À l’orée du printemps 2021 sur les planches du Ballet national de Marseille, (LA)HORDE fait le pari de rassembler quatre chorégraphes pionnières : Lucinda Childs, Tânia Carvalho, Lasseindra Ninja et Oona Doherty. Ce corpus, constellé de quatre micro-spectacles, met en dialogue leur styles respectifs, tout en proposant une définition du matrimoine. Tel un laboratoire collaboratif et inter-subjectif, l’œuvre (re)tisse les liens entre les expériences sensuelles, émotionnelles et symboliques.
Comment faire corps quand il est interdit de se rassembler ? Début mars 2020, le ballet Room With a View du collectif (LA)HORDE, performé avec le musicien Rone, lançait un cri d’espoir magnifique à une génération désenchantée. À peine quelques jours plus tard, la pandémie figeait tout : le décor, le matériel sur place, les danseur·se·s. Cette année-là ne sera marquée que par des représentations annulées et des dates reportées. Quel déchirant paradoxe, pour des artistes du mouvement, que de se retrouver immobilisé·e·s. « Ça a été une situation de crise, de séparation, explique Marine Brutti, leur directrice artistique. Après avoir fait corps sur un plateau, chacun·e s’est retrouvé·e isolé·e chez soi, sans savoir ce qu’il se passait. » Dans ces conditions, comment recréer les liens brisés avec le public ? Cette réflexion a mené la troupe vers sa dernière création, Childs Carvalho Lasseindra Doherty, véritable manifeste fédérateur qui, à l’image de son époque coincée entre les gestes barrières et les appels en visio, transcende les frontières culturelles, générationnelles et physiques.
Troupe de danseur·se·s formée en 2013 par Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, (LA)HORDE s’est fait connaître avec des pièces inspirées de chorégraphies virales sur les réseaux, comme le jumpstyle, imprégné dans la pièce TO DA BONE en 2018. Suite à une collaboration avec La Gaîté Lyrique, iels ont monté la plateforme dansepostinternet.com, une anthologie virtuelle qui archive des milliers de vidéos YouTube. Aujourd’hui à la tête du Ballet national de Marseille (BNM), (LA)HORDE s’est affirmée en prônant la danse « post-internet » : un terme emprunté à l’art contemporain désignant ici une façon de penser le corps pour l’écran. Afin de rendre poreuses les limites entre documents et œuvres d’art, iels utilisent leurs canaux de communication comme des espaces de diffusion artistique innovants. Depuis, iels s’associent avec Robin Plus (diplômé de l’École nationale supérieure de la photographie en 2020) qui aborde des thématiques liées au corps et à l’intime. Sa série immortalise le retour de la troupe dans les coulisses du BNM à travers des costumes, des gestes : ces synecdoques visuelles saisissent les détails d’un quotidien retrouvé.
Le matrimoine : une réflexion sur l’Histoire de la danse
Invitée par le Théâtre de la Ville de Paris, (LA)HORDE nous plonge aujourd’hui dans les univers de quatre chorégraphes. Dans ce corpus, quatre styles de danse se rencontrent : le minimalisme classique et légendaire de Lucinda Childs avec le baroque théâtral de Tânia Carvalho, le glamour mystique de Lasseindra Ninja avec la colère et la spiritualité d’Oona Doherty. Bien que très différentes dans leurs esthétiques et leurs processus de création, elles ont toutes répondu à l’appel de (LA)HORDE. L’ouverture sur l’Autre, comme un fil conducteur de ce corpus, donne à voir des corps échappant aux catégories qui chercheraient à les définir.
Les non-liens des quatre différents styles de danse, c’est ce qui fait le lien.
Nathan Gombert, danseur de (LA)HORDE
La danse, comme art immatériel et vivant, implique des enjeux d’archivage propres : comment la léguer et la diffuser sans en dénaturer l’essence ? (LA)HORDE propose des éléments de réponse en honorant quatre chorégraphes qui décloisonnent, tour à tour, les systèmes de transmission. Ainsi, fabriquent-elles non pas du patrimoine mais du matrimoine. Cette pièce convie à un dialogue polyphonique sur l’Histoire de la danse et son héritage. Néanmoins, avec ce corpus entièrement féminin, il ne s’agit pas de faire du pinkwashing. Marine Brutti n’hésite pas à nuancer ce positionnement avec prudence :
Donner de la place et de la visibilité [à des femmes], c’est déjà un statement politique et engagé. Mais nous refusons d’imposer un discours qui fragiliserait potentiellement le propos. Sans que ça en soit la ligne principale, la notion de matrimoine devient une matière de réflexion pour le public.
Marine Brutti, (LA)HORDE
Lucinda Childs et Tânia Carvalho, deux tableaux en mouvement
Mille kilomètres, un océan, une pandémie et quarante ans d’expérience séparent les danseur·se·s de Lucinda Childs. Sa pièce Tempo Vicino a été créée en 2009 pour le BNM, et fait désormais partie de son répertoire. Connue pour son appartenance au mouvement minimaliste depuis les années 1960, la danse structurée de la chorégraphe américaine n’aurait « de minimaliste que le nom », selon certain·e·s danseur·se·s. Dans les coulisses, iels décrivent une partition complexe, exigeant une rigueur quasi-mathématique. Ponctués de grandes traversées, les mouvements de cette pièce s’orchestrent sur une trame géométrique précise. Lucinda Childs donne à voir un monde rationaliste et dépouillé, comme obéissant à une logique mystérieuse.
En plus d’un lien générationnel, c’est une connexion géographique que (LA)HORDE et Lucinda Childs ont su créer, malgré la situation. Les répétiteur·rice·s, dont son ancien assistant Thierry Hauswald et Valentina Pace, sont garant·e·s d’un apprentissage, en adéquation avec le style et les méthodes de travail de Lucinda Childs, située aux Etats-Unis. « Iels ont posé les bases, puis Lucinda a pu regarder les détails et apporter les corrections par Zoom », indique Jonathan Debrouwer. La mise en commun des expériences ainsi que la superposition de couches d’interprétations permettent à la pièce d’être porteuse d’une mémoire.
Puis One of Four Periods in Time, de la chorégraphe portugaise Tânia Carvalho, propose deux tableaux, le premier se faisant prélude du second. D’abord, intervient le burlesque presque loufoque d’un ballet théâtral, voire circassien. Les poses font prévaloir des mimiques caricaturales et des expressions clownesques. Ainsi propose-t-elle un moment jovial et expressif, dans un monde à la dystopie lassante. En dialogue avec l’œuvre rigoureuse de Lucinda Childs, la chorégraphie de Tânia Carvalho est pensée comme un tableau animé et coloré. Tout n’est que « faire ensemble » : la composition sonore de Vasco Mendonça est interprétée par Drumming GP, et la création entre Tânia Carvalho et les danseur·se·s provient d’une réelle écriture collaborative. Cette expérience est articulée autour de l’échange : elle souligne le rôle des danseur·se·s comme co-auteur·ice·s, tout en sublimant leurs subjectivités.
Lasseindra Ninja et Oona Doherty : militer pour les minorités
La pièce suivante, Mood, est construite comme un ball. Sur scène, les danseur·se·s forment un cercle au milieu duquel fleurissent trois figures androgynes et pailletées. Une force centrifuge s’en dégage, les silhouettes se chevauchent, se surprennent elles-mêmes. Au sol, les poses sensuelles, les attitudes subversives et provocantes suggèrent que nous sommes tous·te·s doté·e·s d’une même arme : le corps.
Au rythme d’une musique house, l’ambiance à la fois violente et allègre célèbre les identités plurielles. Les questions de masculinité ou de féminité y sont sous-entendues, floutées. Loin de n’être qu’une compétition à la gloire du glamour, la scène ballroom répond, depuis les années 1970, à un besoin d’émancipation et de safe space pour la communauté LGBTQIA+ latino et noire américaine. « Il est possible de choisir qui l’on est, en ignorant le genre que la société nous assigne à la naissance. On peut y faire ses propres choix et ne pas suivre ce que les autres veulent pour nous. » Avec cette création, elle honore son histoire personnelle et son militantisme, croisant des références académiques et de la contre-culture. La chorégraphe légitime et nuance cette interprétation du voguing, longtemps éclipsé de l’Histoire de la danse car « l’institutionnalisation et l’écriture bloquent, figent et empêchent l’évolution du discours », précise-t-elle. Conjurant les normes et résistant aux impératifs sociétaux, Lasseindra Ninja nous invite à un rituel festif où s’affirment et s’affrontent des identités hybrides. Chacun·e est libre de s’inventer.
Tels deux sortilèges puissants qui se répondent, Mood se mue ensuite en Ascension into Lazarus. De l’opulence au dépouillement, de l’euphorie des corps à la silenciation de l’individu : les danseur·se·s se déshabillent sur scène les un·e·s les autres. Dépossédé·e·s, nu·e·s puis unifié·e·s, c’est un solo à plusieurs corps. Le changement de peau est froid et silencieux. Il est difficile de distinguer la fin de la première œuvre et le début de la seconde. Cette transition ambiguë met à mal l’idée de rupture au profit d’une continuité. La construction linéaire qui en découle fait écho à l’unification de créations différentes, propre au matrimoine.
Sans scission, le solo de l’irlandaise Oona Doherty commence. Adapté pour la (LA)HORDE au complet, la partition se conjugue au pluriel : un·e devenu·e vingt-deux. Ascension into Lazarus puise dans les attitudes et les émotions de la jeunesse désabusée et abandonnée de Belfast. Dans la capitale de l’Irlande du Nord, la religion est omniprésente et déchire le peuple depuis des décennies. La jeunesse attend-elle Lazarus ? Un signe divin ? Attend-elle sa résurrection ou peut-être son ascension ? Pénétrés par les émotions telle que la colère, chère à la chorégraphe, les corps des danseur·se·s s’accordent pour former une unique voix. Vêtu·e·s de blanc, iels semblent hurler en chœur. Peut-être assistons-nous à une scène sacrée ? Tout nous le laisse croire : les chants « Miserere mei, Deus » de Gregorio Allegri se confondent aux enregistrements d’argot et de bruits des villes trop abîmées. Deux chants de messes — l’une de l’Église, l’autre de la Ville — nous transportent vers une cérémonie urbaine contemporaine. La proposition d’Oona Doherty tente de déconstruire les stéréotypes masculins et religieux que subissent les habitant·e·s de Belfast. Elle éclaire, avec hardiesse, leurs maux étouffés.
« Tout se rejoint, tout est lié. »
La fusion de leurs discours chorégraphiques participe à l’édification d’une mémoire vivante, un matrimoine conjugué au présent. Les passages fluides d’une pièce à l’autre en interrogent les segments et transforment les supposés points en virgules.
Nos pièces se répondent car elles imbriquent des similitudes : dans la précision et la musicalité de la chorégraphie de Lucinda Childs, les jeux d’expression faciale et émotionnelle chez Tânia Carvalho ; enfin le travail de Oona Doherty joue sur une esthétique masculine, à l’inverse de ma proposition qui est complètement dans la féminité. Tout se rejoint, tout est lié.
Lasseindra Ninja
Hybridant les expériences vécues et les énergies collectives, (LA)HORDE renouvelle avec Childs Carvalho Lasseindra Doherty les moyens de bâtir le matrimoine. Leurs forces partent du corps artistique, vers les chorégraphes, passant par les répétiteur·rice·s, les danseur·se·s, pour affluer vers les spectateur·rice·s. Imitant les six états de l’eau, c’est une rivière de partage qui poursuit son cycle éternel. Les danseur·se·s, en fin de représentation, sourire aux lèvres, nous confient les connexions qui animent leur groupe :
C’était étrange de passer six mois comme ça et de se reconnecter émotionnellement, mentalement et physiquement mais c’était génial de sentir les vibrations et les énergies dans la pièce.
Dovydas Strimaitis, danseur de (LA)HORDE
(LA)HORDE porte un éclairage pluriel sur l’Histoire de la danse, mêlant l’académique au populaire, les mémoires individuelles et collectives, sans hiérarchisation. Au-delà des discours politiques et sociaux défendus par les chorégraphes invitées, il s’agit d’inventer de nouvelles formes de transmission, d’apprentissage et de diffusion. À travers cette programmation originale, additionnée à un exercice de style intelligemment exécuté, (LA)HORDE affirme sa légitimité et sa singularité. Depuis 2019, ce souffle audacieux ancre durablement le collectif au BNM et marque l’institution de cet élan novateur, nécessaire. La voie des utopies fédératrices est ouverte.
Childs Carvalho Lasseindra Doherty
Prochaines dates 2021 :
• du 16 au 19 juillet au Théâtre du Châtelet (Paris)
• le 22 juillet au Festival Bolzano Danza (Bolzano, Italie)
• le 28 juillet au Parc Jourdan, à l’invitation du Ballet Preljocacj-Pavillon noir, dans le cadre de Un air de Danse #1 (Aix-en-Provence)
• du 11 au 14 août à Kampnagel (Hambourg, Allemagne)
• les 15 et 16 septembre à Raboozaal – Internationaal Theater Amsterdam (Pays-Bas)
Article : Alexia Abed, cyber.utopianism et Morgane Sanguedolce
Images : © Robin Plus, Marseille, 2021