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Mariana Matija : déployer notre amour pour le vivant

Mariana Matija : déployer notre amour pour le vivant

C’est par les émotions, le soin et une approche spirituelle, que nous serons à même de rétablir notre relation sensible avec la planète et le vivant. C’est l’idée qui traverse tout le travail créatif et engagé de l’autrice, designer et illustratrice colombienne Mariana Matija. Rencontre avec une militante engagée par le cœur, dont les propos résonnent avec les luttes écoféministes et intersectionnelles.

Le travail de Mariana Matija est traversé par un amour profond de la vie sous toutes ses formes. En Colombie, où la nature est lieu de corruption et de violents conflits (entre industriels, État, groupes paramilitaires et acteurs du narcotrafic) et où sont assassiné·es un grand nombre d’activistes écologistes chaque année, elle se décrit plutôt comme une « guide sensible ». Elle s’exprime et se fait connaître d’abord grâce au blog Animal de Isla. Initiatrice de la communauté en ligne Ser Tierra, elle développe aujourd’hui ses réflexions à travers une newsletter, des publications pour différents médias, et deux livres : 10 pasos para alinear la cabeza, el corazón y salvar el planeta, et le second, Niñapajaroglaciar, publié cette année, qui invite, au fil d’un récit intime de sa relation avec la nature, à cultiver des relations de soin, d’amour et de réciprocité avec le vivant. Mariana Matija partage ses explorations et nous montre qu’il existe plusieurs voies pour changer notre perception de la crise environnementale et protéger le vivant, notamment à partir de l’intime. Selon elle, c’est seulement en prenant en compte le corps, la complexité de nos ressentis, et en reconnaissant en nous la beauté, l’intelligence et la sensibilité du vivant que nous pourrons affronter les défis écologiques et sociaux actuels. Rencontre.

Il ne faut surtout pas qu’on croie que nos actions sont guidées par l’amour ! Mais cela n’a pas de sens : on ne peut se rapprocher de la Terre qu’en expérimentant pleinement ce qu’est être animal, c’est-à-dire être lié·e à d’autres formes de vie.

Mariana Matija
© Mariana Matija

Manifesto XXI – Comment en es-tu venue à centrer ton travail autour de notre relation sensible à la Terre ?

Mariana Matija : J’ai d’abord été préoccupée par tout ce qui est alarmant dans la crise écologique. Sur mon blog, je partageais des informations sur comment réduire son empreinte écologique. Au fur et à mesure que je comprenais l’impact qu’a mon existence sur d’autres vies et que je prenais conscience de ce que nous étions en train de faire collectivement, en tant que civilisation, de notre relation à la Terre, j’ai commencé à ressentir beaucoup de douleur, de peur, de tristesse, d’impuissance. La question est devenue : comment prendre en charge cette expérience émotionnelle qui apparaît en chemin ? J’avais peur que cela apparaisse comme une défaillance de ma part. Mais cela me paraissait de plus en plus difficile d’inviter à l’action tout en ressentant cette tristesse. J’ai commencé à intégrer dans mes réflexions la santé émotionnelle et mentale, et cela m’a amenée à me questionner sur ma relation spirituelle avec ce sujet. Le point de départ de ce travail, c’est que je ressens un amour profond pour la Terre et pour les autres êtres vivants, et que je me sens partie prenante de quelque chose qui est plus grand que moi, ce qui est la description-même d’une recherche spirituelle.

Comment connecter avec le vivant alors que nous sommes submergés par une grande quantité d’informations et données rationnelles mais angoissantes ?

Certaines données scientifiques nous en éloignent car elles sont incompréhensibles et entretiennent notre sentiment d’impuissance. Bien sûr elles sont importantes, mais je pense qu’il est vain de vouloir continuer à donner des instructions de loin, sur ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Il me semble que ma recherche « personnelle » est un reflet direct de ce qui nous arrive collectivement. On considère que la seule manière valide de s’intéresser à la crise climatique serait d’un point de vue rationnel et distant, comme s’il fallait faire attention que la proximité avec le sujet ne trouble pas la clarté de notre discours. Il ne faut surtout pas qu’on croie que nos actions sont guidées par l’amour ! Mais cela n’a pas de sens : on ne peut se rapprocher de la Terre qu’en expérimentant pleinement ce qu’est être animal, c’est-à-dire être lié·e à d’autres formes de vie.

© Mariana Matija

Quelle est la place du corps, et en particulier du corps féminin [qu’on entend ici comme assigné femme à la naissance] dans cette recherche ? Y vois-tu des liens avec le traitement qu’on réserve à certaines espèces animales ?

Cela n’a pas de sens de parler de santé mentale ou émotionnelle sans reconnaître que cela fait partie du corps. Il y a aucun doute que cette crise de notre relation avec la Terre nous traverse tous·tes à partir du corps, mais le contexte fait que nous vivons des expériences différentes et donc que cette question se concrétise de différentes manières selon le genre. Dans le système patriarcal, les corps dits féminins ont toujours été considérés inférieurs, notamment parce qu’ils portent et donnent la vie, et seraient donc plus proches de la nature et des animaux. Ils sont jugés moins fiables, cela autorise à les contrôler et à les utiliser car ils sont « à disposition ». En même temps, ce sont les femmes qui, en immense majorité, sacrifient leur corps dans des activités de soin, des leurs et de leur environnement. Cela se cristallise dans ce que l’on appelle des « zones de sacrifices »*, soi-disant sacrifiées pour le bien d’autres territoires. L’exploitation des ressources et du vivant affecte en premier lieu les personnes historiquement exploitées et appauvries, et les femmes. Ce qui est féminin, infantile, sensible est dévalorisé. On oppose un point de vue masculin, d’hommes qui ont étudié la nature à distance à partir d’éléments factuels, et celui de femmes qui souvent la connaissent de plus près à travers l’usage des plantes, du fait de prendre de soin des animaux pour nourrir la famille, et de leur relation corporelle avec les territoires dont elles font partie.

* [Terme popularisé au Chili à travers l’organisation « Femmes de zones de sacrifice en résistance » dans un territoire contaminé par l’extraction de minerais. Les femmes de cette région ont redéfini le rôle domestique lié au soin qui leur était traditionnellement attribué en activisme politique. Mobilisées contre un modèle patriarcal et extractiviste, elles ont contribué à créer une territorialité du soin : soin des leurs et de leur environnement.]

Tu as développé une communauté d’échange et d’apprentissage collectif sur notre relation à la nature, dans laquelle sont valorisés le temps long, le soin et la réciprocité. Qui en sont les membres ?

Une grande majorité de la communauté Ser Tierra sont des femmes. Les membres qui se reconnaissent comme hommes renoncent à des attitudes que l’on retrouve souvent chez les publics masculins, ils sont timides et prennent peu la parole, probablement car dans d’autres espaces on leur a nié la possibilité d’exprimer leur sensibilité pour la nature. Les hommes sont aussi victimes de ce système qui réprime ce qui est féminin. C’est triste et terriblement préoccupant car une grande partie des hauts postes économiques et politiques sont occupés par des hommes qui n’ont probablement pas eu l’opportunité d’explorer le lien sensible qu’ils peuvent avoir avec la vie. Leurs décisions sont traversées par une déconnexion imposée par un système qui leur dit que se connecter à la vie et en prendre soin n’est pas pour eux.

© Mariana Matija

Tu vis actuellement en Colombie, tu as aussi vécu au Chili et en Espagne. Le lieu géographique et la société depuis laquelle tu parles ont-ils une influence sur ta manière de concevoir la nature et d’écrire ?

La Colombie est un pays qui reste majoritairement rural. Je suis certaine que cette expérience de vie proche d’autres animaux est à l’origine d’un vécu tout à fait différent de celui que peuvent avoir des gens nés dans des pays industrialisés et plus urbanisés, sans contact avec la terre et la végétation. Nous faisons forcément partie du territoire dans lequel nous nous trouvons et notre corps répond aux caractéristiques de cet espace sans que l’on puisse forcément l’expliquer avec des mots. Reconnaître cela est au centre du processus de réinvention de notre relation avec la planète.

Il y a un autre aspect qui m’interroge beaucoup et qui implique un deuil lié à l’histoire colombienne. Le monte [zone montagneuse couverte de végétation sauvage, ndlr] n’a jamais été un lieu où nous, plus particulièrement les femmes, pouvons être en sécurité. Aller se promener dans la montagne revient à assumer que l’on prend un risque [lié au conflit armé colombien, opposant l’État, des groupes paramilitaires, de guérilleros et des réseaux de trafiquants de drogue pendant plus de cinquante ans, ndlr], risque qui n’existe pas dans les parcs nationaux des États-Unis par exemple. Cela a bien sûr marqué la relation qu’ont les Colombien·nes avec la nature de leur pays, et je me demande si cela a un lien avec le fait que l’on perçoit dans certaines régions une volonté de tout déforester, par peur, car c’est là où se cachent les participant·es du conflit armé.

On assiste à une sorte de gentrification de la nature.

Mariana Matija

Quand on sait que la Colombie abrite une faune et une flore extrêmement riches et des populations qui vivent très proches de la nature, il est inquiétant de voir la déforestation en cours…

Oui, ce sont des réalités paradoxales de ce pays. Avec l’accord de paix [signé en 2016 entre le gouvernement et les FARC, visant au désarmement du groupe de guérilla et à la fin du conflit armé, processus encore en cours aujourd’hui, ndlr], il y a eu de plus en plus d’activités humaines dans certaines zones de la forêt qui étaient auparavant inaccessibles et, d’une certaine manière, protégées grâce au conflit armé. On a maintenant accès à la beauté de ces lieux mais ceux-ci deviennent aussi disponibles pour être exploités et commencent à être déforestés pour y mettre du bétail par exemple. Comme si la transition vers la fin du conflit armé ouvrait la porte à un autre type de conflit, celui de l’exploitation capitaliste.

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Ces événements ont-ils un lien avec le processus de colonisation qui a marqué l’histoire de la Colombie selon toi ?

Il existe en effet une exploitation historique. Avec la colonisation, le « Nord global » a accumulé de la richesse en exploitant le « Sud global », et des manifestations récentes confirment que le processus se répète : des sociétés minières canadiennes exploitent les montagnes de Colombie. Le Green New Deal [désigne les programmes investissements des pays du Nord en faveur des énergies décarbonées, ndlr] m’inquiète aussi beaucoup, car le stockage d’énergies « propres » n’est possible que grâce à l’extraction de pétrole ou de lithium dans les pays du Sud. La promesse d’avoir accès à des énergies « propres » pour pouvoir continuer à streamer sans limites met entre parenthèses la nécessité de décroissance à laquelle nous devons faire face et considère comme allant de soi l’accès à une énergie illimitée, qui pour être produite devra probablement détruire les territoires latinoaméricains. D’autres phénomènes ont lieu en ce moment en Colombie : des personnes d’autres pays ayant accumulé du capital grâce à la colonisation viennent acheter très cher des terrains et investir pour proposer des activités touristiques, d’observation d’oiseaux… à des étranger·es. La terre devient complètement inaccessible pour les paysan·nes locaux·les. On assiste à une sorte de gentrification de la nature.

Sous couvert de vouloir proposer des activités pour découvrir la nature…

Oui, c’est extrêmement frustrant de voir à quel point la dynamique se répète. Ce n’est pas fondamentalement mal de proposer des activités d’observations d’oiseaux, mais c’est une question complexe qui révèle des injustices. C’est pour cela qu’il faut analyser ces phénomènes avec un œil critique et éviter de reproduire le modèle d’exploitation qui existe depuis longtemps et caractérise cette société. Comment pouvons-nous, dans une démarche de reconnexion à la nature à laquelle nous appartenons, faire les choses d’une autre manière ?


Pour en découvrir plus : marianamatija.com 

Relecture et édition : Sarah Diep et Benjamin Delaveau

Photo à la une : © Victoria Holguín

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