Sans classement et dans le désordre, la rédaction de Manifesto XXI dévoile son top des films de l’année avant d’embrayer sur les crispations (parfois comiques) de son flop cinéma 2022.
Alors qu’on se demande si Avatar 2 sauvera les salles de cinéma, on peut d’ores et déjà se réjouir qu’en France, le succès des blockbusters américains bénéficie via le système de taxation des entrées à des projets plus confidentiels, plus exigeants, ou tout simplement moins rentables. Si l’on craint toujours un désamour de la salle de cinéma post-covid et un certain effet d’uniformisation des productions « offertes » par les plateformes, il est bon de rappeler que le cinéma français était cette année vivant, innovant et passionnant mais également féminin, queer et politique. En primant Pacifiction d’Albert Serra ou Saint Omer d’Alice Diop, le prix Louis-Delluc a bien représenté la grande diversité de propositions que nous a offerte le cinéma français cette année. Sans plus attendre, voici dans le détail ces films qui ont fait notre cinéma 2022, pour le meilleur et pour le pire.
☆ Tops : féminismes pluriels, lutte décoloniale et thriller nucléaire
Bruno Reidal, Confession d’un meurtrier, de Vincent Le Port
Cantal, 1905. Bruno Reidal, 17 ans, est arrêté pour le meurtre d’un enfant de 12 ans. Comment expliquer le geste brutal de Bruno ? Entre désir refoulé, isolement campagnard et désintégration, Vincent Le Port explore les pulsions de mort ressenties par l’adolescent, au moment où la justice et la médecine s’emparent de la psychologie comme outil de contrôle et d’évaluation. Dans une nature isolée à la fois lieu de fuite et d’effroi, le film dépeint, de manière psychanalytique et intime, une époque et une réalité trop peu représentées au cinéma, sublimées par un travail d’éclairage et de cadre tout en subtilité au service du jeu magistral de Dimitri Doré.
Saint Omer, d’Alice Diop
C’est un premier long-métrage de fiction, dont la maturité fait déjà trôner Alice Diop dans la cour des grand·es et lui a valu un Lion d’Argent à la Mostra de Venise ainsi que la possibilité de représenter la France aux Oscars 2023. Celle qui trône, c’est aussi Guslagie Malanda, l’actrice incarnant Laurence Coly, dont la noblesse transforme parfois la cour d’assises en cour royale, et adoube par un simple regard Kayije Kagame. Le normative gaze s’embue de larmes et se transforme en émotion pure, faisant écho au cinéma de Céline Sciamma dans Portrait de la jeune fille en feu (Claire Mathon signe l’image de ces deux films). Alice Diop continue d’élargir l’espace cinématographique des sororités, éternellement caractérisées par leur nature entravée. Entravées par la langue du procès, qui s’associe avec la violence langagière de la science, de la psychologie, de la nation blanche, pour tenter d’enfermer résolument dans son réseau de sens une femme noire, avortant par avance toute possibilité de maternité. Il fallait donc réouvrir, dégager cet espace des maternités noires, pour consacrer Alice Diop comme une cinéaste majeure de sa génération. À ne manquer sous aucun prétexte.
Fire of Love, de Sara Dosa
Magnifique – c’est le mot qui nous vient pour décrire le documentaire amoureux du couple de vulcanologues Maurice et Katia Krafft, timidement distribué dans quelques salles françaises avant de rejoindre la plateforme Disney+. L’amour indomptable pour le feu des volcans (illustré par les archives de Maurice et Katia, qui constituent un trésor d’images folles en 16 mm), et celui qui les unissaient dans toutes leurs aventures, inlassablement. La documentariste Sara Dosa nous conte leur histoire avec l’aide de Miranda July à la voix off et des 800 bobines de films archivées après la disparition des Krafft lors d’une éruption volcanique en 1991. Un trésor qui nous laisse amoureux·ses d’un travail de montage fantastique et du feu sous nos pieds.
Pacifiction, d’Albert Serra
Un thriller expérimental en terres polynésiennes, porté par la mise en scène dingue de l’enfant terrible espagnol Albert Serra (à qui l’on doit de nombreux films opaques et difficilement abordables) et la présence magnétique d’un Benoit Magimel dirigé à l’oreillette. Pacifiction fait partie des grands moments de cinéma de l’année, tant pour le délire paranoïaque sublimement mis en scène (la « scène de la vague » restera un souvenir monumental en salle de cinéma) que pour la temporalité suspendue de ce film qui nous laisse presque sous le choc, dans une incompréhension nucléaire.
La Nuit du 12, de Dominik Moll
Film risqué car hautement d’actualité, La Nuit du 12 retrace l’enquête d’un féminicide dont l’auteur n’a jamais été identifié. C’est au cœur de la brigade de police, exclusivement composée d’hommes, que l’action se situe et c’est tout un système masculiniste qui se dévoile sous nos yeux : la justice défaillante, les normes de genre qui enferment les hommes dans le silence de leur trouble intérieur et la violence meurtrière de la masculinité. Dominik Moll nous montre que, si les féminicides sont le fait d’individus, c’est bien la société tout entière et ses institutions phallocrates qui sont le terreau de cette violence. Un film féministe majeur à l’heure où encore plus de 100 femmes sont mortes de la violence des hommes en 2022.
The Souvenir : Pt I et II, de Joanna Hogg
Événement des festivals lors de sa sortie en 2020, on a dû attendre 2022 pour que sorte enfin en France la fresque auto-fictionnelle de Joanna Hogg. Retraçant en deux parties sa relation d’emprise avec un junkie mythomane, The Souvenir est un diptyque visuellement somptueux qui parvient à parfaitement retranscrire ce mélange de passion et de violence qui caractérise la relation toxique. À l’écran, on découvre Tilda Swinton dans une de ses prestations les plus dépouillées, et dans le rôle de sa fille, sa vraie fille, Honor Swinton Byrne.
Foragers, de Jumana Manna
Le travail visuel et plastique de l’artiste Jumana Manna est dédié à la documentation des systèmes d’oppression colonialistes et l’articulation du pouvoir sur la terre de Palestine. Dans son dernier film Foragers, présenté en compétition officielle au festival Visions du Réel, la réalisatrice compose élégamment un objet témoin du combat des cueilleur·ses palestinien·nes de plantes sauvages. Le zaatar (décrit dans le film comme « le plat national des Arabes ») et sa cueillette sauvage sont devenus un enjeu politique fort contre l’occupation israélienne et ses tentatives de récupération des produits agricoles de Palestine. Entremêlant fiction et documentaire familial, Foragers nous parle d’abord d’appropriation culturelle et de contrôle social : thématiques indissolubles de la lutte décoloniale.
Les Cinq Diables, de Léa Mysius
Découverte avec Ava en 2017, on attendait avec impatience le retour de Léa Mysius. Remarqué au festival de Cannes, Les Cinq Diables était présenté comme un film de genre à la française où une petite fille voyage dans le temps grâce à son odorat surdéveloppé. De ce postulat intrigant, la réalisatrice nous livre un film d’atmosphère parmi les plus mystérieux de l’année. Sans trop en dévoiler, le temps d’une scène de karaoké d’anthologie, Les Cinq Diables est aussi et surtout une superbe romance lesbienne qui donne envie de s’époumoner sur « Total Eclipse of the Heart » avec une Adèle Exarchopoulos rayonnante.
Ninjababy, de Yngvild Sve Flikke
Comédie norvégienne sur la grossesse, Ninjababy nous raconte l’histoire de Rakel, illustratrice de 23 ans qui se découvre enceinte, et bien décidée à avorter. Mêlant à la prise de vue réelle des séquences animées où s’exprime le bébé-ninja éponyme, le long-métrage a le mérite de nous présenter un personnage original et jusqu’au-boutiste qui ne doute jamais de son refus de devenir mère. Produit avec un budget réduit mais un très bon scénario et des idées de mise en scène à revendre, Ninjababy est l’une des meilleures comédies féministes de l’année.
L’Innocent, de Louis Garrel
Jusqu’ici le cinéma de Louis Garrel oscillait entre le passable et l’anecdotique. Et puis vint L’Innocent, une comédie populaire comme le cinéma français nous en propose si peu. Un film divertissant, humain et drôle où Garrel déploie une intrigue assez simple autour de personnages complexes et passionnants. Si Anouk Grinberg nous a habitué à son talent, Noémie Merlant n’a jamais été si impressionnante et elle est définitivement la révélation du film. Renouvelant les genres de la comédie romantique et du film de braquage, L’Innocent assume sa part de sensibilité et de délicatesse et se classe désormais parmi les grands divertissements populaires français.
☆ Flops : de la fausse lutte des classes au malaise sexiste
Sans filtre, de Ruben Östlund
Faire des films grossiers (dans tous les sens du terme), situés chez les ultra-riches avec des castings à 95% blancs « pour critiquer la déconnexion des 1% » est-il la nouvelle stratégie des cinéastes boomers pour rouler tout le monde dans la farine et gagner reconnaissance critique, public et même une Palme d’Or ? Dans la lignée de son précédent film The Square, Ruben Östlund se surpasse dans Sans filtre pour critiquer les 1% (ou plutôt l’humanité entière) sans aucune subtilité. Bien que formellement parfait, le film se conclut avec une morale douteuse : les pauvres seraient-ils, au fond, tout aussi médiocres que les riches, tout ne serait-il pas qu’une question de point de vue ? Les deux palmes remises à Östlund à moins de cinq ans d’intervalle ne font que symboliser ce que la bourgeoisie aime avant tout : se voir représentée, même dans sa médiocrité, car au bout du compte, c’est toujours elle qui reste au centre du cadre.
Chronique d’une liaison passagère, d’Emmanuel Mouret
Charlotte et Simon se rencontrent à Paris. Simon trompe sa femme avec Charlotte. Iels souhaitent la légèreté d’une liaison simple, finissent par tisser des liens romantiques plus forts. Charlotte rencontre Louise lors d’un plan à trois avec Simon. Charlotte et Louise tombent amoureuses. Le tout sur fond de musique classique pianissimo et de plusieurs détours dans les cafés, parcs et intérieurs de la capitale. Ce n’est pas une mauvaise blague sur le cinéma bourgeois de l’entre-soi, mais les grandes lignes scénaristiques du dernier long métrage d’Emmanuel Mouret. Avec un casting peu original (Sandrine Kiberlain en jeune femme énergique et Vincent Macaigne en quarantenaire sous xanax), il ne dit décidément rien de nouveau sur les relations romantiques. Il faut même attendre un fantasme sexuel bien hétéronormé pour que l’amour lesbien soit possible… arrêtez tout.
En corps, de Cédric Klapisch
Le retour de Cédric Klapisch signe l’adoubement du nouveau boomer du cinéma français : une danseuse de ballet blessée rencontre la danse « hip-hop », reconnecte avec son corps et finit par trouver l’amour. Le script laissait déjà à désirer tant les clichés y sont faciles, et il a suffi d’une scène tournée au Centquatre à Paris pour comprendre que ce qui intéressait Cédric Klapisch ne relève pas d’une simple méconnaissance des milieux de la danse et des arts vivants, mais plutôt d’un vieux fantasme déconnecté. Le tout est recouvert de dialogues aseptisés et de comique malaisant…
Don Juan, de Serge Bozon
La perspective de voir Virginie Efira porter des perruques semblait être une raison suffisante pour justifier l’existence du Don Juan de Serge Bozon, mais c’était sans compter sur la ringardise absolue d’une énième adaptation du mythe de cet homme à femmes rongé par ses passionnelles obsessions. Si l’on conçoit tout à fait ce qui le rend fou amoureux de Virginie Efira, on reste plus perplexe face aux clichés archaïques transmis par le film ainsi que par son absence totale d’innovations tant formelles que thématiques. Et puis à l’image du reste du film, les perruques que porte Virginie Efira sont tout bonnement insultantes.
Les Nuits de Mashhad, d’Ali Abbasi
Ou comment on peut réaliser un film bien rétrograde et misogyne en pensant être un auteur féministe. Honorée d’un prix d’interprétation féminine pour son rôle de journaliste enquêtant sur un tueur en série, Zar Amir Ebrahimi a elle-même subi de plein fouet la misogynie de la société iranienne en étant forcée à l’exil suite à la divulgation d’une sextape. Malheureusement, en filmant crûment des féminicides les uns après les autres, Ali Abbasi reproduit bêtement la violence qu’il pense dénoncer. On est très mal à l’aise devant ces scènes de meurtres de travailleuses du sexe que le réalisateur semble sublimer comme s’il avait oublié de traiter son sujet avec un minimum d’humanité.
Mascarade, de Nicolas Bedos
Isabelle Adjani en diva over-drama n’est jamais une mauvaise idée. Sauf quand il y a Nicolas Bedos derrière la caméra et qu’on peut sentir pendant 2h22 son dégoût pour les femmes qui vieillissent (comment osent-elles ?). Outre la misogynie, on regrettera le sentiment de déjà-vu offert par cet ersatz de Sunset Boulevard ou de Pandora. Le panache de ces illustres modèles est ici remplacé par une réalisation tape-à-l’oeil qui, si elle sied plutôt bien à la Côte d’Azur, ne parvient toutefois pas à nous faire oublier le cynisme absolu du film et de son réalisateur.
Les Animaux fantastiques : les Secrets de Dumbledore, de David Yates
Voilà une saga qui aura réussi à surpasser la déjà médiocre tentative du Hobbit dans l’exercice « continuer à presser le citron à fric de franchises légendaires à partir de textes de 50 pages des auteurs originaux ». Par où commencer ? Si seulement il n’y avait que l’absence de scénario et d’enjeu dans cette série de trois films au commentaire politique vain sur « la montée des extrêmes »… Mais non ! Il y a aussi la transphobie puante de J.K. Rowling (en charge de l’écriture des films), et Ezra Miller (longtemps une icône queer en devenir) auteur de violences sous substances et impliqué dans une sombre histoire de maltraitance d’enfants qui joue un rôle central. Enfin, Johnny Depp empêtré dans son affaire de violences conjugales avec Amber Heard. Des animaux, tout sauf fantastiques.
Sélection et rédaction : Samy Khoukh, Louise Malherbe, Benjamin Delaveau, Clément (Luki Fair)
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Image à la Une : Saint Omer, Alice Diop