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Juliet Drouar, de la critique de l’hétérosexualité à la pratique du soin

Juliet Drouar, de la critique de l’hétérosexualité à la pratique du soin

Il incarne une des voix fortes du féminisme et des luttes queers actuelles. Militant et chercheur indépendant, Juliet Drouar poursuit le travail de critique de l’hétérosexualité dans la lignée de Monique Wittig, Adrienne Rich ou encore Christine Delphy. En plus de décortiquer les rouages du patriarcat, il accompagne celleux qui ont subi sa violence à travers son activité d’art-thérapeute. Ensemble, nous avons discuté des liens entre théorie politique et pratique du soin. 

Sorti peu avant les 5 ans de #MeToo, l’essai collectif La culture de l’inceste (Seuil) est un ouvrage essentiel. Co-dirigé par Juliet Drouar et Iris Brey, ce livre est un exploit de survivant·es. Il aurait pu ne pas exister tant il est difficile, encore aujourd’hui, d’écrire sur ce sujet (relire notre chronique ici). Le duo y consacre une déchirante introduction, hommage notamment au chercheur Tal Piterbraut-Merx qui s’est suicidé avant la publication. C’est avec iel que Juliet Drouar organisait dès 2019 une table-ronde sur le sujet de l’inceste au festival Comme nous brûlons. L’inceste est le « berceaudes dominations » que Juliet Drouar analyse et cherche à démanteler sans relâche. Son premier essai, Sortir de l’hétérosexualité (Binge Audio Editions) faisait ainsi la synthèse de plusieurs années de militantisme et de discussions portées notamment avec le festival Des sexes et des femmes, pour lequel nous nous sommes rencontré·es une première fois. Si sur le plan théorique, nous sommes de mieux en mieux armé·es, la prise en charge de la douleur des victimes reste un enjeu complexe. Comprendre aide mais ne fait pas tout. Alors que faire de soi une fois que l’on a pris conscience des violences qui nous ont abîmé ? Là encore, Juliet Drouar défriche et réfléchit une approche politique, queer et appliquée du soin. 

Manifesto XXI – Avec Iris Brey, comment avez-vous constitué le groupe de personnes qui ont fait La culture de l’inceste

Déjà je dois dire que je regrette de ne pas avoir travaillé avec Matthieu Foucher. Je n’avais pas lu son article « A la recherche du #MeTooGay » donc je l’ai placé plus tard sur le plan de la pédocriminalité. On a d’abord cherché des personnes qui travaillent sur l’inceste en tant que système et non comme exception, et il n’y a pas tant de personnes qui ont produit des écrits. Dorothée Dussy c’était évident, c’est une des premières au plan national et international à en avoir parlé comme cela. Ensuite, on a cherché des personnes qui avaient déjà écrit sur le sujet ou qui avaient des travaux en lien. Par exemple, Ovidie n’avait pas écrit sur le sujet, mais on a bien sûr pensé à elle pour les représentations dans le porno.

Dans le livre vous abordez peu vos vécus intimes, est-ce un choix collectif ? 

Non, c’était une liberté de choix pour chacun·e. Iris en parle dans l’introduction par exemple. Dans la fiction, avec la distance, il y a plus de nos histoires personnelles. L’imaginaire devient plus proche de ce que l’on peut raconter. Puis, il y a quand même toute une réflexion sur le point de vue situé dans le livre, y compris dans la recherche. Dans son texte, Dorothée Dussy explique comment des hommes blancs, assez âgés, promus, en sont arrivés à raccrocher l’inceste à un « tabou », lié à la personne avec qui on se marrie, plus qu’à une question de violences sexuelles. Ce n’est pas le sujet, le mariage, et dans les faits, ça n’empêche pas l’inceste. Cette conception est très ancrée et empêche de penser l’inceste pour ce que c’est, à savoir des agressions. 

Iris Brey et Juliet Drouar © Marie Rouge

L’essai se termine sur une fiction, pourquoi ce choix ? Tu y as déjà eu recours à la fin de ton premier essai, mais cela reste peu courant en France. Qu’est-ce que cela apporte selon toi ?  

Dans Sortir de l’hétérosexualité, c’est grâce à Karine Lanini (mon éditrice chez Binge) que j’ai été encouragé à mélanger la théorie et la fiction. Ça permet de ne pas convoquer l’imaginaire de la domination en faisant abstraction de soi-même et des autres, ça permet de s’extraire de cet imaginaire qui construit des objets de recherche et non des sujets de recherche. L’abstraction relève du registre plus théorique. Resituer son point de vue c’est convoquer quelque chose de plus émotionnel, qui va tendre vers de la fiction ou l’auto-fiction. Pour moi c’est assez évident d’aller dans ce registre. Ce n’est pas encore très consacré en France mais de nombreuses personnes s’inscrivent dans l’autotheory (genre popularisé par notamment Paul B. Preciado et Maggie Nelson, ndlr).

Pour moi, c’est porteur d’espoir pour toutes les réflexions anti-dominations que ce livre, en tant qu’objet, puisse circuler.

Juliet Drouar

Avec le retentissement du podcast Ou peut-être une nuit de Charlotte Pudlowski et le livre La Familia grande de Camille Kouchner, il s’est passé quelque chose autour de l’inceste en France. Pourquoi cela émerge-t-il autant ici à ton avis ? Qu’est-ce que cela signifie ?

Aucune idée. Il y a une inscription récurrente dans les mouvements féministes de ces questions, du besoin [sociétal] de penser les femmes et les enfants comme mis·es à disposition. Il y a aussi des réflexions sur le tabou de l’inceste qui permet l’échange des femmes comme objet. Réfléchir au patriarcat amène à réfléchir à cet endroit-là. Pourquoi il y a une formalisation à un moment donné ? Je ne sais pas à quoi ça tient, mais j’ai le sentiment que ça tient à peu de personnes. Pour moi, c’est porteur d’espoir pour toutes les réflexions anti-dominations que ce livre, en tant qu’objet, puisse circuler. Aujourd’hui, il y a une couverture avec écrit « La culture de l’inceste » sur fond rouge dans l’espace public, c’est fort. C’est plein d’espoir de se dire que quelques personnes, sur une dizaine d’années, peuvent faire bouger des choses. Ça tient à peu de personnes, mais j’ai l’impression qu’il peut y avoir un effet boule de neige. Iris en parle bien dans l’intro, il s’est passé quelque chose entre le début de #Metoo et le moment où on est arrivé·es sur l’inceste, avec les travaux pionniers de Dorothée, de Charlotte, d’Axelle [Jah Njiké] ou de Tal [Pieterbraut-Merx].

Je pense aussi qu’il se passe quelque chose chez les journalistes. On a eu 3 pages dans Libé, ça n’aurait pas été possible avant. Ça veut dire que des personnes sont montées dans des rédactions. On a été surpris·es qu’autant de personnes dans la presse aient voulu s’emparer du sujet, avec leur militantisme, leur engagement. Il n’y a aucune pression, ça aurait pu ne pas se faire.

L’inceste, c’est une personne sur dix, ça se voit aussi à ces choix. Et avoir des conversations en famille reste incroyablement dur.

C’est un tel impensé, et un impensable, de pouvoir parler, transformer, les choses dans les familles que oui il y a presque une percée dans le collectif. Ça semble plus explorable d’en parler en dehors de la famille parce que tout semble toujours inamovible dans ce cadre. J’espère que les idées peuvent bien faire des aller-retours entre l’extérieur et la famille, via des objets (podcasts, livres…).

N’est-ce pas la plus grande guérison que de pouvoir mettre des limites ?

Juliet Drouar

Est-ce ton histoire qui t’a amené à devenir art-thérapeute ?

C’est une bonne question. (rires) C’est sûr que c’est la première fois de ma vie que je me sens être au bon endroit. Devenir thérapeute, c’est aussi chercher pour moi. C’est la volonté plus profonde en moi de comprendre et de trouver une appétence. Quand j’ai finalement  trouvé, et difficilement, l’envie de vivre, je me suis dit que j’avais quelque chose à proposer. En plus de proposer des outils, j’ai eu l’envie de soutenir, de dire que c’est possible.

Je pense qu’il y a des aspects de soin et de justice dans ce choix. Je ne fais que de la thérapie située, c’est-à-dire qui prend en compte la personne et comment elle a été forgée par les dominations sociales. Chercher à comprendre, me soigner moi-même et si possible soutenir d’autres personnes dans cette démarche, ça me semble être ultimement politique. 

Comment fait-on pour ne pas se brûler quand on cherche à soigner les autres ?

Il y a quelque chose de distinct, c’est-à-dire que je me soigne dans des endroits de thérapie qui sont à moi, qui me concernent. J’estime avoir trouvé une distance juste, mais ce travail me fait comprendre des choses sur moi rétroactivement. Parfois je m’entends dire des choses, et je réalise que c’est exactement ce que je voudrais me dire à moi-même. Il y a des espaces de correspondance, et puis il y a un endroit de soin dans le fait de tenir un cadre. N’est-ce pas la plus grande guérison que de pouvoir mettre des limites ? Pour moi, c’est une forme de soin, sans qu’il n’y ait d’inversion de place.

Il y a un manque criant de thérapeutes qui se situent politiquement, socialement, et qui ont de la réflexivité sur les outils transmis. 

Juliet Drouar

Il me semble n’avoir jamais lu ton parcours personnel et militant entièrement décrit, peux-tu me raconter ton parcours et ta propre sortie de l’hétérosexualité ?

Alors mon parcours : j’ai fait un bac S et une prépa littéraire. Après j’ai compris ce qu’était une prépa (rires), et un prof m’a conseillé de passer les concours d’IEP. J’ai fait Sciences Po Grenoble, après j’ai fait une immense dépression. Je me suis installé en tant qu’artiste peintre, tout en ayant des jobs de cadre à temps partiel dans des start-ups. Là j’ai atterri dans une start-up en musicothérapie, et je me suis intéressé à la prise en charge de la douleur de manière non médicamenteuse. J’ai passé un diplôme universitaire d’art-thérapie, puis j’ai eu 2 ans de chômage qui m’ont permis de faire le travail que j’avais vraiment envie de faire, à savoir développer les festivals Des sexes et des femmes. J’ai eu le privilège d’y participer grâce à ce chômage, et ça m’a amené à aller plus loin dans la direction intellectuelle qui m’intéressait, celle des questions d’anti-domination. Ça a été deux années pour produire collectivement du « contre ». Tout cela m’a permis à un moment de me dire que j’allais m’installer comme art-thérapeute ou ouvrir un bar (rires). Ce sont les deux choses qui m’intéressaient le plus, parce que le bar c’est un endroit de soin en tant que queer. 

Au final, c’est mon inscription théorique queer et féministe qui fonde la pratique thérapeuthique que je peux avoir aujourd’hui. Même si je ne vais pas en parler à chaque fois, c’est cette vision qui sous-tend ma pratique et ce n’est bien sûr pas une vision freudienne ou individualisante du monde. Sur le plan queer, personnel, j’ai été très tôt un « garçon manqué ». J’ai perçu assez vite les limites des rôles sociaux, ce qui m’a amené à m’inscrire en résistance, de manière plus ou moins consciente. Progressivement j’ai eu un parcours de garçon manqué, puis lesbienne, puis gouine, puis trans-pédé-gouine. J’ai changé petit à petit d’endroit. 

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Évidemment, il y a une forme de rage quand on en arrive à savoir ce qui a fait violence socialement, que ce n’est pas soi qui pose problème car on n’est que la résultante de déficiences et de dynamiques sociales; mais qu’il va falloir payer toute sa vie pour essayer de s’en soigner.  

Juliet Drouar

Quels sont les outils que tu mobilises en complément de l’art-thérapie ? 

On peut travailler sur le relationnel. Par exemple, ce qui pose problème dans des relations à l’extérieur peut se retrouver dans la relation avec le·la thérapeute. Si je le raccroche à la question de l’inceste ou des VSS, on peut retrouver un sentiment de défiance face à un·e thérapeute. Avec la sécurité du cadre de la thérapie, on va pouvoir essayer de faire autre chose de cette répétition : dire ce qui est en train de se passer et pouvoir chercher une nouvelle direction pour dépasser ça. Il peut aussi exister d’autres outils issus de la traumatologie par exemple. J’aime bien celui qui s’appelle « Internal family system » par exemple, qui permet de prendre conscience psycho-corporellement de différentes parties de soi. On peut se découvrir en partie enragé·es, ou découvrir d’autres endroits d’addiction par exemple. Cet outil permet de prendre conscience et redonner du sens à toutes nos manifestations psycho-corporelles. 

Pour moi c’est un but incroyable que d’atteindre ce niveau d’empathie, de compréhension de soi-même. De mettre du sens dans tout ce que l’on fait, en essayant de diminuer la conflictualité ou la haine de soi que l’on peut ressentir. S’accepter dans la multiplicité de nos conduites et réactions c’est déjà quelque chose d’incroyable. Je me suis longtemps senti illégitime. Non pas que je me sente totalement légitime aujourd’hui, mais j’accepte un peu plus de prendre cette place. D’autant qu’il y a un manque criant de thérapeutes qui se situent politiquement, socialement, et qui ont de la réflexivité sur les outils transmis. On peut citer le Collectif Psy NoirEs qui fait un travail incroyable là-dessus. Il y a une vraie demande, et c’est ce qui m’a amené à bouger du cadre de l’art-thérapie stricto sensu. Beaucoup de personnes me contactent pour trouver un psy après m’avoir lu sur le plan politique. Or, je ne suis pas psychologue, et ça m’enjoint à réfléchir à comment je me place.

Ces dernières années, on constate que les discussions sur la santé mentale et la recherche de thérapies, notamment alternatives, se sont multipliées dans l’ensemble de la société. Qu’observes-tu dans le milieu queer ? Vois-tu une plus grande recherche aussi ? 

Ce que je peux dire c’est qu’il faudrait au moins une enveloppe de 100€-200€ par mois pour qu’il y ait un vrai accès au soin. Ce n’est pas possible autrement. Évidemment, il y a une forme de rage quand on en arrive à savoir ce qui a fait violence socialement, que ce n’est pas soi qui pose problème car on n’est que la résultante de déficiences et de dynamiques sociales; mais qu’il va falloir payer toute sa vie pour essayer de s’en soigner.  

Ce qui bouge pas mal je trouve c’est la conscientisation politique, par rapport à des soignant·es qui sont encore dans un prisme universaliste ou qui n’acceptent pas de se situer. Il y a une irrévérence dans le fait de refuser de faire la pédagogie sur ce qu’on est en train de vivre. En tout cas les personnes que je reçois ont une conscience politique forte sur le soin, ou au moins une conscience accrue des violences qu’iels ont subi pendant des soins psy et qu’iels refusent de subir à nouveau. Je pense que ce n’était pas aussi conscientisé avant, se dire que quelque chose n’est pas acceptable, se casser et chercher mieux. Je sens aussi une recherche d’être dans l’horizontalité, et de ne pas être étudié comme une chose. 

Une dernière question, comme on a parlé de violence, de justice et de soi : comment peut-on bien gérer sa colère selon toi ? Quelle place accorder à cette énergie qui peut être motrice, sans se faire mal à soi ni aux autres ?

Je peux répondre sous deux angles. La colère est une émotion et donc une boussole. Or, le but de notre éducation a été de nous faire oublier nos émotions pour nous écraser à volonté. De là, est-on capable de savoir ce qu’il se passe dans notre corps quand on est en colère ? Où se loge notre colère ? Est-ce dans les bras, le poul qui s’accélère, des mâchoires qui se crispent ? Sensoriellement, suis-je capable de reconnaître ma colère ? Ensuite, l’outil de la colère enjoint de reconnaître que quelqu’un·e empiète sur nos limites. Donc, suis-je capable de détecter un léger agacement ? Une fois la colère détectée, puis-je replacer mes limites pour ne pas faire cocotte-minute ? 

Une autre direction de réponse, plus dans l’optique d’un traumatisme, c’est qu’il peut y avoir un départ de colère pour nous défendre à un moment donné, mais qui perdure ensuite. Cette colère nous fait répondre à 1000 quand le stimuli est 1, et ça pose tout un tas de problèmes, notamment dans les relations. Dans ce cas, faire conflit pour faire relation ne fonctionne pas puisqu’il va plutôt y avoir sentiment d’agression en face, et donc soit fuite, soit combat. Quand on expérimente cette forme de décalage, l’enjeu en thérapie c’est d’essayer de creuser la distance entre les moments de traumatisme et ce qu’il se passe actuellement dans des relations, pour que la personne puisse faire conflit et relation. Évidemment que c’est une dimension délétère dans nos communautés.


La culture de l’inceste, Seuil, 208 p.
Sortir de l’hétérosexualité, Binge Audio Editions, 157 p.

Image à la Une : © Marie Rouge
Relecture et édition : Clément Riandey, Anne Plaignaud

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