Cette année a enfin connu un retour en masse des festivals. Sous réserve d’un protocole strict, les rassemblements festifs et musicaux ont de nouveau pu accueillir un public encore plus enthousiaste qu’auparavant. C’était notamment le cas au festival Levitation (Angers), auquel nous nous sommes rendus afin de restituer cette expérience de festival « post-covid ».
Initialement fondé à Austin, aux États-Unis, par la Reverberation Appreciation Society en collaboration avec le groupe de rock psychédélique The Black Angels, l’Austin Psych Fest, rebaptisé Levitation à sa huitième édition, s’exporte depuis 2013 à Angers dans le cadre du jumelage entre les deux villes.
Contraint d’annuler l’année précédente, situation oblige, pour cette édition de retrouvailles en plein air, le festival de nature psychédélique avait cette fois-ci choisi de reprendre ses quartiers à la source, sur le parking de l’emblématique salle, Le Chabada, acteur majeur dans l’accompagnement et la diffusion de la scène locale. À l’occasion de cet anniversaire de jumelage, en plus du Levitation, la préfecture du Maine-et-Loire organisait une poignée d’animations axées autour de l’amitié franco-américaine comme une initiation aux sports US, du western pony et l’implantation de food trucks dans lesquels des mets fidèles des Austin Days étaient proposés.
Malgré l’époque, quelque peu restrictive, il semble que les contraintes liées au Covid-19 (contrôle obligatoire du pass sanitaire à l’entrée et bracelet cashless à tous les poignets) n’ont en aucun cas rebuté les festivalier·es du Levitation. Il faut concéder que les solutions proposées afin de réduire l’impact viral de la pandémie, quelle que soit l’opinion qu’on y prête, ont permis de relancer la machine culturelle et d’enfin apercevoir un retour à la quasi-normalité après les mois interminables de paralysie de l’industrie du spectacle.
Avant de débuter notre récit et analyse, soulignons tout de même un petit paradoxe. En raison des restrictions sanitaires internationales, la programmation du Levitation ne comprenait aucun artiste issu d’outre-Atlantique malgré sa dimension étasunienne. La rappeuse américaine Mama Duke était néanmoins présente deux jours plus tard pour un show afin de célébrer l’amitié entre les deux pays.
Des BDE au post-punk à Angers
Arrivés à Angers, nous nous retrouvons dans un pub du centre-ville où rien, hormis quelques têtes familières, ne laisse penser qu’un festival de rock psyché a lieu ce week-end là. Bien plus visibles sont les hordes d’étudiant·es vêtu·es de leur blouse d’apprenti·es ingénieur·es que l’on croise à tous les coins de rue occupé·es à des activités dont seuls les BDE – bureau des étudiants que l’on trouve notamment dans les écoles privées et sélectives – ont le secret.
Pas échaudés par ce spectacle étrange, notre fine équipe se dirige vers le Levitation niché au fin fond d’une zone d’activité commerciale (ZAC pour les intimes) qui nous met bien en jambes. Les vérifications de pass sanitaire, de billet d’entrée et autres palpations derrière nous, on découvre le duo post-punk Nova Materia, déjà à la besogne alors que les derniers rayons de soleil rougissent les visages d’un public encore peu réceptif aux coups de boutoir des artistes.
Visiblement plus au goût du public, Sonic Boom alias de Peter Kember semble plus attendu par cet auditoire principalement composé de quarante-, cinquantenaires. Visage fermé et assis sagement devant ses synthés, l’ancien de Spacemen 3 enchaîne les volutes mystiques qui ravivent le souvenir d’un certain psychédélisme 90’s. Après un intermède de rock progressif dont on aurait pu se passer, le duo barcelonais Dame Area – bien aidé par une petite bande d’initié·es excité·es – vient réveiller une foule restée jusque-là perplexe face à ses rythmiques tribales tout en stridences métalliques.
À la nuit bien tombée, ce sont les Limiñanas qui entrent en scène. Initialement duo originaire de Cabestany, fondé par le couple Lionel et Marie Limiñana en 2009, le tandem s’est tout d’abord illustré avec des compositions d’un néo-psychédélisme francophone, avant de collaborer avec une kyrielle d’artistes renommés. Notamment Anton Newcombe sur plusieurs titres, figure mythique du groupe américain Brian Jonestown Massacre, dont un album disparate imbibé de néo-yéyé avec Emmanuelle Seigner, sous le patronyme L’épée. Cette rentrée, le duo qui aujourd’hui s’est presque mué en orchestre, a sorti un nouveau long-format à consonance ibérique, De Película, en collaboration avec le pas moins célèbre DJ Laurent Garnier.
Malgré une excitante introduction qui augurait un spectacle authentique, le baryton Lionel s’est trop rapidement tu pour laisser l’un de ses acolytes endosser le rôle de frontman sur la majorité des compositions. Louons tout de même le morceau « Que Calor », sur lequel Edi Pistolas, ex-Pánico devenu Nova Materia, partie des Limiñanas à cette occasion, réussit avec brio à enfiévrer les corps des festivalier·es.
Pour sa dimension hybride entre trans et rock sauvage au tempo impétueux, c’est le duo belge La Jungle qui a été choisi pour achever autant cette première soirée que les dernières forces des participant·es, non prêt·es à rentrer se coucher avant cet ultime baroud d’honneur.
Marche des fiertés et manif anti-pass sous un ciel d’averse
Après une demie journée dédiée à une douce remise en forme afin de contrer l’éventuel état veisalgique conséquent aux pintes ingurgitées la veille, nous avons décidé de quitter notre appartement de location de la rue des Aix pour nous rendre à l’une des festivités de la semaine liée à la célébration des dix ans de jumelage entre les villes d’Austin et d’Angers. Comprendre : on devait se rendre au skatepark local puisqu’on avait été informés qu’il s’y déroulait un concert aux alentours de 16 heures, sur fond de contest de sports urbains.
Cependant, on subodorait qu’avec l’averse diluvienne qui venait de fendre le ciel quelques dizaines de minutes plus tôt, ces festivités en plein air allaient sûrement en pâtir, mais qu’à cela ne tienne, le park était sensiblement sur le chemin que l’on devrait de toute manière emprunter afin de se rendre à cette deuxième journée de Levitation. Lorsque nous avons franchi la porte cochère, nous avons tout d’abord été ébahi de nous retrouver directement assourdis par les sirènes criardes, face à la police antiémeute, munie de fourgons et armés de leur arsenal répressif habituel.
Le bras armé de l’exécutif n’était bien évidemment pas déployé contre nous, simples journalistes en reportage de festival, mais en raison d’une manifestation antivax et anti-pass qui battait le bitume sous la pluie à une rue parallèle de notre éphémère point de chute. Une fois dégagés de cette cohue, nous avons étonnamment eu la chance de nous tromper de direction et de nous retrouver au cœur d’une marche des fiertés iridescente. Il se trouve que le collectif des Sœurs Malsaines œuvrait dans le stand de la radio NRJ. Nous avions initialement prévu de nous rendre en after au Théâtre Le Quai où iels organisaient une soirée animée en parallèle du Levitation dans le cadre du Go Festival. Nous ne les avons néanmoins pas croisé·es sur place car, pour anticiper une fin en queue de poisson, la fête s’achevait lorsque nous y avons atterri.
Notre chemin retrouvé, nous sommes repartis, en feignant une certaine détermination, en direction des concerts organisés par la municipalité, mais sous un torrent d’eau, l’événement avait semble-t-il été annulé ou déplacé. Tant pis, nous étions curieux mais nous nous sommes dirigés vers le Chabada comme l’heure n’était plus à la flânerie.
Domaine psychédélique, une perception altérée
Arrivés vers 17h, on avait, hélas, loupé la prestation de Baston mais on passait les fouilles pile au paroxysme du show des délurés londoniens Tiña, lorgnant musicalement vers l’americana. À ce moment précis, Joshua Loftin, leur emblématique chanteur qui, comme à son habitude, était coiffé d’un chapeau rose à la mode cowboy, déballait tout en acrobaties des riffs furieux.
Il faut cependant avouer que, nous qui pensions nous rendre à un festival où la musique aurait pu être la bande-son d’un bad trip de Sandy Lehmann-Haupt tel que raconté dans Acid Test (Tom Wolfe, 1968), la programmation était dans sa globalité plus à la croisée du punk-rock et du rock alternatif que psychédélique au sens primaire : révélateur de l’âme. Le lieu était quant à lui agrémenté d’une scénographie minimaliste, quasi inexistante si ce n’est la projection de liquid light show sur un bâtiment à l’entrée de l’espace de détente et de restauration. Ainsi que la présence du stand de la librairie Myriagone et de sa sélection éclectique de bd, toutes plus alléchantes les unes que les autres, qui nous a presque fait oublier l’aspect visuel négligé.
Néanmoins, l’apparition de la musicienne Emmanuelle Parrenin, dont la menue célébrité date des années 70, nous a efficacement scotché, fasciné comme hébété par ces mélodies stupéfiantes, face à la scène sud. Elle domptait brillamment les sonorités insolites de sa vielle à roue, nous rappelant quelques flûtes indiennes du type pungi, accompagnée par Quentin Rollet au saxophone et Detlef Weinrich (avec qui, en janvier, elle sortait l’album Jours de grève) rythmant l’ensemble de ses machines.
Nous avons toutefois dû reprendre nos esprits et nous remettre en mouvement pour 18h, puisque le groupe Los Bitchos nous attendaient pour une interview qui allait se tenir dans les studios de résidence du Chabada. Les dernières questions posées et l’entretien figé dans le dictaphone, nous avons pu revenir au cœur des festivités, face à Anika, ex-chanteuse d’Exploded View.
Entourée d’une formation féminine, la charismatique chanteuse aux mélopées qui parfois s’apparentent à une acculante incantation, déclamée sur un ton comminatoire, véhiculait l’aura d’un mysticisme désenchanté. Son phrasé d’une froideur langoureuse avoisine sensiblement celui de la vocaliste Nico du Velvet Underground, sur une instrumentation d’un rock tout autant d’avant-garde. Malgré sa prestance aussi catatonique que sa charmante désinvolture subversive, le groupe a eu la regrettable expérience de voir sa prestation scindée en raison de coupures électriques qui les ont contraintes à lâcher leurs instruments pour se délecter, pour quelques minutes, de canettes de 1664.
Venait ensuite une des valeurs sûres de la musique psychédélique française, le trio presque mythique Zombie Zombie, qui se fait de plus en plus rare, accompagné pour l’occasion par Sonic Boom, déjà vu en solo la veille. Le quatuor inédit fait exploser les digues avec ses patterns motorik combinés aux synthés modulaires d’Etienne Jaumet et analogiques de Sonic Boom.
Malgré cette expérience psychique et sensorielle véhiculant l’esprit hors de l’espace et du temps l’instant d’un moment, l’horloge tournait et la faim commençait à poindre. Au moment où le groupe Lice, originaire de Bristol, subissait à son tour une malencontreuse coupure de courant, les circonstances semblaient nous signifier qu’il était l’heure d’aller dîner. Nous nous sommes alors dirigés vers les food trucks de l’espace de détente et de restauration afin de combler l’appétit nécessaire à la bonne conduite de ce reportage.
C’est de loin que nous avons ainsi écouté Lice, assis sur un trottoir, sandwich, bières et burger à la main. Une fois rassasiés, nous avons pu choisir une place de choix face à la scène nord, afin de nous immerger corps et âme dans l’expérience toujours cosmique proposée par le trio toulousain Slift. Lors de leurs prestations, les projections visuelles combinées aux riffs hallucinés de la guitare, appuyée par sa solide section rythmique, contribuent à vivre, le temps d’un concert, une expérience psychédélique totale.
S’ensuivit le tour du quatuor britannique féminin Los Bitchos – accompagné toutefois pour cette date par un guitariste en raison de la défection de l’une de leur membre. La musique qu’elles composent, essentiellement instrumentale, entre cumbia, inspiration anadolu rock et diverses influences de musiques populaires occidentales, ont su faire danser la majeure partie des spectateurices dans une atmosphère de bal populaire grisant.
Apothéose dualiste
Pour clôturer cette huitième édition du festival Levitation, la programmation des têtes d’affiche s’était sûrement fixé pour objectif de raviver la sempiternelle dualité entre le nord prolétaire et le sud davantage bourgeois d’une Angleterre incessamment marquée par son éternel clivage entre ses classes sociales. C’est entre Shame et Working Men’s Club, deux groupes phares de la nouvelle scène « rock » britannique que le concours de l’audience la plus survoltée a été lancé.
Les groupes choisis comme apothéose de l’événement, marquaient néanmoins une inversion des tendances. Les très attendus Shame, révélation post-punk ahurie aux prestations explosives, originaires du Greater London – et dont l’anachronique deuxième album Drunk Tank Pink (Dead Ocean, 2021) a culminé à la huitième place des charts britanniques –, ont occasionné une représentation bien plus intense, authentique et agitée que leurs congénères Working Men’s Club, dont le frontman Sydney Minsky-Sargeant est issu du Yorkshire de l’ouest, à la lisière du Greater Manchester.
Ces derniers, ultime groupe du line-up, misaient essentiellement sur la dimension club de leurs tubes à influence Madchester, dopés aux boîtes à rythmes et synthétiseurs, évoquant les nuits d’extases chimiques des raves de la fin de l’ère Thatcher, où étaient inclus les figures décadentes de l’indie dance naissante. Néanmoins, que cela se jauge à leur énergie ou à la dimension communicative de leur musique face au public, iels étaient semble-t-il, hélas, loin du sommet de leur approche artistique disruptive qui sut, au moment de la sortie de leur premier album Working Men’s Club (Heavenly Recordings, 2020), détoner dans l’industrie musicale. Il semblait plutôt qu’on avait affaire à une clique de poseurs, plus apte à s’exhiber fièrement qu’à offrir une expérience scénique immersive.
Ainsi s’est déroulé le Levitation festival selon notre vision, dans une ambiance résolument électrique et chaleureuse même sous la pluie du deuxième jour. La programmation y est toujours majoritairement rock, mais semble moins s’attacher au champ psychédélique qu’à son origine. Nous avons toutefois été étonnés de nous apercevoir que nombre d’Angevin·es avec qui nous avons pu discuter en ville, n’étaient pas au courant de la tenue du festival, dont la programmation était pourtant quelque peu affichée au coin des rues…
Photo en Une : Shame © Sam Mauger
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