La pop performée de Jazzboy

Quand il n’est pas sur scène avec Norma, The Pirouettes, ou avec son groupe Las Aves, Jules Cassignol trace sa route en solitaire. Sous le nom de Jazzboy, il présentait l’année dernière deux titres introductifs de son univers (« Harlem » et « Bored in Bora Bora »), et a dévoilé à l’automne un premier EP narratif qui nous plonge au cœur de sa pop bizarroïde assumée.

Il semblerait que les vieux concepts philosophiques obsèdent Jazzboy. Le rêve, la spiritualité, l’état second, la mort aussi, qui lui fait peur autant qu’elle le fascine. Alors dans Jesus Jazz, le garçon a décidé d’en découdre avec ses vieux démons. Un premier EP comme un exutoire, quasi cathartique, où Jazzboy déconstruit ses angoisses intimes une bonne fois pour toutes. Libre de toute limite de production, Jazzboy a naturellement trouvé le son qui lui ressemble : une pop électronique bizarroïde bricolée de multiples synthés, d’effets de voix hallucinés, et d’expérimentations en tous genres. En concert, il pousse l’expérience encore plus loin et présente un show proche de la performance où les déguisements, les nappes épaisses de fumée et le faux-sang viennent compléter sa démarche artistique brute et sincèrement touchante. Rencontre.

Manifesto XXI : Tu as quasiment toujours fait de la musique en groupe, qu’est-ce qui t’a poussé à lancer ton projet personnel ?

Jazzboy : Avant de faire de la musique en groupe j’en faisais déjà seul. J’ai produit mes premiers morceaux autour de 13 ans, du coup j’ai eu ce feeling très tôt. La musique en groupe c’est venu après, avec les potes avec qui je faisais du skate à l’époque. Mais le côté solo est resté, je bricolais toujours à côté, dans mon coin. Il y a deux ans, je me suis fait cambrioler. Ils ont juste pris mon ordi et j’avais rien sauvegardé, il y avait dix ans de musique dedans. Ça m’a bien déprimé, mais ensuite j’ai refait des morceaux sur Logic et je me suis dit qu’il fallait que je les sorte pour qu’ils soient quelque part. C’était le début officiel de Jazzboy.

Jazzboy, c’est vraiment toi ou c’est un personnage que tu incarnes ?

Non, c’est vraiment moi. Après j’aime beaucoup le fait de transfigurer les choses, même dans mes clips. Souvent il y a ma copine, ou d’autres personnages, je ne vais pas trop me mettre en avant moi. Jazzboy c’est vraiment moi, et ma musique est la plus sincère possible. Mais j’aime utiliser un autre nom que le mien, ça me permet aussi de coller d’autres choses, de mettre une distance. Ce n’est pas un alter-ego, un personnage.

Tu as toujours eu cet univers-là dans ta musique ?

Oui c’est marrant, j’ai réécouté récemment des vieux trucs du tout début. Au troisième morceau il y avait déjà ce mood un peu glauque, mi glauque-mi psyché bizarre. Pourtant ce n’était pas les mêmes outils, pas les mêmes équipements, donc c’est marrant de voir que le mood était le même. J’ai creusé mon sillon personnel depuis, mais il y a un truc commun avec ce que je faisais dans ma chambre.

Crédit : Christopher Barraja

Tes prestations scéniques relèvent plutôt de la performance que du concert, tu te produis même parfois dans des théâtres. Quelle est ta vision de la scène ? La dimension performative est-elle venue naturellement avec la base musicale ?

C’est venu avec tout le truc. J’ai fait de la musique, et je ne pensais qu’à la musique quand je la faisais. Après j’avais plein d’idées pour développer les choses plus visuellement. Les clips notamment, car c’est vraiment ma passion. Mon rêve ce serait de faire un film, et de raconter des histoires en images, c’est vraiment un truc qui me passionne.

Pour le live, j’avais pas envie que ce soit juste un concert. Je ne sais pas vraiment l’expliquer mais j’ai l’impression que je dois exprimer des choses qui ne sont pas que exprimables avec la musique, je cherche une expérience totale. Mais le théâtre, ce n’est pas un truc duquel je viens. Ma copine en a fait, donc elle a plus ce truc-là, mais c’est plus proche de la performance, de comment rendre le truc intéressant. C’est plus utiliser la matière humaine vu que j’ai pas beaucoup de moyens pour faire des scénos cool. C’est quand je jouais à New-York que tout ça est venu, pour mes premiers concerts. Ma copine était là et on a commencé à trouver des idées, éteindre les lumières, me mettre du faux sang sur le visage, des trucs pas chers mais qui évoquent quelque chose, qui va plus loin que la musique. Donc c’est vraiment parti d’un manque de moyens à la base.

Tu abordes tes peurs dans tes chansons, de la mort notamment. La musique a t-elle une dimension cathartique pour toi ?

Oui je pense. En tout cas le moment où je fais de la musique et où j’écoute le morceau, c’est clairement un moment où je ne pense pas à la mort. C’est toujours ça de gagné. Après ce n’est pas “plus je fais de la musique, moins je pense à la mort”, c’est juste un besoin vital que j’ai de m’exprimer. Et le fait que je le fasse régulièrement fait la personne que je suis, où j’arrive à trouver un équilibre entre le plaisir et les angoisses. C’est surement un peu cathartique, mais je ne le définirai pas que comme ça. Il y a une énergie présente tout le temps, et faire de la musique me permet d’être serein à plein de niveaux. De confiance en soi, d’expression, de lâcher les choses qui sont pas très belles dans des textures, des paroles. Plein de choses que même moi je ne comprends pas et je trouve ça assez magique. Ça aide en tout cas.

Ce qui est assez intéressant c’est que tu affrontes ta peur de la mort tout le long de cet EP, mais que tu la magnifies avec le texte de « Jazz In » et de « Jazz Out ».

J’essaie d’en faire un truc beau à mes yeux, de trouver un sens poétique, métaphysique, un truc qui m’excite. Si tu le penses comme une fin, comme quelque chose de triste c’est le truc le plus effrayant au monde. Donc j’essaie de le penser comme quelque chose qui peut aller plus loin que ça. Je n’y pense pas consciemment, mais quand j’ai fini l’EP, je me suis rendu compte que tout tournait autour de ça, de la peur, de la mort, du néant. Mais quand je compose je reste toujours dans quelque chose de positif, je me dis pas que j’ai peur de mourir, j’essaie de m’imaginer le moment où je meurs et ce qu’il va se passer. Pour moi c’est un truc beau, un énorme trip hyper fascinant, qui vient du subconscient. Ça m’excite un peu d’imaginer tout ça.

Tu l’abordes dans les textes mais aussi dans l’instrumentation, notamment avec cette présence constante de synthés qui sonnent comme des orgues et qui ajoutent une dimension très spirituelle, dramatique même. Et puis il y a le morceau « Jesus Jazz » aussi : quelle place accordes-tu à la religion?

J’y fais pas du tout gaffe, ça fait partie de tout le truc. “Jesus Jazz” ça m’est venu sur une instru et je répétais “Jesus Jesus” en boucle, sans même savoir pourquoi. Il y a des choses qui me viennent comme ça, qui sortent de nulle part. Et quand ça vient j’essaie de l’accueillir. Au début je me disais que je n’avais pas de légitimité à parler de Jésus car je ne suis pas catholique, mais en fait je me suis dit au contraire que je devais l’accueillir. Et après je tisse tout un truc avec les clips, la scène, tout ça. Et plus je vais au fond, plus je comprends pourquoi j’ai utilisé ce mot, pourquoi je voulais en parler. C’est comme une sorte de psychanalyse à rebrousse-poil que je fais tout seul.

“Jesus Jazz” est venu de ce truc là et de ce truc sur la mort, la spiritualité, la foi, de ce qu’il y a après, de ce en quoi tu crois et de pourquoi tu y crois… Quand j’étais petit il y a des moments où je priais beaucoup. J’avais ce truc de croyance, mais ce n’était pas vraiment en Jésus. Enfin, c’était peut-être lui, mais c’était surtout “le truc au dessus”. Et ça m’est souvent arrivé de le faire sans vraiment m’intéresser à la religion et je trouvais ça intéressant de voir que sans même avoir une éducation religieuse du tout (mes parents sont athées), c’est fou d’arriver tout seul à prier quand t’es dans un moment où tu te sens mal et que tu ressens que tu as besoin de quelque chose.

Mais c’est aussi présent dans la société, et c’est ça qui m’intéresse aussi. De voir à quel point c’est ancré, à quel point on a besoin de croire en quelque chose, que ce soit en la musique, en l’amour, en l’au-delà. « Jesus Jazz » c’était ça, ce truc imperceptible auquel on s’accroche, qu’on choisit ou pas, et à quel moment ça disparaît. Est-ce que quand tu meurs tout ça te parait loin, est-ce que tu te dis juste qu’on est que des particules, qu’on est que poussière. Et je me demande aussi vers quoi tu te tournes quand t’es en train de mourir, quelque soit ton éducation et ton rapport à la religion. Est-ce que même quelqu’un qui a reçu une éducation religieuse depuis tout petit, tout s’efface quand il est à deux doigts de mourir et ça devient un truc organique, qui revient à la terre, ou est-ce que Dieu existe vraiment ? En tout cas ça me fascine.

Tu consacres deux chansons aux drogues. Ta musique a ce côté un peu psychédélique, ton esthétique visuelle aussi.

J’aime pas trop relier drogues et psychédélisme, c’est un raccourci un peu facile qui signifie que pour faire du psyché il faut prendre de la drogue. Pour moi le psychédélisme c’est plus une façon d’aller au fond des choses, un esprit libre, de se dire “pourquoi pas” pour plein de choses. Ok, le LSD peut t’amener vers ça. Il y a des moments où ça m’a ouvert plus de portes. Mais je pense que sans prendre la moindre drogue tu peux faire la musique la plus psyché du monde, surement parfois bien plus psyché que celle des gens qui en prennent. Je crois assez en ce truc-là, sur tout ce qui est psychédélisme et surréalisme, que c’est plus quelque chose de l’ordre de l’ouverture d’esprit que d’un délire purement de drogue. Il y a des gens qui vont ouvrir cette petite porte avec la drogue, d’autre avec une meuf qui va les rendre super heureux et super libre, d’autres qui vont vivre isolés à la campagne et ça va leur ouvrir un truc.

Après l’influence chimique de la drogue peut aider mais ça peut aussi être un piège parce que tu peux te retrouver emprisonné dans quelque chose. Donc je n’irais jamais dire que ça a influencé ma musique. Moi, ça a joué sur certains trucs, mais après je n’en prends plus depuis que j’ai 22 ans et c’est maintenant que je me sens le plus libre d’aller au fond des choses, d’expérimenter. Mais oui l’idée de psychédélisme, d’illogisme, ça m’attire vachement. Tout ce qui a rapport au subconscient, à des trucs surréalistes, à de l’écriture automatique, à l’art brut en quelque sorte. J’aime bien quand c’est au plus proche d’un truc qui sort comme du vomi. Quand c’est trop réfléchi ça me bloque.

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Ton nom d’artiste n’a pas été choisi en hommage au Jazz, pourtant tu as composé “Harlem” qui est la capitale du Jazz et le berceau de la musique noire, et on entend parfois des sonorités cuivrées dans tes instrus, qui les rendent très jazzy. Sans lui rendre hommage, c’est un genre qui te touche tout de même un peu ?

C’est encore inconscient. Je me suis appelé Jazzboy avant d’avoir écrit Harlem, où mes parents  m’avaient emmené quand j’étais petit. Et j’ai des souvenirs assez forts de gens qui jouaient du saxophone dans la rue. Mais j’ai jamais vraiment écouté de jazz. Je m’étais renseigné sur l’origine du mot et en fait c’est juste un truc hyper libre, il y a plusieurs théories sur son origine. C’est un mot qui a été créé de toutes pièces pour justement se détacher de l’emprise des blancs. Et c’est cette idée, cette liberté qui m’a plu, parce que c’est comme ça que j’envisage la création et la musique et j’aimais aussi avoir un truc qui n’avait rien à voir avec ma musique, qui déroute les gens. Ça peut être un hommage à la liberté. J’avais lu que ça pouvait désigner l’énergie de vie, le peps, et c’est parti de là. C’est cette idée d’impulsion qui te donne envie de faire des choses et ça m’a vraiment parlé.

On ne t’a jamais reproché l’appropriation culturelle du jazz ?

Une seule fois, j’ai reçu un mail qui m’accusait de ça. Un mail très étrange, car c’est une fille qui m’avouait me passer à la radio en Angleterre, tout en me parlant d’appropriation culturelle par rapport au nom Jazzboy, mais aussi au morceau « Jesus Jazz ». Son problème étant que j’utilisais le terme Jazz sans en faire réellement, et que la figure de Jesus était très importante pour les noirs américains, sans savoir que la figure de Jesus avait été très importante pour moi aussi étant enfant…

Tout ça est très délicat, et il n’y a pas de bonne ou mauvaise réponse, je sais juste que je fonctionne à l’instinct, et que j’ai choisi ce nom pour cette idée de liberté, de quelque chose d’insaisissable.

J’aime l’idée de prendre un mot hyper utilisé dans le domaine public, et le détourner de son sens premier, ou juste l’emmener ailleurs et l’utiliser comme un matériau à part entière.

Il y a plein de choses que je comprends dans les accusations d’appropriation culturelle, dès que c’est une utilisation commerciale d’une culture, mais il faut pas que ça devienne une entrave à la liberté juste purement artistique qui est d’utiliser ce qu’on veut pour en faire autre chose. Ne pas pouvoir utiliser la figure de Jésus, on dirait un truc de puritains américains, qui vont censurer Marilyn Manson et Kanye West parce qu’ils parlent de religion de façon soit disant outrancière. Heureusement que quelqu’un peut faire ça, que ça choque des gens, heureusement que les parents n’ont pas envie que leurs enfants écoutent ça, pour moi c’est la base de l’art, il faut que quelque chose se passe, que ce soit dérangeant ou pas.

Jesus Jazz c’est vraiment né d’un sentiment pur que j’ai eu, un truc plus profond et instinctif qu’une simple provocation. A New York quand j’ai fait ce morceau en concert, j’étais couvert de sang, ça pouvait paraître violent , et il y avait un ex-Mormon dans le public qui est venu me voir à la fin, et on a beaucoup parlé de tout ça. Il m’a dit que ça ne l’avait pas choqué, que ça l’avait fait réfléchir sur des trucs, ça a donné lieu à un échange hyper intéressant autour de la foi, et même de la spiritualité en général, qui est quelque chose qui m’intéresse énormément. Je ne peux pas dire que j’ai raison mais je fais les choses à l’instinct, quand ça me semble juste, et j’accepte que les gens disent des choses, j’accepte d’y réfléchir et d’en discuter, ça fait partie du « deal » en quelque sorte.

Quelle a été la musique qui t’a accompagné et t’a inspiré pour Jazzboy ?

La période post punk des années 1970-80 est sans doute celle qui m’a le plus influencé. Des trucs comme Siouxsie & The Banshees, Television, les Clash, y a un truc dans l’imagerie et dans la sincérité qui m’a marqué, dans l’ouverture aussi. Par exemple les Clash s’inspiraient du reggae et ont été les premiers à intégrer ça dans la musique punk. C’est un groupe de punk qui voulaient devenir un groupe de reggae. Pour moi il n’y a aucun problème et c’est grâce à des gens comme ça que les choses se mélangent, que l’art avance. Encore une fois c’est le bon sens, tu sens la passion et tu te dis pas qu’ils n’ont fait ça pour faire de l’argent.

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