

Oui. On se dit dès le début : « Comment je vais me détacher de ces gens ? Ces gens qui m’entourent sont totalement comme moi. » Je suis totalement comme eux. La même pauvreté, le même ventre vide, le même lien à la terre, au ciel, tout. On subit tous le pouvoir, l’oppression des riches marocains. Malgré cette solidarité, le gay est poussé à rompre, à partir parce que le monde remplit les gens qu’il aime d’une cruauté vis-à-vis de lui. Cette cruauté est impossible. Il n’a pas d’autre choix que de rompre. Il doit partir mais il ne les renie pas. Il reste attaché à eux. Il doit partir concrètement ou dans sa tête. Il ne peut pas être avec eux vraiment. Le monde remplit la tête des gens de cette cruauté contre les LGBTQI+. Ma vie fonctionne de la même façon, avec des étapes de rupture. Je réponds à la cruauté du monde avec une forme de froideur, de calcul. Comme un couteau qui tranche. 

Je n’ai jamais eu cette idée que le monde d’ailleurs est plus beau et intéressant que nous. L’Occident est arrivé dans ma vie comme un lieu où je dois décider d’aller pour atteindre mes objectifs. Jamais je n’ai perçu l’Occident comme un espace qui va me donner la liberté et me permettre d’exister. Jamais de la vie !

Abdellah Taïa

Tu en parles souvent dans tes livres. De l’homosexuel au cœur froid, sec. 

Tout à fait, dans Celui qui est digne d’être aimé (Seuil, 2017), je le dis. J’ai écrit ce livre sur ça. Ce héros, faible et ostracisé, ne voit que cette réponse. Il doit s’endurcir pour survivre et il devient finalement très dur avec ceux qui l’entourent. 

C’est une impasse ? 

C’est une impasse mais surtout une conséquence logique des dynamiques des mondes sociaux. Au Maroc ou ici en France. C’est encore plus dur ici. La France te met dans la position de l’immigré, de l’arabe, de l’ennemi. Tu n’as rien fait pour être dans cette position-là, mais on t’y place. Au Maroc tu es simplement celui qui ne doit pas exister. Mais en effet, la rupture est omniprésente. Dans mon écriture aussi. J’emprunte la technique de la coupe. Tous mes livres sont elliptiques. Comme si j’avais pris un couteau, enlevé toute la chair et trouvé un os. Je ne suis satisfait que lorsque je trouve l’os. 

La famille est un haut lieu de domination dans tes livres. Tu dis que les enfants sont possédés par les parents dans les familles marocaines. Pourquoi ? 

Tout d’abord, toute famille, à Londres, à Manille, à Tokyo, est traversée par des dynamiques complexes. La famille marocaine ne fait pas exception. Il se trouve que je viens du Maroc et ces dynamiques-là, je les connais. L’écriture aime la connaissance intime et profonde d’un monde. On ne peut pas écrire avec une connaissance théorique de Michel Foucault et Roland Barthes. Lorsque l’on veut faire un livre, il faut forcément être comme… Comme au fond de l’océan, tout au fond, et c’est ce fond-là, ses courants et ses tsunamis sous-marins que tu dois raconter. Si tu regardes la mer et que tu l’écris alors que tu es en face d’elle, ce n’est pas un livre. Tu ne peux pas écrire ce que tu penses de la mer alors que tu es en-dehors de ces enjeux. Pour l’écriture, il faut que tu sois dans l’océan.

La famille marocaine… Je suis à l’intérieur de cette famille-là. J’étais entouré de huit frères et sœurs dont sept plus âgés que moi. Ils avaient vécu beaucoup d’événements avant moi. J’étais une petite chose face à eux. Pas totalement considéré par eux et à la fois accroché à eux. J’entendais tout et je m’amusais dans les années 70 et 80, lorsque j’étais enfant, à les manipuler. Je jouais le rôle du petit esclave, je vous donne ci, vous me donnez ça. J’étais celui qui faisait les courses, j’adorais avoir l’argent et je me débrouillais pour garder la monnaie. Tout pédé que j’étais, violenté et ostracisé par la société et ma famille, je ne me mettais jamais à côté de ces dynamiques. Je voulais les manipuler aussi, à ma façon. Je n’étais pas soumis mais j’en donnais l’impression. J’ai six sœurs, il se passait tellement de choses. C’était fascinant. Un monde où les histoires, les désirs, les rêves, les feuilletons ne s’arrêtaient pas. 

Nous étions en feu. Et ma mère était un incendie que personne ne pouvait éteindre.

Abdellah Taïa

Je n’ai pas du tout grandi avec l’idée que le monde dans lequel je vivais était inférieur au monde de New-York ou de Paris. Je m’en foutais totalement de Paris ou de Londres. Je n’ai jamais eu cette idée que le monde d’ailleurs est plus beau et intéressant que nous. L’occident est arrivé dans ma vie comme un lieu où je dois décider d’aller pour atteindre mes objectifs. Jamais je n’ai perçu l’Occident comme un espace qui va me donner la liberté et me permettre d’exister. Jamais de la vie ! Je n’ai pas grandi avec ce mythe du white savior ! Nous les Arabes qui attendons d’être libérés, non. En revanche, le fait d’exister au milieu de ces enjeux violents et souvent sublimes nous mettait en feu. On jouait aussi, on s’amusait, on faisait le débriefing de ce qu’il se passait dans le quartier. Il y avait une invention perpétuelle de récits. Entre nous, nous n’essayons pas d’être des gens biens. Nous étions en feu. Et ma mère était un incendie que personne ne pouvait éteindre. Le père soumis, tu vois, avait juste choisi la meilleure position. C’est elle qui menait le combat. C’est souvent que les femmes marocaines sont comme ça. Les hommes sont des pantins. Ils ne font que prétendre. C’est une certitude, non pas sociologique, mais c’est une réalité à partir de laquelle je viens. Je n’en fais pas une analyse dans mes livres. Ils ne sont pas sociologiques de ce point de vue. J’écris une histoire qui condense ces phénomènes. C’est brut. 

Je vis en France et tu vois, je ne suis pas impressionné par les français. Parfois, j’ai l’impression que les français ne font que réciter.

Abdellah Taïa

C’est là où naît l’écriture ? 

Oui, elle est née au milieu d’eux. Ce serait mentir de dire que je suis devenu écrivain parce que j’ai étudié la langue française. Ce serait faux de dire que j’écris car j’ai lu Arthur Rimbaud. La langue française est venue car c’était la langue des bourgeois. Je me suis dit : « je vais aller dans cette langue, la saisir, m’élever socialement ». Je ne suis pas allé dans la langue française en me disant que c’était le langage de la liberté, de Montesquieu et Voltaire. Jamais de la vie je me suis dit que Montesquieu ou Voltaire étaient plus libres que moi. Je ne veux pas diffuser un tel discours. Une infériorisation de nous par nous-même. Ce serait la plus grande insulte face à des gens qui continuent d’avoir sur nous un regard de colon. Parce qu’ils ont produit Victor Hugo ou Marcel Proust, ils seraient plus importants que nous. Notre capacité à vivre et à nous battre avec le pouvoir ne serait-elle pas équivalente à leurs existences ?

Je vis en France et tu vois, je ne suis pas impressionné par les français. Parfois, j’ai l’impression que les français ne font que réciter. Nous, nous ne récitions pas. Nous on était dans la bagarre, avec les voisines, avec la police, avec la préfecture. Les gens avaient la force de mener toutes ces bagarres. Ici les gens ont la protection sociale, les aides, Proust, Voltaire, pour les épauler. Nous n’avions rien et nous y allions. Tout aussi violenté que j’étais, j’ai vu que les autres l’avaient été tout autant que moi. Ils ont mené le combat eux aussi. Je ne peux pas leur dénier cela. Ils ne m’ont pas compris. Ils ne m’ont pas protégé. Mais ils se sont battus. Je ne dois pas les transformer en des entités ennemies qu’ils n’étaient pas. J’ai souffert mais je dois être juste.

Malika Allali © Abdellah Taïa

L’ancrage géographique du récit est primordial dans le texte. Les villes, les rues, le couple infernal Rabat-Salé. À quoi ça te sert dans l’écriture ? D’où ça te vient ?  

D’abord, je le redis, ce n’est pas mes études qui m’ont amené à être un écrivain. Un écrivain c’est aussi un migrant qui vient à peine d’arriver à Paris, après deux ans de marche depuis l’Afghanistan. Si je l’écoute, il est tout à fait écrivain. J’ai su quoi faire pour arriver à être publié, à atteindre les éditions du Seuil. J’ai plus de chance que lui. Ce migrant ou cette migrante est autant écrivain ou écrivaine que moi. J’écris toujours à partir de quelque chose d’incarné, d’un lieu, d’un corps. C’est dans sa totalité que je regarde l’objet d’écriture. Je ne me dis pas : « Tiens je vais écrire sur Agadir pour ce qu’elle symbolise ». Non. Je ne connais rien d’Agadir. Je connais Rabat-Salé. J’ai vécu, j’ai subi, j’ai aimé là-bas. Je vénère cette opposition entre ces deux villes. Le fleuve Ourga qui les sépare, l’océan qui les dévaste. Pourquoi sortir de cette géographie ? Elle incarne tout, la guerre, l’amour, le pouvoir. Une ville qui domine l’une puis c’est au tour de l’autre.

Rabat au départ n’existait pas. C’était un quartier de Salé. Certains des musulmans chassés de l’Andalousie sont arrivés jusqu’à Salé, ils ont été mis à l’écart et Rabat est née sur la prospérité de ces immigrés. Les habitants de Salé n’ont jamais accepté ça. Ils ne supportent pas d’être devenu la périphérie de Rabat, cette chute. Cette géographie des débuts perdure. Quand tu passes de Salé à Rabat, on dit que l’air change. Il donne mal à la tête. C’est vital pour moi cette géographie, pour savoir ce que je raconte. Ça me permet d’être précis. D’être ramassé. Je domine totalement ce monde. Je le connais. Je n’ai pas besoin de références ou de recherches. Ma vie dans ces deux villes, tout comme ce qui m’a précédé et qui continue à travers moi. L’art doit être concret. Si tu veux faire émerger une idée, entre dans l’objet, dans la pierre. Michel Foucault ne peut pas t’expliquer la pierre, c’est elle qui va t’aider à écrire. 

Les personnages sont emplis d’un désir de vengeance, tout comme l’écrivain. Tu rappelles sa légitimité à ta mère. 

Ma mère. Ce livre, c’est le livre de ma mère. J’ai juste changé le nom parce que j’étais obligé de construire un texte. J’ai dû inventer certains détails. Les grandes lignes de ce livre sont celles de sa vie, la vie de M’Barka Allali. Le départ de son premier mari, la française qui veut voler sa fille, le cambriolage de sa maison de Salé. C’est elle qui m’a raconté tout ça, et sa négociation avec le voleur du dernier chapitre. Ce désir de revanche je l’ai mais je le raconte à partir de ce que ces gens sont pour eux-mêmes. Cette femme ne se laisse pas manipuler ou dominer par les idées des autres. Ni par la France coloniale, ni par les autres. Ces gens ont le pouvoir de tuer, d’arrêter. Elle s’y mesure. Pareil avec les riches marocains. Ce livre entre dans sa tête et on entend tout ce qu’elle pense d’eux. Elle est petite seulement du point de vue des structures sociales et politiques. Elle ne se perçoit jamais comme petite. Les marocains sont comme ça. Ils ont une certaine malignité, ils savent ce qu’il faut dire pour s’en sortir. Ils ont une conscience. C’est un mot très important. Ils ont conscience d’eux-mêmes et des enjeux du monde qui les entoure. La famille, le quartier, le roi, Rabat-Salé, Casablanca, Tanger, ils savent. Même s’ils n’ont pas été à l’université, ils comprennent très bien ce que Michel Foucault raconte dans ses livres. Ils l’appliquent. Ils sont meilleurs même : il a eu des bourses pour l’écrire. Eux, ils se battent et meurent. Je ne veux pas la présenter comme une femme qui subit, qui souffre, soumise comme femme arabe. Le livre raconte l’inverse. Elle sait que le système va l’écraser, mais le livre donne à voir une voix qui s’élève face à tout le monde. Tout puissant qu’ils sont, elle rappelle qu’elle l’est davantage encore. 

Ce personnage s’appelle Malika. (ndlr : Malik : Roi. Malaka : Posséder.) 

Oui ! (Rires) Ce n’est pas par hasard.

La scène où elle confronte Monique à Chellah est très forte. C’est aussi un moment énigmatique. Qu’est-ce qu’il se déroule véritablement ? 

Monique tu vois, c’est vraiment ce que je ressentais petit… Rien que le fait qu’ils soient blancs, français ou américains, tout de suite cela leur donnait une importance. Moi, quelque part, j’étais censé m’écraser devant eux. Je ne le faisais pas. Mais eux, même quand ils sont gentils, innocents, ils déambulent dans notre monde comme s’ ils en étaient les rois et les reines. Nous étions censés nous prosterner devant ces gens-là. Ils n’incarnaient pas le mal, ils n’étaient pas méchants pourtant… En vieillissant j’ai compris cette posture. L’Occident domine en représentant les bonnes valeurs, les droits de l’Homme, l’innocence. Tout ça pour faire oublier le mal causé notamment durant la colonisation. L’interventionnisme occidental continue partout, en Ouganda, au Soudan, en Syrie, partout. Qui fabrique les armes ? Monique doit représenter ça. Comme lorsque je croisais un français dans notre monde et que tout de lui disait qu’il était plus légitime. Je voulais que « l’innocence » de Monique soit visible de cette façon. J’espère que le lecteur verra comment l’Occident domine. Cette partie du monde s’est octroyée un certain nombre de valeurs et impose ses choix. Le reste du monde doit l’accepter. Nous ne serions pas modernes. Incapables de penser l’émancipation à partir de nous-mêmes, incapables de nous rebeller ? On serait soumis à nos dictateurs alors qu’ils sont placés et soutenus par l’Occident.

Malika amène Monique aux ruines de Chellah pour qu’elles soient dans un endroit qui représente l’essence du Maroc. Ce que les autres appellent le mystère du Maroc. C’est un mot orientaliste. Ils ne comprennent pas la logique de la vie là-bas et disent alors : « C’est magique, c’est folklorique. » Cela perdure aujourd’hui. Moi je ne suis pas folklorique quand je décris, car je viens de ce monde. Il fallait que la réponse de Malika à la proposition de Monique de rendre esclave sa fille se passe là-bas. Il fallait que ça corresponde à la logique d’une femme marocaine. Sa logique à elle, et pas celle d’un discours d’émancipation, de progrès. Il y a évidemment autre chose qui se passe, le lecteur le découvrira. Il y a comme une histoire d’amour qui vient aussi. (Sourire)

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© Abderrahim Annag

Dans le livre, tu construis d’autres mondes. La prison est un espace de liberté, d’amour entre hommes. Le personnage de Jâafar qui en est sorti veut retrouver Marwan dans cet endroit. 

Je pars toujours de choses réelles, tangibles. J’ai grandi à côté d’une prison. La prison Zaki du livre est à 5 minutes de mon quartier : Hay Salam à Salé. Lorsque ma mère m’avait raconté ce moment de face à face avec ce voleur chez elle, déjà avant sa mort, je m’étais dit : « Je veux écrire sur ça. » J’ai utilisé ça pour parler de cette prison. J’ai juste transformé le héros en gay. Ce voleur homosexuel qui veut retourner en prison me sert à créer une conversation que l’on n’entend pas au Maroc. C’est impensable. Jâafar et Malika parlent de ce qu’il est lui, pour de vrai. La société marocaine et sa littérature nous privent de ces discussions. Cela ne peut pas exister. Cette impossibilité est rendue possible, la littérature permet ça. Je veux que les gens se disent que ce sont des mots que l’on peut entendre. 

J’ai l’impression que c’est quelque chose que tu essaies de faire depuis plusieurs livres maintenant, non ? 

Ce n’est jamais sorti de cette manière. Ce troisième chapitre est inédit. Cette confrontation n’était jamais advenue comme ça dans mes récits. La mère est face à ce qu’on appelle l’identité gay. Il s’agit de cela. C’est un livre sur la mère, pas sur l’homosexualité. Ce n’est pas un livre sur Ahmed ou Jâafar. La mère ne peut pas comprendre que son fils Ahmed parte en France pour vivre sa vie d’homosexuel. Elle ne peut pas associer l’idée de liberté avec la France. C’est impossible. Son mari lui est arraché. Elle se retrouve à la rue. La France récidive, elle veut lui prendre sa fille. La France s’acharne. Et encore à nouveau, Ahmed est emporté par les idées d’émancipation. Elle ne peut pas voir la France comme un lieu de libération. Même si les mots de Malika sont choquants, je voulais que ça sorte comme ça. C’est la vérité. C’est vrai dans sa logique à elle. On peut ne pas être d’accord mais c’est vrai. 

Jâafar essaie de la faire nommer cette identité. Elle ne parvient pas à dire « zamel » (pédé en arabe)

Même si elle n’arrive pas totalement à dire ce mot et donner une existence à son fils et au voleur, elle leur dit en même temps : « D’accord je suis passée à côté de mon fils, je l’ai laissé se faire violer. » Elle rappelle aussi ce qu’elle a donné. L’argent pour le bus vers la fac, la nourriture. Elle ne l’a pas jeté dehors. Elle a le droit de rappeler ça. Ce n’était pas acquis. Le frigo n’était pas rempli. Elle s’est battue pendant des années pour construire sa maison. Elle rappelle des faits si forts qu’on ne peut que les comprendre. Elle dit : « J’étais dans cette guerre-là. Je n’ai pas vu mon fils. » J’ai trouvé qu’il fallait qu’elle réponde dans sa logique à elle. Sa solidarité ne s’exprime pas bêtement. Elle est là, malgré tout. Elle existe entre elle et l’homosexuel. Elle n’exprime pas ces choses comme on aimerait les entendre. Quelqu’un m’a dit que cette mère était indigne. Je ne vois pas pourquoi on dirait ça. Ce personnage est dans une autre logique historique. Un livre ne sert pas à présenter de bons personnages. Il faut parler des gens coincés dans des vents contraires. Peut-être que c’est parce qu’on vit dans un monde où chacun veut présenter son meilleur profil sur internet. (Rires) Dès qu’il y a des personnages avec des aspérités ce n’est plus acceptable. 

Je ne veux pas construire une littérature qui ferait de moi le héros et celui qui a le plus souffert, qui est arrivé à Paris. Ce serait indigne. Lorsqu’on est formé à l’académie de ma mère, il ne faut surtout pas essayer de s’en échapper.

Abdellah Taïa

Tu as l’impression que ça contamine la littérature ? 

Oui, complètement. Il suffit de regarder Netflix. Ce sont des boulevards, des autoroutes narratives. C’est la même histoire et les mêmes personnages. Le lycée est le même à Palerme, à Rabat, à Amman. C’est écrit de la même façon, avec la même fin, dans une soi-disant inclusivité. La représentation est très importante. Mais pourquoi tous ces personnages parlent-ils la même langue, les mêmes mots ? Au Burundi, à New York, à Londres. Nous sommes dans une homogénéisation des récits. C’est pourquoi si on voit cette mère comme indigne on n’a pas compris les chapitres qui précèdent. Cette mère ne peut pas adhérer aux concepts occidentaux tel que l’identité gay. Elle en est incapable. Je suis évidemment pour les droits LGBTQI+ et l’identité gay. Mais je reconnais que ce sont des concepts qui viennent de l’Occident. 

Tout cela est inintelligible pour Malika. 

Voilà. C’est une autre lutte. Et je la trouve aussi grande et peut-être plus noble que ce qui se passe en Occident. Ma mère n’avait rien à manger au sens propre. Elle mendiait. Elle est restée acharnée, intraitable. Sa réponse est de demeurer intraitable. Et il fallait qu’elle reste comme cela jusqu’à la fin du livre. Rassa qaasha. La tête dure. 

Pour qui écris-tu ? 

Je n’écris pour personne. Enfin, je le fais dans la suite de la logique de ma mère, la voix de mes sœurs. Je suis né en 1973. Mes parents ont eu des enfants dès 1958. Ils ont vécu des choses dont j’étais absent. J’ai grandi avec l’écho de ce monde. Cet écho a construit en moi une capacité à imaginer ce monde, à entrer dans ces voix autour de moi. J’écrivais déjà avec eux. J’écris d’abord et avant tout leurs histoires et moi avec eux. Je n’écris pas en disant que je suis pédé et je n’ai rien à voir avec eux. C’est l’inverse. Ils me disaient : « Tu es pédé, tu n’existes pas. » Je reviens et je dis : « Rappelez-vous. Nous avons eu faim ensemble. Je suis avec vous, tout pédé que je suis. » Je ne veux pas construire une littérature qui ferait de moi le héros et celui qui a le plus souffert, qui est arrivé à Paris. Ce serait indigne. Lorsqu’on est formé à l’académie de ma mère, il ne faut surtout pas essayer de s’en échapper. L’Académie M’Barka est la meilleure au monde, j’en suis le bachelier à vie. 


Vivre à ta lumière, Abdellah Taïa, 208 pages, Seuil

Image à la Une : © Abderrahim Annag

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