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Petite fille, le documentaire d’une construction identitaire lumineuse

Petite fille, le documentaire d’une construction identitaire lumineuse

Faire du documentaire intimiste et bouleversant sans basculer dans le voyeurisme est loin d’être chose aisée, qui plus est lorsque l’on choisit d’aborder les représentations trans. Après Adolescentes sorti en septembre dernier, Sébastien Lifshitz montre une fois de plus qu’il est maître en la matière avec Petite fille, film remarqué lors de la dernière Berlinale et disponible sur Arte depuis le 25 novembre.

À 3 ans, Sasha a dit que quand elle serait grande, elle serait une fille. Dans ce film, la caméra déroule son itinéraire, celui d’une petite fille trans. Nous suivons ici son combat, et en particulier celui de sa mère, qui se dévoue sans relâche pour accompagner son enfant dans son processus – une lutte acquise dans le cadre familial, mais incomprise et complexe à l’école ou ailleurs. Le but essentiel de ce documentaire, filmé au cours d’une année entière, est de suivre Sasha et sa famille dans leur démarche pour qu’elle puisse s’habiller comme les autres petites filles à l’école et être appelée par des pronoms féminins – un combat d’apparence anodine, mais d’une importance pourtant vitale.

Sasha et sa mère © Agat Films et Cie
Le parcours d’une mère pour son enfant 

Entre charge mentale et culpabilité, la mère de Sasha, Karine, constitue le point pivot de l’histoire. C’est elle qui décide d’accompagner le destin de sa fille et de tout faire pour lui rendre la vie plus simple. L’intégrer, la comprendre, et surtout l’écouter. Comme en témoigne la scène où elle lui propose de trier ses vêtements, lui rappelant qu’en tant que fille elle a tout de même le droit de porter la couleur bleue ainsi que des pantalons. Elle est le lien entre Sasha et la caméra, qui demeure très discrète et ne parle pas – ou très peu – tout au long du film. Karine se remet sans cesse en question dans sa démarche de mère : « Ai-je fait les bons choix en appuyant sa transition ? » ; « Je désirais une fille pendant ma grossesse, est-ce que c’est ma faute si Sasha se sent fille ? » ; « Nous avons choisi un prénom mixte, c’est sûrement pour ça ? » – des questions symboliques et pesantes que la rencontre avec la pédopsychiatre lui permettra d’occulter. Elle reste forte pour sa fille, malgré des reproches continus lui venant d’autres parents d’élèves, car c’est bien toujours la mère qui est pointée du doigt dans ses « manquements » et ses « fautes ». 

Il y a des enfants qui l’acceptent parfaitement comme ça, j’aimerais bien que les adultes aussi.

Karine, la mère de Sasha

Le documentaire suggère ainsi de nouvelles figures de parentalité bienveillantes et non déterminées. Ainsi, bien que le père semble plus en retrait et s’impose comme une figure plus froide, il ne manque pas de témoigner l’affection qu’il a pour Sasha et du respect qu’il a pour ce choix précoce. La caméra nous laisse entrevoir une solidarité familiale à toute épreuve. Une famille qui a su se montrer à l’écoute pour laisser Sasha prendre une place décisive, parfois au détriment de ses deux frères et de sa sœur, qui n’en demeurent pas moins compréhensif·ves et présent·es. La famille est soudée, transformant le foyer en un rempart contre le monde extérieur, mais elle est déjà hantée par la densité du trauma que risque de supposer l’existence de Sasha dans un monde qui ferme trop souvent les yeux sur la liberté d’être. Cette image de cocon se matérialise dans la manière dont Sasha conçoit sa chambre de fille, un univers à part où elle peut être qui elle veut. 

C’est son combat mais c’est le mien aussi, je sais que ce sera le combat de ma vie.

Karine, la mère de Sasha
Donner à voir de nouvelles représentations

Le documentaire Disclosure sorti cette année sur Netflix nous démontrait à quel point les représentations trans sont majoritairement négatives et problématiques au cinéma ainsi que dans les médias. Si Lifshitz avait déjà abordé la transidentité dans Bambi en 2013, Petite fille apporte une vision novatrice sur la question en mobilisant directement l’enfance et son innocence inhérente, là où Bambi emploie le regard rétrospectif d’une femme âgée. Certes, comme dans d’autres récits de vie trans, tout n’y est pas positif. Sasha passe par des moments dramatiques à son échelle d’enfant : le refus violent qu’elle intègre le cours de danse en tant que fille, les difficultés à l’école, des maîtresses qui ne cherchent pas à comprendre sa situation, et plus généralement l’implication dans des problèmes qui ne devraient pas être ceux d’enfants. Ce documentaire interroge un monde d’adultes résolument segmenté et immobile qui préfère fermer les yeux plutôt que d’essayer de comprendre. 

Sasha et sa famille © Agat Films et Cie

Cette année encore, le cas de Lilie, petite fille trans de 8 ans, a été médiatisé en France – notamment sur les plateaux télé (TF1, Quotidien) et via d’autres interviews vidéos (Konbini) – de manière parfois critiquable. Les représentations positives d’enfants trans restent très rares, ce qui fait de ce documentaire une ressource précieuse, et ce, aussi bien pour les personnes trans que pour leur entourage. La question de la dysphorie de genre et de la transidentité à l’enfance est fréquemment analysée comme un caprice, une passade. Elle est ainsi fréquemment décrédibilisée car l’enfant est considéré·e comme trop immature ou manipulé·e par ses parents. Il suffit de s’attarder dans les commentaires sous les articles qui parlent du film, ou de constater les remarques de certain·es adultes à l’égard de Sasha ; alors que, comme le démontre Petite fille, la dysphorie de genre est un mal-être évident, inexplicable scientifiquement, mais bien réel. Ici Lifshitz capte toute cette honnêteté propre à l’enfance, en séparant la transidentité de la sexualité et de la puberté, communément mêlées à cet enjeu (ces sujets de transition physique sont seulement évoqués et assez peu développés en fin de documentaire). Les scènes qui se passent chez la pédopsychiatre à Paris se veulent ainsi éprouvantes tant les sentiments et ressentiments de Sasha se révèlent dans leur simplicité la plus sobre.

Préserver l’enfance d’une sexualisation précoce

Bien que l’approche de ce documentaire soit ouvertement binaire, Petite fille illustre tout de même la trop grande sexualisation des enfants, ou du moins l’importance substantielle attribuée au sexe de l’enfant. Dans les premiers instants du film, personne n’irait questionner « ce qu’est Sasha ». Car de fait, une enfant de l’âge de 8 ans ne présente aucun trait physique évident qui font d’elle un garçon ou bien une fille : tout ce qui « trahit » ce qu’elle est, c’est un genre attribué à la naissance. La société oublie trop souvent que ce sont ces traits biologiques invisibles pour les autres et des attributs externes qui font un « garçon » ou une « fille ». Objectivement ses vêtements de petite fille roses qu’elle semble tant chérir font d’elle une fille, mais le costume de garçon qu’on lui attribue à la danse fait d’elle un garçon – notamment aux yeux du groupe, créant une altérité traumatisante vis-à-vis des filles qui l’entourent. Lors de cette scène précise, on ressent d’ailleurs l’envie, le désir de Sasha d’être « comme elles » dans le cours de danse, de porter des justaucorps colorés et d’être intégrée. 

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Plus qu’un film sur la transidentité, Petite fille est une brillante captation extérieure de l’enfance comme on en fait rarement, entre sociabilités, jeux, difficultés et émois. Sébastien Lifshitz fait le choix de positionner sa caméra à hauteur d’enfant, souvent éloigné, parfois proche, mais toujours discret et juste dans sa manière de développer le portrait de cette petite fille et de sa famille. Entretenant une confiance tangible entre son objet et son sujet, il saisit ainsi ces instants lucides et fragiles dans une poésie plus que délicate, nous donnant à voir l’épanouissement de Sasha, qui ne demande qu’à vivre son enfance. 

Le documentaire Petite fille de Sébastien Lifshitz est disponible sur arte.tv jusqu’au 26 novembre 2022. 

Image à la Une : © Agat Films et Cie


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