Les Sillons n’est pas seulement une exposition, c’est un véritable programme d’accompagnement dédié aux artistes dit·es émergent·es et pensé par Thomas Conchou, arrivé à la direction artistique du Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson l’année dernière. La première édition rassemble treize artistes, dont les travaux sont à découvrir dans une exposition visible jusqu’au 16 juillet, et/ou lors d’une journée de performances, Les Sillons Fest, qui aura lieu le 24 juin prochain.
Dans le journal de l’exposition, Thomas Conchou écrit : « En composant le nouveau projet du [centre d’art], il m’a semblé nécessaire qu’une structure d’accompagnement, de production et de diffusion des arts visuels s’investisse durablement en faveur des artistes et des travailleur·ses des arts visuels en début de carrière. » L’occasion de faire le point : pourquoi est-il crucial de proposer un accompagnement aux artistes en début de carrière, mais aussi de donner plus de place à des projets émergents et politiques au sein de nos institutions ? Les Sillons n’est pas le premier programme à s’engager pour la professionnalisation des artistes émergent·es, et certaines manifestations sont aujourd’hui reconnues comme de véritables tremplins pour débuter sa carrière, au premier rang desquelles on trouve le Salon de Montrouge. Et si ces initiatives absolument nécessaires se développent enfin, quelles sont les particularités du programme initié à la Ferme du Buisson ?
On s’embête beaucoup moins avec les cloisonnements, et c’est pour la meilleure santé du tissu artistique. Les artistes font ça depuis très longtemps. Le problème de l’institution, c’est de verbaliser un certain nombre de choses qui, en fait, existent déjà dans les pratiques quotidiennes, vernaculaires… On n’invente rien, on visibilise.
Thomas Conchou
Décloisonner et penser l’écosystème de l’art de façon globale
La première édition de Sillons rassemble des artistes (ou duos) découvert·es ces dernières années par Thomas Conchou, notamment lors de jurys d’écoles d’art. S’il n’y a pas de thématique directrice, la plupart des artistes sont issu·es d’écoles d’art de région, et non d’Île-de-France. Hormis cela, les artistes ne partagent, a priori, pas grand-chose : tous les médiums sont représentés (la part belle est faite aux pratiques pluridisciplinaires et performatives), iels ont entre 23 et 34 ans, sont de nationalités diverses et ont des parcours et niveaux de reconnaissance variables. Pour s’adapter au mieux aux besoins de chacun·e, il a fallu penser des modalités d’accompagnement fluides et adaptables à cette hétérogénéité de pratiques et de parcours. D’abord par la production : d’une œuvre (Omar Castillo Alfaro), d’une nouvelle version d’une œuvre préexistante (HaYoung), ou d’une performance (Théophylle Dcx). Les choses ont été pensées au cas par cas, comme pour Mélina Ghorafi, qui présente MUSOGYNIE, une installation évolutive qui dénonce les clichés sexistes. La Ferme du Buisson a financé l’achat de plusieurs objets qui viennent rejoindre sa collection personnelle et augmenter son œuvre. Le film What is a residue left from setting a black puddle on fire? de Nesrine Salem a quant à lui été co-produit par la Ferme du Buisson avec Mécènes du Sud (Sète-Montpellier) et le CNAC Magasin (Grenoble) tandis que Benoît Le Boulicaut a été sollicité à la fois en tant qu’artiste (il expose des tableaux dans l’espace et performera le 24 juin) et designer – il a également signé l’identité graphique de l’évènement. La Zone à Partager (ZAP), un espace de médiation en autonomie dans le centre d’art animé par un collectif inter-service de salarié·es, a d’ailleurs donné carte blanche à lae Clubmaed. La collective artistique y propose des textes, ressources et outils collaboratifs pour penser et réfléchir ensemble aux questions des inégalités de genre et des langages inclusifs.
« On s’embête beaucoup moins avec les cloisonnements, et c’est pour la meilleure santé du tissu artistique. Les artistes font ça depuis très longtemps. Le problème de l’institution, c’est de verbaliser un certain nombre de choses qui, en fait, existent déjà dans les pratiques quotidiennes, vernaculaires… On n’invente rien, on visibilise » nous explique Thomas Conchou. Car il s’agit de favoriser la perméabilité entre les disciplines et de penser l’écosystème de l’art dit émergent de manière plus globale. Ainsi, il a invité la critique d’art Camille Bardin pour une résidence de création de deux mois avec son podcast PRÉSENT.E. Outre l’intégration dans l’équipe du centre d’art et la mise à disposition d’un studio son avec du matériel professionnel pendant deux mois, cela lui a permis de se consacrer pleinement à cette activité, d’être rémunérée, et de penser de nouveaux formats pour enrichir sa formule. « Ça a été génial de pouvoir avoir un temps dédié à la production de podcasts, sachant que PRÉSENT.E est un projet que je mène de manière bénévole de A à Z, des recherches à l’enregistrement, en passant par le montage, la communication… » nous confie celle qui devrait continuer à collaborer avec le centre d’art sur de futurs projets. Chacun des épisodes hors-série produits pour l’occasion se clôture d’ailleurs sur la même question adressée aux artistes : « Quelle(s) information(s) auriez-vous aimé qu’on vous donne avant de quitter l’école, quel(s) conseil(s) auriez-vous aimé avoir pendant vos études et avant de sauter dans le bain des travailleureuses de l’art ? »
Un accompagnement pour combler les lacunes des écoles d’art ?
Pour Grand Chemin, qui présente une vidéo et performera au Les Sillons Fest, « les écoles gagneraient à préparer davantage les élèves. Malgré quelques “modules professionnalisants”, rien ne nous prépare vraiment à ce qui va suivre. Beaucoup de personnes se sentent perdues et minuscules au milieu du monde de l’art et du travail, et c’est vraiment une chance de pouvoir travailler avec des gens·tes qui sont à l’écoute et ont envie d’expliquer comment ça se passe ».
Alors que les artistes ont bien du mal à être considéré·es comme des travailleur·ses comme les autres, leur donner les outils nécessaires à leur professionnalisation et leur autonomisation en les accompagnant sur des éléments pratiques et concrets permet de prendre peu de distance avec le mythe délétère de l’artiste bohème. Il n’y a pas d’un côté la création, et de l’autre des questions pratiques, concrètes, juridiques. Par exemple, une mise au point sur les spécificités du statut d’artiste-auteur·ice était menée en partenariat avec Maison des Artistes auprès de celleux qui en avaient besoin, ou pour qui la création de ce statut était une nouveauté.
Thomas Conchou et l’équipe du centre d’art se sont également rendu·es disponibles pour faire du cas par cas, comme le souligne Grand Chemin : « Il a écouté toutes mes interrogations et mes doutes par rapport au milieu de l’art, et a discuté avec moi du choix de mon pseudonyme. Je n’ai jamais envoyé de portfolio formel, et ça n’a pas posé de problème. Tout le déroulé et l’organisation des Sillons nous ont été expliqués dès le début, et nous avons été logé·es, nourri·es, défrayé·es pour le transport. » La qualité de l’accueil est une expérience partagée par Théophylle Dcx et HaYoung qui, toustes deux, insistent sur les bonnes conditions de travail proposées par Les Sillons #1. « Ce dispositif est important, surtout dans des centres d’art qui sont reconnus, qui ont une production, et qui nous proposent quelque chose de professionnel et réglo qu’on voit peu ailleurs » note Théophylle Dcx.
Alors, prendre soin de cette nouvelle génération d’artistes, sortir de schémas ascendants et précarisants, et partir du principe que si l’on traite bien les artistes, elleux-mêmes seront plus exigeant·es ensuite dans leurs futures collaborations… le début d’un ruissellement des bonnes pratiques ?
Mais finalement, c’est quoi l’émergence ?
« Je ne m’attache pas tellement à l’émergence, c’est juste qu’il faut un mot pour expliquer ce qu’on va essayer de faire dans un programme comme ça, qui est d’accompagner des artistes qui ont, selon moi, un besoin de visibilité et/ou de renforcement professionnel » nous explique Thomas Conchou. Une des définitions communément admises de l’émergence correspond aux dix premières années de pratique professionnelle, bien souvent à la sortie de l’école. Pourtant, il est difficile de délimiter les contours précis de cette notion, galvaudée mais parfois inévitable. Les artistes elleux-mêmes ont du mal à y voir clair, comme en témoigne Grand Chemin : « Je pense considérer l’émergence comme une scène à part entière au sein de l’art contemporain, et je ne sais pas si je coche toutes les cases ! » Même son de cloche chez Théophylle Dcx, dont le travail a pourtant déjà été présenté dans plusieurs institutions : «Je suis “en train d’émerger” plutôt que “émergent”, je n’ai pas encore des revenus suffisants, pas seulement pour vivre de mon art, mais au moins pour que l’art puisse payer mes loyers. »
Alors que la moitié des artistes gagnent encore moins de 800 euros par mois, la visibilité offerte à l’émergence ne s’accompagne pas souvent d’une rémunération à la hauteur. HaYoung insiste, la Ferme du Buisson n’offre « pas seulement de la visibilité », fait assez rare pour être souligné, parmi les propositions que les artistes reçoivent dans les années qui suivent le diplôme. Pour iel, l’émergence se situe au croisement de plusieurs données : le travail, les connexions, la visibilité et la rémunération.
La question de la rémunération a donc été très importante pour cette première édition des Sillons, et elle s’inscrit dans un effort collectif mené notamment au sein de dca (l’association française de développement des centres d’art contemporain). Thomas Conchou en est enthousiaste : « Ce sont des discussions passionnantes qui sont menées collectivement, avec beaucoup d’engagement. Il y a aussi une responsabilité institutionnelle, politique. Le groupe chargé d’élaborer une nouvelle grille de rémunération conseillée par dca travaille énormément et arrive à des propositions vraiment intéressantes. » En se constituant en réseau et en mutualisant les réflexions, les centres d’art qui tentent de faire bouger les choses progressent ensemble. Car les institutions ont une responsabilité politique, et la manière dont elles traitent les artistes est le reflet de leurs engagements. Mais pour pouvoir accompagner ces artistes émergent·es, encore faut-il prendre en compte leurs spécificités, leurs enjeux, et valoriser leurs discours.
J’ai l’impression d’assister à une sorte de spectacle des valeurs émergentes, et de voir beaucoup de grosses institutions utiliser la représentation de thématiques politiques, peut-être pour éviter de se poser des questions plus structurelles.
Grand Chemin
Une génération politique dans l’institution
Si la programmation des Sillons #1 n’a pas de ligne directrice dans ses thématiques, la plupart des travaux présentés sont porteurs d’un discours politique fort ou, du moins, témoignent d’un engagement. Thomas Conchou explique s’être dirigé vers des pratiques « qui portent des messages politiques tout en ayant un attachement à des formes extrêmement pop et des pratiques formelles généreuses. Les artistes sont pleinement dans leur époque et ne reculent jamais. Iels ne choisissent pas entre la forme et le propos politique ».
« Ça fait partie des recherches que je mène, soulève Camille Bardin. Comment faire exister un propos politique au sein d’une institution, quand on sait que les musées sont aussi des espaces de pacification de nos recherches, de nos luttes ? »
À l’évocation de ces questions, Grand Chemin partage avoir « l’impression d’assister à une sorte de spectacle des valeurs émergentes, et de voir beaucoup de grosses institutions utiliser la représentation de thématiques politiques, peut-être pour éviter de se poser des questions plus structurelles ». Elle poursuit : « Aujourd’hui, dans la majorité des expositions, un grand nombre de pièces portent un fort message anti-capitaliste, décolonial, féministe, lié à une lutte ou à la représentation de populations marginalisées. L’art est souvent utilisé comme prétexte pour réfléchir à de nouveaux rituels d’organisation de la vie quotidienne. Le risque, lors de la présentation de ces thématiques au sein d’une grande institution, est de les réduire à une dimension de spectacle, celui des valeurs émergentes. »
Si la question du tokenisme et de la récupération de discours minorisés demeure épineuse, il semblerait qu’en soignant les modalités de sa collaboration avec les artistes, en prenant en compte les enjeux propres à l’émergence et en proposant une expérience humaine et collective, la Ferme du Buisson évite certains écueils.
« Je n’avais pas envie de donner une image surplombante parce que j’accueille des personnes qui sont plus jeunes que moi », nous confie Thomas Conchou, qui estime que sa collaboration avec les artistes s’est jouée dans les deux sens : « J’apprends énormément de leur positionnement théorique, de leur érudition, de leur capacité à manier des systèmes référentiels et des systèmes esthétiques. Selon moi, tout le monde s’est beaucoup apporté [mutuellement] dans ce projet. »
Si cette première édition peut être considérée comme un coup d’essai réussi, Les Sillons seront amenés à revenir – d’ici deux ans ou plus – avec encore plus d’ambition, notamment celle de développer des collaborations avec les acteur·ices locaux·les. Ce sera également l’occasion de repenser la définition de l’émergence afin d’inclure des profils plus divers, comme des artistes autodidactes, qui se sont formé·es hors des sentiers battus des écoles d’art. « C’est une vraie question pour moi, je trouve que c’est quelque chose qui manque dans cette exposition » regrette Thomas Conchou. Autre ambition, celle de, peut-être, donner encore plus de place et de moyens aux pratiques performatives. En attendant, on retrouve les artistes des Sillons #1 le 24 juin, à l’occasion du (déjà ambitieux) Les Sillons Fest : une programmation de performances de 17h à 21h, précédée d’une visite de l’exposition par Thomas Conchou à 15h.
Les Sillons #1, du 19 mars au 16 juillet 2023 au Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, Noisiel (77).
Avec les œuvres de : Jacopo Belloni, Benoît Le Boulicaut, Vincent Caroff & Juliette Jaffeux, Grand Chemin, cluelesS, Omar Castillo Alfaro, Théophylle Dcx, Charles-Arthur Feuvrier, Mélina Ghorafi, HaYoung, Nesrine Salem.
Curateur : Thomas Conchou.
Les Sillons Fest, journée de performances, le samedi 24 juin de 17h à 21h. Avec une visite de l’exposition par Thomas Conchou à 15h.
Relecture et édition : Sarah Diep
Image à la une : Omar Castillo Alfaro, ah naab, 2023, vue de l’exposition Les Sillons #1, 2023, production La Ferme du Buisson, Courtesy de l’artiste, © photo Émile Ouroumov.