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La poupée – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

La poupée – Des amis qui vous veulent du bien, par Fania Noël

Avez-vous déjà vécu une situation sexiste sans réussir à mettre le doigt sur ce qui clochait exactement ? La remarque anodine d’un camarade militant qui reste en travers de la gorge, une réaction véhémente d’un ami pourtant progressiste ou bien la « blague » cringe d’un collègue ? Le diable est dans les détails, le sexisme le plus difficile à dénoncer est peut-être celui qu’on appelle « bienveillant », celui des hommes « bien », bien diplômés, bien gentils, bien entourés et bien « féministes ». Dans ce cycle de 8 chroniques, la chercheuse et militante afroféministe Fania Noël vous propose de décortiquer des situations quotidiennes avec une courte fiction éclairée ensuite par une notion de critical feminist theory. [6/8]

La scène se déroule lors du comité de rédaction d’une revue maxiste-anarchiste autonome nommée Visible. Ce mardi de septembre, l’équipe débat d’un article traitant du film Barbie, et rien ne se passe comme prévu…

Fred : Non mais à un moment, faut être sérieux, 1h de réunion sur un film !

Alice : Non, ça fait 1h qu’on est sur une opposition idéologique.

Cela faisait plus précisément 1h et 13 minutes que les débats faisaient rage dans le local exigu mis à disposition par un collectif ami. Généralement, les réunions mensuelles du comité de rédaction étaient pliées en 2h30, décomposées ainsi :

  • 15 minutes d’installation et de bavardage,
  • 30 minutes sur le suivi des métriques du site, problèmes techniques et autres demandes, (maigres) financements,
  • 1h15 sur le contenu du prochain numéro,
  • 30 minutes autour de la to do list pour la soirée de lancement du prochain numéro.

Il était déjà 18h39, et la bataille rangée opposant d’un côté Alice, Gaëtan et Solène, et de l’autre Nikolas et Fred battait son plein. Au cœur de la discorde, l’article soumis par E.M : « Abrutir le prolétariat et banalisation de l’Histoire : critique croisée de la réception de Barbie et d’Oppenheimer » Etienne, qui avait intégré le comité de rédaction il y a 4 mois, faisait office de médiateur, essayant tant bien que mal de concilier l’intérêt collectif (être d’accord sur le contenu éditorial) et son intérêt personnel (arriver à la soirée de Mathilde avant 20h).

Etienne : Là, on est dans un cul-de-sac, on pourrait peut-être envoyer l’article aux camarades d’autres revues pour avoir leur avis ?

Nikolas : Non, mais non, être un comité autonome ça veut aussi dire porter ses couilles et avoir des discussions difficiles Et surtout ne pas céder à la censure !

Solène : Oh pitié ne parle pas de censure ! Je pensais qu’on était anarchistes ici, comment on censure au juste sans pouvoir de coercition ?

Gaëtan : C’est juste un article nul, mal écrit.

Fred : Ouais, mais ce n’est pas le sujet. Parce que vous voulez le censurer, pardon, ne pas le publier, pas pour une question de style, mais parce que c’est interdit de critiquer un film qui est une propagande américaine capitaliste.

Alice : Oh, donc tu es d’accord que c’est indigeste et mal écrit.

Fred : Soit, mais la critique tient.

Solène : Pour de la critique, il y en a, mais il y a absolument zéro pensée critique ou approche critique. Tu vas me dire qu’écrire que « Barbie met en scène l’humiliation prolétarienne via la flagellation symbolique et corporelle des Ken, qui sont l’équivalent des ouvriers travaillant avec leurs corps transpirant les déceptions du prolétariat », 

Solène s’arrête et prend une bouffée d’air de la façon la plus théâtrale qui soit : Désolée, je dois prendre mon souffle vu qu’il n’y a pas de ponctuation. Je continue : « et leur regard perdu dans les rêves déchus et aspirations anéanties par la bourgeoisie. L’humiliation sur grand écran  porte du rouge à lèvres et des talons, mais dans nos rues, nos bars, nos salles de concert, jettent un regard de pitié et de dédain à l’homme prolétaire pour mieux s’envelopper dans les bras du bourgeois. »

Nikolas : Un texte, ça se retravaille, on fait ça tout le temps.

Gaëtan : Nico, le style illisible vient simplement s’ajouter au fait que l’argument est réactionnaire. Je suis désolé, mais c’est un texte d’Incel qui est fâché que des filles canons ne lui donnent pas l’heure. Et très clairement, faire des hommes prolétaires les victimes des femmes, et dire que les Ken, des hommes qui ne travaillent pas, sont leur manifestation… ? Ça n’a aucun sens.

Fred : Donc, vous voulez qu’on publie un éloge d’un film sur une poupée d’un empire capitaliste.

Alice : Ce qu’on veut, c’est ne pas publier un texte sexiste et réactionnaire, qui pleurniche parce que les femmes sont allées voir Barbie en masse, au lieu d’aller voir un film dans lequel une bande de mecs a créé la bombe atomique.

Fred : On n’est pas pour garder la partie sur Oppenheimer.

Solène : Ah ben non, vous ne pouvez pas pick and choose ce qui vous arrange, faut assumer, parce que quand votre gaillard finit de critiquer Barbie, suppôt du capitalisme impérialiste, pour ensuite faire l’éloge d’un film sur la putain de bombe atomique où il n’y a pas d’images des victimes…

Gaëtan : Et vous savez très bien que si vous gardez les deux parties de l’article, ce sera clair pour toute personne avec deux neurones que ce sont des thèses réactionnaires qui sont défendues.

Fred : Vous ne voulez pas discuter de retravailler le texte, et je répète, on coupe, restructure des textes constamment. Et c’est un truc fondamental, depuis que Niko et moi avons créé la revue. Il y a quelque chose dans ce texte, ce n’est peut-être pas dans l’air du temps, ou bien-pensant blabla, mais il y a vraiment quelque chose dans ce texte sur la frivolité, la superficialité, et aussi je suis sûr que nos camarades féministes matérialistes voient le bullshit de girl boss.

Alice : Bizarrement, leurs critiques de l’auteur portent sur l’humiliation de l’homme prolétaire.

Nikolas : Oh, donc maintenant on va dire que le prolétariat masculin n’est pas opprimé ?

Il était 19h28 et s’il partait maintenant, Etienne avait une chance d’être à l’heure chez Mathilde.

Solène : Oh vas-y, laisse tomber, moi je me casse. Soit VOUS choisissez de publier le texte en entier soit vous ne le PUBLIEZ pas. Mais si vous le publiez, je vous préviens, je dirai publiquement que j’étais contre.

Alice : Pareil.

Gaëtan : Moi aussi.

Nikolas : Eh ben super l’esprit d’équipe ! Lâcher ses camarades et se désolidariser publiquement au moindre désaccord. Putain, vous ne survivriez pas deux minutes s’il y avait une révolution.

Alice : Dit le mec qui pleure pour une poupée.

Solène : Oh mais mec, je crois que t’as pas compris, je dirai publiquement qu’on était contre ET on se casse. 

Nikolas : Putain ridicule, niquer une orga pour une pim…

Alice : « Pimbêche », c’est le mot que tu cherchais, non ?

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Nikolas : Oh ben vas-y, cancel moi. 

Alice : Un, va te faire voir. Deux, au moins votre aspirant Zola il « porte ses couilles » comme tu dis, alors que vous deux, vous voulez juste trouver quelqu’un qui les porte à votre place. 

Fred : Franchement Alice tu pousses un peu, cette revue c’est notre bébé avec Niko. Et depuis ton arrivée avec Solène on a jamais mis de veto.

Alice : Eh ben bonne vie à deux avec votre enfant !

Ce qu’en dit Margaret Mead : 

De nombreuses sociétés ont éduqué leurs enfants de sexe masculin dans le simple but de leur apprendre à ne pas être des femmes, mais une telle éducation entraîne inévitablement une perte, car elle apprend à l’homme à craindre de perdre ce qu’il a, et à être à jamais quelque peu hanté par cette crainte. Mais lorsqu’en plus d’apprendre qu’il ne doit à aucun prix être une fille, il est continuellement forcé de rivaliser avec les filles à l’âge même où les filles mûrissent plus vite que les garçons, et que les femmes se voient confier des tâches que les filles assument plus facilement, une ambivalence plus aiguë s’installe.

Margaret Mead, Male and female: a study of the sexes in a changing world, p. 315 

Cette citation de l’anthropologue Margaret Mead s’étend à tout ce qui est apprécié par les femmes : le maquillage, le rose, fêter son anniversaire, etc.. mais aussi aux espaces qui se féminisent. On notera que depuis que les sciences humaines et sociales se sont féminisées elles sont considérées comme des sciences « molles », alors qu’il n’y a pas si longtemps être philosophe était le summum du prestige. La réaction des hommes à la sortie de Barbie a été, sans surprise, un mélange de mauvaise foi accompagnée de rage. Bien sûr, il y a les attendus des masculinistes et autres réactionnaires de la culture qui détestent tout ce qui ne fait pas l’apologie de « la séduction » (viol, harcèlement sexuel), de « l’iconoclaste » (relation prédatrice avec des mineurs), ou de « l’autorité » (tout ce que vous pouvez imaginer d’oppressif mais sous une forme esthétisée, de préférence en noir et blanc). 

Dans le cas présent, le comité Visible, de la gauche radicale, anarchiste, est face à un problème récurrent dans ce type d’organisations. Fred et Nikolas ont visiblement détesté le film mais leur vision masculiniste les empêche d’en faire une critique non réactionnaire. Ils tentent de cacher la misogynie qui caractérise leur avis en le saupoudrant d’une analyse de classe, mais on voit bien que le problème qu’ils ont avec le film est dû au fait qu’aucun homme cis-het ne délivre les poupées Barbie, et qu’en fait elles étaient plus brillantes et articulées avant que la horde de Ken ne prenne le pouvoir. Il est intéressant de noter que la critique du film n’utilise aucun cadre d’analyse matérialiste pour mettre en lumière les endroits où le film a des écueils. Le principal écueil – en plus de quand même renforcer des dérives de suprématie blanche, de validisme, etc – est de baser l’abolition du patriarcat sur la proposition faite aux hommes de devenir de meilleures personnes, en travaillant sur soi . Si le film Barbie est problématique, c’est qu’il est beaucoup trop généreux et sympathique avec la classe des oppresseurs, en plus de ne pas affronter franchement la violence du patriarcat, car lobotomiser des femmes pour s’assurer de récupérer tout ce qu’elles ont créé et prendre leur place méritait bien plus qu’un prank final.

La proposition que l’on trouve dans l’œuvre de bell hooks (La volonté de changer ou A propos de l’amour) la volonté de changer des hommes n’est pas ni un pré-requis ni la pierre angulaire de l’abolition du patriarcat, c’est le combat féministes qui reste indispensable. 

Aux Etats-Unis, dans le monde universitaire, on les appelle les « theories bro », ils hantent les couloirs des départements et font souvent leurs thèses en 9 ou 10 ans, sont misogynes, mais pas contre les femmes, seulement envers celles qui n’ont pas rejoint la lutte du prolétariat. Et bien qu’ils aient des théories à rallonge sur la superficialité, le capitalisme, la féminité et la figure de la girl boss, si un sosie de Margot Robbie manifestait un intérêt romantique ou sexuel pour eux, ils fonceraient sans hésiter (sans que cela garantissent qu’il se comportent avec décence, en effet une étude de 2007 montre que les hommes en couple avec des femmes qui réussisent mieux qu’eux sont davantage susceptibles de les tromper, en guise de revanche symbolique). 

Un autre point intéressant est que les profils comme Nikolas et Fred ne sont pas des masculinistes assumés, ils sont au contraire maîtres dans l’art d’opérer subtilement, en silence, pour conserver leur place. Cela se manifeste par un soutien mou aux féministes, par des protestations tièdes contre les actes sexistes, tout en insistant pour comprendre. Le plus souvent, pour ces hommes venant d’une classe sociale disposant d’un capital symbolique et de la position sociale qui va avec, le prolétariat masculin (qui existe en-dehors de la race pour eux), est une figure fantasmagorique leur servant à la fois de bouclier et d’objet de projection pour déployer leur vision patriarcale d’une société sans classe où tous les hommes auraient accès à ce que le système raciste, patriarcal et capitaliste offre aux hommes bourgeois. 


Pour aller plus loin : Margaret Mead, Male and female: a study of the sexes in a changing world (1949), traduction de l’équipe Manifesto

Relire :
Note de bas de page [1/8]
Le dîner [2/8]
L’enterrement [3/8]
Le procès [4/8]
La commission [5/8]

Prochaine chronique le 14 novembre

Édition et relecture : Apolline Bazin
Illustration : Léane Alestra

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