Imaginer le futur en terme d’« échec positif ». Ainsi se termine le dossier de presse de l’exposition Nos Ombres devant nous présentée par le collectif Basalte à la fondation d’entreprise Ricard pour l’art contemporain du 7 au 15 juillet. Si la fondation Ricard est un soutien important et de longue date pour la jeune création, désormais elle soutient aussi le jeune commissariat en invitant Basalte, collectif de commissaires du master pro de l’université Paris-Sorbonne, Paris IV.
Le collectif y présentent les artistes Timothée Chalazonitis, Matthieu Haberard, Nathanaëlle Herbelin, Vladimir Hermand, Mahalia Köhnke-Jehl, le duo Nidgâté, Lucie Planty, Cécile Serres et Radouan Zeghidour : une magnifique sélection et des talents qu’il faudra prendre le temps de mieux découvrir…
Alors, un « échec positif », cette exposition ? Au-delà de la poésie du paradoxe, qu’est-ce qu’évoque cette expression ? Serait-ce une critique de l’idée de réussite prônée par notre société défaillante ? Une suggestion pour imaginer autrement un autre futur ? Sans doute un peu tout cela : donner à voir des imaginaires possibles et des structures improbables inscrites dans le passé et le futur, volatiles, mais dialoguant avec l’actualité pour questionner la pertinence de nos plans de vie, la tête très au dessus des épaules. Sans doute est-ce aussi le portrait d’une partie de celles et ceux de notre génération : pas militant-e-s mais pas individualistes, politisé-e-s mais sans idéalisme, plus que jamais rêvant d’autre chose sans savoir encore comment agir.
Qu’est-ce que cela a à voir avec l’art ? Si chaque artiste a une voix singulière, une des capacités du commissariat d’exposition est de faire dialoguer les individualités. Alors quand de jeunes commissaires bientôt sorti-e-s de l’université rencontrent de jeunes artistes tout juste sorti-e-s des Beaux-Arts, ils exposent les rêves et les pensées de notre époque. Quant à nous, on a pris plaisir à discuter autour d’un verre et dans la chaleur du début de l’été avec Maëva Gomez, François Dareau et Dimitri Levasseur, trois des douze commissaires du collectif.
Manifesto XXI – Basalte est un collectif de commissaires, créé de façon plus ou moins artificielle avec les étudiant-e-s du master commissariat d’exposition de Paris IV, et cette exposition termine votre année universitaire. Je vais commencer par la question de la fin : vous avez décidé de continuer l’association l’année prochaine, comment envisagez-vous la suite ?
Maëva – C’est encore en discussion. L’association va continuer mais on va aussi évoluer et essayer de préciser notre identité.
Dimitri – Le format « 12 commissaires pour une exposition » va changer en tout cas. C’était l’exercice pour cette année, mais on ne sait pas encore qui va rester, partir, ou arriver peut-être !
Aujourd’hui, il y a beaucoup de collectifs de jeunes commissaires d’exposition et promotion de la jeune création : Mathilde expose, Polynome, Marcel, Diamètre… et chaque année de Master pro de Paris IV crée aussi un nouveau collectif. Quelle est pour vous l’utilité de ces collectifs ?
Dimitri : Le collectif permet un partage et un mélange de compétences, et plus d’expérimentation je pense. Ça enrichit les débats, les discours, et pour les débuts ça peut avoir aussi un côté rassurant.
Mais cette multiplication de collectifs donne parfois l’impression qu’ils sont simplement créés et utilisés comme tremplins de début de carrière, sans d’autre identité que la formation et la promotion de ses membres…
François : On verra avec le temps ! Mathilde expose, le collectif, issu du master pro de Paris IV de l’année dernière, a continué avec une équipe plus réduite. J’ai bon espoir de dire que Basalte va continuer, parce qu’il me semble qu’on est dans un contexte où tout est plus difficile lorsque tu ne fais pas partie d’un groupe.
Maëva : Le collectif, les discussions, ça permet également de faire émerger des idées et des envies qui ne prendront peut-être pas directement forme, mais qui auront sûrement leur influence par la suite. Ce n’est pas simplement une phase de test !
Et quelles sont vos visions, vos idées du commissariat d’exposition ?
Maëva : Personnellement, l’envie d’aller à contretemps de la frénésie des événements de l’art contemporain, faire moins et peut-être faire mieux, prendre son temps avec les artistes, et surtout essayer de ramener le monde du milieu de l’art dans des endroits oubliés, dans lesquels ils ne vont pas forcément. On l’a réalisé avec notre soirée de lancement dans le musée de minéralogie de l’école des Mines. Ça me donne envie de continuer et de lier un commissariat d’exposition en art contemporain avec la conservation du patrimoine. Ça donne l’impression d’être vraiment utile.
Pour cette exposition Nos ombres devant nous, quelle a été votre démarche, quelles sont vos envies ?
Maëva : L’exposition en elle-même est déjà issue d’une démarche un peu particulière. Le master pro a un partenariat avec les Beaux-Arts de Paris et on devait réaliser la sélection d’artistes parmi les nouveaux diplômés des Beaux-Arts. On a fait une première sélection d’artistes avec lesquels on souhaitait travailler, sans se poser trop de questions thématiques, et c’est à partir de cette liste d’artistes qu’on a essayé de faire émerger une thématique.
Dimitri : C’était important pour nous de partir des artistes, et surtout ne pas faire le chemin inverse, ne pas ranger des artistes dans une case thématique déterminée a priori.
François : Par contre notre première sélection était plus large, et lorsqu’on a commencé à voir un thème surgir, on a un peu décanté pour arriver à la sélection finale.
Maëva : Ce qui nous a surpris, c’est de remarquer que dans cette ensemble d’artistes beaucoup explorent des questions d’histoire ou d’actualité, mais toujours en retravaillant légèrement la question du passé. Ça a d’ailleurs tendance à créer de nouvelles mythologies, comme avec les œuvres de Matthieu Haberard, Radouan Zeghidour ou encore Lucie Planty par exemple, qui travaille beaucoup sur la question des archives. Donc, on a eu envie de développer notre thème autour de ça.
C’est vrai qu’il y a beaucoup de jeunes artistes qui développent une pratique proche de l’archive tout en gardant une réflexion sur le temps présent, une forme d’archive de l’actuel. Ce lien entre histoire, trace et actualité qui émerge naturellement de votre sélection, ça vous semble être une tendance générale dans la jeune création ?
François : L’archive rejoint également la collection je pense, donc c’est sans doute quelque chose d’assez symptomatique de notre époque. On n’a peut-être jamais eu une vision aussi passéiste du présent, car on envisage continuellement les choses en terme de projection future. Collectionner c’est conserver, et c’est un geste qu’on a tous dans nos vies quotidiennes, ne serait-ce que par le fait qu’on a jamais pris autant de photos. On peut observer cette tendance générale dans l’exposition, même si chaque artiste a un travail particulier.
Maëva : Il y a ce côté archive de l’actuel comme tu dis, par contre tous les artistes ne tournent pas autour de l’archive. Cécile Serres par exemple développe une esthétique de la contamination qui échappe à l’idée de maîtrise. Matthieu Haberard également collectionne un certain nombre d’objets et d’images du présent, pour ensuite les combiner, les superposer. C’est de la collection mais ce n’est plus tout à fait de l’archive. Nos nouvelles pratiques du numérique et d’Internet nous amènent aussi continuellement à voir les choses sous formes d’onglets qui se superposent, comme une nouvelle manière d’accumuler l’information, alors qu’en parallèle, on a de plus en plus conscience qu’il n’est pas possible de faire confiance aux médias.
François : Et il y a aussi notre pouvoir de conserver indéfiniment les informations, les mails, les photos… La perte et la destruction ne nous semblent alors plus cohérentes. Certains artistes réagissent à cette idée de la perte, comme Radouan Zeghidour qui réalise des travaux à partir de vestiges d’œuvres précédemment détruites par accident. Il y a une époque pourtant où la destruction des œuvres était une revendication et on ne cherchait pas à en laisser de traces !
Vous avez conçu l’exposition comme un questionnement sur notre place dans le présent, l’actuel. En même temps, lorsque je vous écoute, c’est la question de l’archive et de l’histoire qui semble revenir continuellement… Quelle est votre vision de l’actualité ?
Maeva : On parle surtout beaucoup de l’impossibilité d’habiter dans l’actuel. La thématique est par exemple très présente dans le travail de Mahalia Köhnke-Jehl et Nathanaëlle Herbelin. Nathanaëlle peint des espaces puis y superposent des mises en scène imaginaires – ce qui se traduit par une superposition de différentes couches picturales. À l’inverse, Mahalia a un travail très formel où elle évoque la présence du corps et du geste sans jamais le montrer. La question est donc : comment faire pour habiter, c’est-à-dire avoir une présence physique dans l’actualité ?
Les artistes de cette exposition questionnent le temps présent et l’avenir, mais sans parler de politique, et sans donner de leçon de morale…
Ce n’est pas un peu une absence d’engagement ?
François : Non ! Vladimir Hermand par exemple travaille beaucoup avec les nouvelles technologies, et il est par ailleurs très engagé dans les fablab et la création de codes open source d’impression 3D, comme pour des prothèses, ce qui permet de construire à bas coût des technologies souvent très coûteuses. C’est une activité qui traduit une idéologie, où la machine et la technologie sont au service de l’humain.
Par contre, l’absence d’œuvre ouvertement politique, je crois encore une fois que c’est quelque chose de symptomatique de notre génération. On nous a appris qu’être utopiste c’était être naïf, et que les utopies politiques ne donnaient lieu qu’à des régimes totalitaires. Les artistes réagissent au monde qui nous entoure, et notre monde est celui où l’on entend qu’il n’y a pas de futur, et que les rêveurs ne sont pas des gens sérieux. Donc, il y a sans doute une absence d’utopie politique dans les œuvres des artistes, même si certaines en évoquent un peu inconsciemment, comme les machines de Vladimir. Par contre, je ne pense pas qu’on puisse le leur reprocher. Ce n’est pas aux artistes d’être à la pointe du mouvement révolutionnaire ! Mais les artistes de cette exposition ne restent pas non plus dans leur bulle. À ce propos, on peut opposer deux écoles, entre les personnes qui imaginent que l’histoire de l’art évoluent de façon indépendante à l’actualité, et les personnes qui revendiquent à l’inverse un art totalement inscrit dans le temps présent. Les artistes que nous avons choisis sont dans l’entre-deux.
Quand on est jeune et politisé, on a forcément envie de voir du politique partout, et si les artistes ont un mode d’expression particulièrement lié à l’actualité, tu as envie de les voir faire des œuvres politiques. Mais c’est peut-être un tort en fin de compte. Travailler sur cette exposition m’a permis de comprendre que si certains artistes n’ont pas des œuvres engagées, ils le sont parfois par ailleurs, et ça se ressent dans leurs œuvres de façon plus subtile, mais peut-être aussi plus intéressante.
Pour l’affiche de l’exposition on a d’ailleurs choisi un visuel de Fordlandia, une ville-usine construite par Ford en Amérique du Sud et aujourd’hui en ruine. C’est le symbole d’une utopie disparue : un romantisme contemporain sur cette fin des utopies qu’on retrouve chez certains artistes de l’exposition, et qui nous touche aussi.
Et du point de vue de la scénographie, vous traduisez ça comment ?
Maeva : On a pensé l’organisation en terme de chapitres. On a réalisé des plans mais les choses vont évoluer dans les prochains jours d’accrochage. On va tester et expérimenter avec les artistes.
François : Le but c’est de réussir à faire dialoguer les œuvres. Il y a trois contraintes en scénographie : les contraintes techniques propres aux œuvres, la contrainte esthétique, et enfin la contrainte du propos de l’exposition, le discours. De plus, la fondation Ricard n’a qu’un seul accès, comme beaucoup de galeries, donc les spectateurs sont obligés de revenir sur leurs pas, et on aimerait faire en sorte que les œuvres apparaissent différemment à l’aller et au retour. C’est à l’accrochage qu’on aura le verdict !
Retrouvez Nos ombres devant nous à la fondation d’entreprise Ricard jusqu’au 15 juillet 2017
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