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Le retour de Catherine Corsini: Rencontre avec Esther Gohourou et Suzy Bemba

Le retour de Catherine Corsini: Rencontre avec Esther Gohourou et Suzy Bemba

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Au printemps, Le retour de Catherine Corsini a fait couler beaucoup d’encre. Le scandale des méthodes de travail abusives de la réalisatrice a terni la présentation de ce film pourtant intéressant qui sort aujourd’hui en salles. A Cannes, nous avons rencontré les deux actrices principales.

Le nouveau film de Catherine Corsini, nous raconte le retour en Corse d’une mère (Khédidja) et ses deux filles adolescentes (Jessica et Farah) qui avaient toutes trois brusquement quitté l’île 15 ans plus tôt. Présenté mi-mai au Festival de Cannes 2023, le film y faisait une première amère, sur fond d’accusations portant sur la réalisatrice et la production. En cause, une scène de sexe avec mineure non déclarée en amont ni à la Commission des enfants du spectacle, ni à l’actrice en question, des conditions de travail non-respectées, des accusations d’humiliations répétées et d’agressions passées sous silence. Alors que les méthodes de travail violentes et illégales semblent encore être perçues comme nécessaires à la fabrication d’un film, il est d’autant plus paradoxal et frustrant que Le retour mette en scène d’intéressantes questions en termes de rapports de pouvoir, autour notamment de problématiques de race, de classe et de sexualités queers. 

Nous avons décidé de donner la parole aux deux actrices principales du film, Esther Gohourou et Suzy Bemba, pensant qu’il serait injuste qu’elles aient la double-peine d’être invisibilisées à cause d’actes dont elles ont elles-mêmes pâti. Rencontre avec ces deux jeunes artistes talentueuses, qui nous ont partagé leurs parcours et leurs réflexions sur la représentation de minorités au cinéma.

Manifesto XXI – Est-ce que vous pourriez nous parler un peu de vous, et nous dire comment vous en êtes venues à faire du cinéma ?

Suzy Bemba : Je m’appelle Suzy, j’ai 22 ans. J’ai commencé par un film qui s’appelle Kandisha, d’Alexandre Bustillo et Julien Maury, en 2020. À la base, le cinéma, c’est pas ce que je voulais faire particulièrement, j’étais en fac de médecine. Et puis j’ai eu envie de jouer, alors j’ai essayé. Depuis, je joue presque exclusivement, et j’ai repris mes études à distance. 

Esther Gohourou : Moi c’est Esther, j’ai 16 ans, je suis en première. Le premier film que j’ai fait, c’était Mignonnes, de Maïmouna Doucouré.

J’ai été bouleversée par l’histoire des personnages principaux, parce que c’est trois femmes noires, parce que mon personnage est lesbienne.

Suzy Bemba


Comment vous êtes-vous retrouvées sur le film, et qu’est-ce qui vous a plu dans le scénario ? 

SB : J’ai été bouleversée par l’histoire des personnages principaux, parce que c’est trois femmes noires, parce que mon personnage est lesbienne. C’était très important pour moi de me dire que je représenterai ça. 

Tu avais déjà cette réflexion sur la représentation avant d’être actrice ?


SB : Absolument. Justement, mon métier est exclusivement calqué là-dessus. Je fais du cinéma pour ça je pense, je veux apporter de nouveaux récits, de nouveaux visages. Et les bons, surtout.

Et toi Esther ?

EG : Moi je ne cherche pas de casting car je suis encore au lycée. Pour Le retour, on m’a envoyé un message, j’ai fait plusieurs essais et j’ai grave kiffé. J’ai eu un coup de cœur sur le scénario, qui parle de trois femmes noires de manière normale et naturelle. 

On a l’impression que, même s’il le normalise, le film montre quand même qu’il y a des problématiques particulières dans les familles qui ne sont pas blanches.

SB : Ce qui est très important, c’est que sur la famille par exemple, on vit tous les mêmes problématiques. C’est intéressant de voir ce côté très humain, qui dépasse toute particularité. Mais tout ça sans occulter le fait que c’est trois femmes sont noires, et donc qu’il y a donc des problèmes spécifiques. On ne fait pas un dessin limpide et donc faux de leur réalité. Je crois qu’on essaye de faire quelque chose de plus exhaustif, plus proche de la vérité. Pas quelque chose d’idéaliste. Ça ne m’aurait pas intéressée autrement, ça aurait été faux.

C’est cool d’avoir des représentations lesbiennes simples. Et pas des gens qui se déchirent, qui s’arrachent tout le temps.

Suzy Bemba

Est-ce que ça change sur un plateau de tournage, d’être trois ?

SB : Peut-être dans le rapport qu’on a aux autres, parce qu’on peut sentir qu’on a plus de force. C’est comme sentir qu’on est plusieurs femmes sur un plateau, par exemple. Mais encore faut-il que ces femmes pensent pareil, et soient ensemble. Et là, j’ai l’impression qu’on était ensemble.

EG : Oui, sur le plateau, on était vraiment ensemble.

Suzy, tu joues le personnage de Jessica. Dans l’histoire, la mère de Jessica, Khédidja, s’occupe des enfants d’un couple parisien, bourgeois. Ce couple a une fille adolescente, Gaïa, avec qui ton personnage entame une relation amoureuse. Qu’est-ce que cela voulait dire pour toi, de jouer cette relation lesbienne ? 

SB : J’étais contente d’avoir eu la chance de représenter un couple lesbien au cinéma, et de cette façon, parce que je pense que c’est fait avec douceur et avec pudeur, sans être bourrin, voyeur. Lomane [de Dietrich, actrice de Gaïa ndlr] a été une rencontre formidable et fascinante. J’ai eu énormément de plaisir à jouer avec elle.

En quoi tu dirais que c’est bien représenté ?

SB : Il n’y a rien d’imprimé, c’est sincère. Les histoires que j’ai vécues moi, personnellement, elles ont toujours été simples. Du coup, je me dis que c’est cool d’avoir des représentations lesbiennes simples. Et pas des gens qui se déchirent, qui s’arrachent tout le temps. C’est la représentation, aussi, de la jeunesse qui va vite, qui peut brûler les étapes, mais qui vit, qui a une rage de l’intérieur. Ce sont deux personnages qui se portent, révèlent des choses opposées chez l’une et l’autre. 

Tu parles des histoires que tu as vécues, tu t’identifies comme faisant partie de la communauté queer ?

SB : Oui absolument. 

C’est très intéressant de voir que le prisme de la domination se fait quelque soit le genre, l’orientation sexuelle […] Quand bien même on aime la personne.

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Suzy Bemba

Dans la relation entre Gaïa et Jessica, on voit tout de suite qu’il y a des rapports de domination, liés à leurs différentes classes sociales. Qu’est-ce que cette problématique révèle selon toi dans le film ?

SB : Je trouve ça super important qu’on voit la relation entre deux classes sociales très différentes. Souvent on voit un vieux monsieur blanc bourgeois et une femme de chambre noire. Les rapports de domination sont beaucoup représentés dans ce sens-là. Et c’est très intéressant, ici, de voir que le prisme de la domination se fait quel que soit le genre, l’orientation sexuelle. Du moment où quelqu’un a plus de pouvoir sur quelqu’un d’autre, la domination peut se faire, s’établir quand bien même on aime la personne et qu’on se dit qu’on lui veut le plus de bien possible. Je pense que Gaïa est très amoureuse de Jessica, mais elles n’ont pas du tout les mêmes codes. Gaïa se croit très alerte et au point sur certains sujets, mais elle reste perdue sur son rapport à l’autre, et surtout sur le pouvoir qu’elle peut avoir sur les autres.

Tu fais référence au moment où Gaïa propose à Jessica de payer entièrement leur logement commun ?

SB : Absolument. Dans cette scène, elle lui dit : « Je veux te prendre en charge ». C’est quand même important cette phrase. Quand on prend en charge quelqu’un, c’est qu’on le sauve, comme à l’hôpital par exemple. Et je crois pas que c’est ce que recherche Jessica. Avec cette phrase, il y a un sentiment d’appartenance qu’elle ressent de la part de Gaïa, et je ne pense pas qu’elle ait envie d’appartenir à quelqu’un, au contraire. Je pense qu’elle, son but, c’est d’appartenir à personne, à part à elle-même.

J’aime jouer parce que jouer c’est être libre.

Esther Gohourou

Justement, est-ce que vous pourriez décrire vos personnages en quelques mots ?

EG : Farah est quelqu’un de très spontané, elle s’en fout de tout. Tout ce qu’elle veut faire, elle le fait. Elle ne va pas s’empêcher, ou réfléchir pendant longtemps. Elle veut faire les choses maintenant.

SB : Je pense que Jessica est une jeune fille qui est en âge de se poser certaines questions, mais surtout d’y répondre. Des questions sur son identité, sur ses désirs, sur sa classe sociale. À quel groupe elle appartient, est-ce qu’elle a ce besoin ou ce désir d’appartenance ? Parce que c’est important la communauté, que ce soit la famille, les amis, les gens avec qui on travaille, on se crée tous des communautés diverses. Je pense qu’elle est à la recherche de ses communautés.

Esther, ton personnage à lui aussi une relation amoureuse dans le film, avec un garçon corse, Orso. Ce qui est étonnant, c’est qu’il est frontalement discriminant envers toi au début du film, avant de nous être ensuite présenté comme gentil, à mesure que l’histoire avance. Que signifie cette relation selon toi ?

EG : C’est très particulier. Orso, il est très terre à terre, « Corse » selon lui. Même si on se rencontre en s’embrouillant au début, lui-même change et fait une vraie rencontre avec le personnage de Farah. Au début, il se dit c’est qu’une vieille fille avec qui il s’est embrouillé à la plage. Et plus le temps passe, plus il fait que de la voir. Il commence à l’apprécier, et Farah commence à ne regarder que lui. Donc au début iels ne s’aiment pas, ensuite iels se titillent, c’est plus une embrouille chien et chat, et à la fin iels s’aiment plutôt bien. Au final, je trouve leur rencontre belle.

C’est toutes les deux votre deuxième expérience en tant qu’actrices. Qu’est-ce que vous aimez dans le cinéma ?

SB : J’aime le fait qu’on puisse tout réinventer, tout détruire et tout reconstruire, à notre gré. Tout en étant respectueux et bienveillant, bien sûr.

EG : Je ne connais pas grand chose, c’est mon 2ème film, mais j’aime jouer parce que jouer c’est être libre. Certaines personnes peuvent trouver que quand tu as un rôle, tu es obligée de faire plein de trucs, qu’il y a des contraintes. Mais en vrai, tu es très libre. Certain·es sont même plus libres dans leur rôle que dans leur vie réelle. Tu te laisses plus emporter quand tu joues.


Le Retour de Catherine Corsini, avec Esther Gohourou, Lomane de Dietrich, Suzy Bemba, Aissatou Diallo Sagna… Sortie le 12 juillet 2023

Image à la Une : © Chaz Productions

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