Ester Manas et Balthazar Delepierre sont le parfait exemple d’une génération plus consciente qui porte ses combats comme des évidences. Partisan d’une mode responsable, le duo franco-belge a ainsi naturellement basé sa production à quelques kilomètres de Bruxelles dans un atelier de réinsertion sociale, prônant l’utilisation de textiles upcyclés qui tissent, en creux, l’importance de la transmission, de l’héritage. Ensemble, iels œuvrent surtout pour une meilleure inclusion.
C’est sous cet étendard qu’iels remportent le prix Galeries Lafayette du festival de Hyères 2018, introduisant au paysage invariablement mince de la mode créateur luxe leur concept unique. Tout comme leur taille : chez Ester Manas, un même vêtement habille le corps du 34 au 50, quelle que soit sa morphologie. Une contrainte choisie qui fait naître un vestiaire inventif, où les solutions pratiques émaillent le quotidien de poésie. Et qui soulève des questions aussi techniques qu’idéologiques : concrètement, comment façonne-t-on une collection qui sied à un large éventail de corps ? Et quels arguments pour surmonter le tabou de la grande taille ? De la mathématique derrière les patronages à la nécessité de réenchanter le futur, rencontre avec un duo à l’optimisme résolu.
Manifesto XXI – D’où venez-vous ? Pouvez-vous me raconter votre parcours ?
Ester : Nous sommes Ester et Balthazar, je suis française, Balthazar est belge. On s’est rencontré·es à l’école, et on a décidé de travailler ensemble dès ce moment-là. Cela s’est concrétisé à l’issue de nos diplômes, lorsque nous sommes allé·es au festival de Hyères.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous lancer ensemble ? En quoi est-ce un atout d’être un duo ?
Balthazar : Après Hyères, le retour de la presse et du public nous a motivé·es à lancer le projet de marque Ester Manas, que nous n’avions pas prévu à la base. Depuis nos études on travaille à deux, l’alchimie fonctionne plutôt pas mal, la question ne s’est jamais vraiment posée de savoir si nous serions ou non un duo.
Avez-vous chacun·e des rôles définis au sein de votre marque ?
Ester : J’ai fait des études de stylisme, autant en modélisme qu’en dessin. Balthazar a fait des études de typographie et graphisme. Il était censé faire de l’image, et moi plutôt du stylisme. Avec le temps chacun·e a pris le rôle de l’autre, on fait un peu tout à deux. Du début, du moodboard, jusqu’à la fin, au shooting. On a tout de même conservé nos skills, donc je m’occupe du modélisme seule et Balthazar principalement du web. Mais globalement nous travaillons ensemble.
Vous vous êtes fait connaître avec la collection « Big Again », qui a remporté le prix Galeries Lafayette au festival de Hyères 2018, où votre concept de taille unique a marqué les esprits. Comment est-il né ?
Balthazar : Nous sommes venus à Hyères avec une collection pour toutes les morphologies, pour toutes les femmes. C’était vraiment du sur-mesure pour les mannequins avec qui on travaillait. S’est alors posée la question de comment traduire ce concept très artistique et très artisanal dans des produits que l’on pourrait retrouver en magasin. On a pris la décision de faire cette taille unique, qui nous est apparue comme un challenge énorme mais aussi une manière de pouvoir offrir de la mode créateur luxe à plein de clientes.
Ester : À la base « Big Again » c’est ma collection de dernière année d’études, elle est née parce que je fais une taille 44 et que durant toute ma scolarité j’ai travaillé sur des bustes 36/38. Cela me paraissait aberrant à la fin de mes études de destiner ma collection à un seul type de morphologie. Donc j’ai décidé de bosser sur plus grand, et il se trouve qu’il y a une réelle demande commerciale. Suite au prix des Galeries Lafayette, qui était en quelque sorte l’acquiescement de cette demande, on a décidé de faire de la taille unique pour qu’il n’y ait plus de discrimination en fonction de son corps, que chaque personne puisse s’y retrouver sur le même rack, jouer avec la même fringue.
Quelle place prend ce concept dans votre processus de création ? Est-ce une contrainte, en fonction de laquelle vous imaginez les pièces de la collection, ou bien avez vous celles-ci en tête avant de réfléchir aux solutions pratiques ?
Balthazar : C’est évidemment une énorme contrainte, qui doit être revue dès le début de la création d’une pièce. On a un gros travail en amont, d’essayage, de réflexion sur les coupes, pour que le vêtement puisse accueillir le plus de corps différents possibles. Mais une fois cette question résolue, émergent des solutions visuelles et des looks super caractéristiques. Ça vaut la peine d’y passer beaucoup de temps, pour que toutes les filles puissent s’approprier la pièce.
Nous sommes allé·es chercher des systèmes qui existent déjà, mais que les autres n’ont pas décelés comme pratiques.
Ester Manas
Techniquement, comment conçoit-on un vêtement qui fonctionne d’une taille 34 à une taille 50 ? Qu’est-ce que cela implique dans le choix des matières, coutures…?
Ester : À l’origine tout se passe dans le patronage. Il faut réfléchir à là où le corps va le plus bouger, c’est presque mathématique, puisque environ 40 cm séparent une taille 34 d’une taille 50 sur les points clés du corps (hanches, poitrine). On regarde là où on peut jouer. Les matières entrent aussi en compte, on les choisit avec une grande proportion d’élasthanne par exemple, mais on peut aller beaucoup plus loin. On travaille souvent avec des mailles, donc il a fallu développer des points spécifiques, qui arrivent à se détendre sans être déformés, sans changer l’aspect visuel du vêtement. Il y a également toute une recherche autour des fronces, des boutonnages, des plis… Ce sont des choses qui existent déjà, en soi nous n’avons rien inventé en termes d’outils. Il fallait juste penser à comment s’en servir.
En moyenne, les femmes françaises font du 42 (c’est-à-dire que 40 % d’entre elles font du 44 ou plus). Comment expliquez-vous qu’il y ait si peu de marques qui taillent au-delà ? Ces notions vous avaient-elles été présentées en école de mode ?
Ester : En école, la grande taille est encore très taboue. On en parle un peu plus depuis trois ans, notamment dans les écoles anglaises, allemandes, ou d’Europe du nord, plus ouvertes là-dessus. Mais clairement le luxe ne promeut pas la diversité des corps.
Balthazar : C’est une multitude de raisons qui justifie cela, ça commence à l’école mais c’est surtout tellement ancré dans la culture de la mode qu’une belle femme est une femme maigre que c’est très difficile à déboulonner. Tout l’aspect commercial est aussi accroché à cette idée, à chaque étape il faut expliquer que ce n’est pas parce qu’on propose une grande taille que c’est difficile à vendre, et qu’au contraire, il y a des portefeuilles qui n’ont jamais été ciblés par le luxe, considérés comme trop gros (ce qui est absolument ridicule)… C’est un grand sac plein de mauvaises raisons.
Ester : Le plus gros challenge c’est de convaincre l’acheteur de passer ce cap. À quel moment accepte-il qu’une cliente grosse entre dans sa boutique ? La cliente elle existe, elle n’ose juste pas se pointer dans ce genre de magasins car elle est persuadée qu’elle n’aura pas sa place. C’est une pédagogie qui commence par le haut, mais qui doit être motivée par les clientes, qui elles se bagarrent.
Si le fait de montrer des corps différents est engagé alors oui on l’est, mais c’est plus une évidence.
Balthazar Delepierre
Vos pièces jouent avec le corps en le dévoilant ou en augmentant ses volumes. Ce côté ludique est rarement présent dans les collections grande taille qui tendent à cacher, voire « corriger » le corps. Qualifieriez-vous cette démarche d’engagée ?
Ester : C’est vrai que lorsqu’on regarde les vestiaires disponibles pour une taille supérieure à un 44, ce sont plutôt des vestiaires en noir, sombres. Le noir est très beau sur un vêtement, mais là il est juste utilisé pour tamiser les formes. Alors qu’en partant du principe qu’une femme s’accepte, elle peut tout porter, il faut juste qu’elle soit d’accord avec ça. Donc on pourrait dire que la démarche est politique, enfin engagée dans le sens où exagérer, montrer, célébrer, n’est plus un problème.
Balthazar : Si le fait de montrer des corps différents est engagé alors oui on l’est, mais c’est plus une évidence.
Ester : J’ai entendu beaucoup de réflexions, à l’époque où les cafés et les bars étaient encore ouverts, de la part des gens, de mes ami·es même parfois, du type : « mais comment elle est habillée celle-là, j’oserais pas mettre un truc si court si j’étais aussi grosse »… Enfin à quel moment ça devient vulgaire parce qu’il y a trop de chair ? Cela me fait de la peine de dire qu’on est engagé·es pour ça, c’est juste une question de respect.
Il y a dans vos vêtements une certaine poésie quotidienne. Quelles (ou qui) sont vos sources d’inspiration ?
Balthazar : C’est très large, cela ne vient pas forcément du milieu de la mode avec lequel on maintient une distance pour avoir une forme d’hygiène de création. On est très inspiré·es par le cinéma, sa manière de communiquer les émotions. L’humour est aussi un outil assez nécessaire pour faire passer des messages de manière plus légère. On s’inspire de ce qui nous fait réfléchir. On regarde également du côté industriel, des systèmes que l’on peut retrouver même auprès d’une table Ikea, chez des designers qui ont déjà trouvé des solutions d’adaptabilité pour les objets.
Pouvez-vous me parler de votre collection « Super Human » ?
Balthazar : Il faut préciser que le thème de la collection a été choisi avant la crise du covid. À ce moment-là on trouvait déjà que la scène de la jeune création luxe était assez pessimiste quant à ce qu’elle voulait faire porter aux femmes du futur, qu’elle développait souvent une vision très dystopique qui ne nous plaisait pas. On s’est demandé comment nous on voyait ces femmes du futur ? Alors on s’est intéressé·es à cette notion assez premier degré et fascinante qu’est la super-héroïne, en cherchant tant auprès des bandes dessinées que des super-héroïnes du quotidien. On a voulu dessiner des capes, des systèmes de basques plus structurées comme des armures, mais aussi des choses plus légères.
Ester : Notamment des couleurs très pop, inspirées des comics, qui mettent en valeur la joie comme solution en fait ! Parce qu’on nous propose juste la fin du monde depuis quelque temps et rien d’autre, c’est un peu dommage.
Balthazar : Oui, c’est à nous de décider si on tend vers cela ou non.
Ester : La crise du covid n’a fait que confirmer ce besoin de sororité, cet élan d’être ensemble et de se secourir les un·es les autres, ça a pris tout son sens malgré nous.
J’allais justement vous demander si vous étiez de nature optimiste ?
Ester : Je crois qu’on ne peut répondre que oui !
On retrouve plusieurs références à la durabilité dans vos collections. D’abord celle de vos textiles, upcyclés, mais aussi celle de vos pièces, qui peuvent s’adapter à un corps changeant tout au long de la vie. Est-ce une manière de proposer une nouvelle temporalité de la mode ?
Ester : Alors oui ; pour l’anecdote, sur un podcast que l’on a écouté ensemble, quelqu’un parlait du fait qu’il avait récupéré les vêtements de son papa décédé. Et il disait qu’il n’avait pu récupérer que les chaussettes. Ce qui est hallucinant, car si on aime le vêtement, il y a toujours un côté émotionnel dans une pièce. Elle représente une époque, une attitude, mais aussi une histoire, une personne… Et j’aime bien cette idée de transmission. Se dire que ce ne sera pas un problème si ma copine, ma sœur, ma fille, peu importe, veut se réapproprier un de mes vêtements. Je trouve assez chouette cette idée d’échange et de partage. En ce sens, c’est une nouvelle temporalité. Si le vêtement est d’assez bonne qualité pour vivre dans le temps, ce qui est le cas des vêtements d’avant – c’est pourquoi le vintage fonctionne aussi bien, c’est que les vêtements ont pu vivre – alors on tend vers une nouvelle forme de transmission que je trouve réjouissante.
Est-ce que la crise du covid a changé quelque chose à votre manière de travailler ? Comment envisagez-vous l’avenir de votre marque ?
Balthazar : Comme tout le monde, on est très prudent·es quant au futur. Concernant le présent et le passé, c’est resté assez confortable, même si c’était dur psychologiquement d’être dans l’attente. Mais le plus important pour nous c’est que cela nous a libéré beaucoup de temps pour la création. Cette période de doute, de remise en question, c’est un luxe qu’on ne pouvait pas se permettre avant. C’est pour l’instant assez positif.