Après deux EPs inspirés et inspirants en 2012 et 2014, Einleit nous gratifie de son retour avec un premier long format sur Sacré Coeur Musique, Lovers Be Alert. Un album introspectif et lunaire où influences électroniques, pop et urbaines se croisent, dessinant des paysages sonores audacieux où se love la voix céleste et tourmentée de Jun. Dix titres contemplatifs, où rêverie et spleen dialoguent au fil des expérimentations synthétiques et vocales. Si la mélancolie plane sur ces BO d’errances nocturnes, la lumière n’est pour autant jamais très loin, en filigrane ici dans une rythmique, une harmonisation ou une texture, juste là au bout du tunnel. Rencontre avec un funambule du clair-obscur.
Quand as-tu commencé la composition de cet album, et avec quelles envies ?
C’était un chemin long, sinueux, et très imprévu. Il y a quatre ans on a sorti notre deuxième EP sur Sacré-Coeur musique, avec qui on avait signé pour un EP et un LP. Donc dès la tournée du deuxième EP finie j’ai tout de suite commencé à penser à l’album, qui dans ma tête sortirai en 2015. En fait il s’est avéré que ça a mis du temps, pour plein de raisons, notamment parce que j’avais du mal à me poser sur un temps long pour composer un ensemble cohérent de tracks.
J’ai passé quasiment un an à faire juste de la prod, sans terminer des morceaux, dans une phase d’expérimentation et de recherche. Fin 2016 grosse pression du label, qui me demande d’envoyer deux tracks pour la semaine suivante sans quoi ils lâchent le projet. Je me force à finir deux morceaux, et ils me disent ‘même chose pour la semaine prochaine’. On a fait ce petit jeu quelques semaines, et on s’est retrouvés avec dix tracks au bout d’un mois. Au final seulement trois de ces tracks sont restées sur l’album, mais ça m’a remis dans un cadre, une dynamique. J’ai composé toutes les autres tracks pendant les six mois qui ont suivi, avec l’influence de toute cette période de geekage qui avait précédé.
Quels ont été tes outils pour cet album ?
Trois synthétiseurs analogiques, MS 10, Prophète 8 et Prophète 6, ma voix et ma pédale Voicelive, et tout le reste c’est de la programmation sur Ableton.
Où est-ce que tu as enregistré et mixé l’album ?
À Montmartre Recordings, dans le 18ème, qui est le studio de ma maison de disque Sacré Coeur Musique.
Dans quel contexte, mood, as-tu écrit les textes ?
C’est toujours dans des sales mood, c’est comme en littérature ou dans le cinéma, je suis toujours plus drame que comédie.
Je préfère les choses qui ont de la gravité. Je m’inspire d’expériences personnelles, mais je vais aussi exagérer des traits, aller volontairement dans la noirceur parce que c’est quelque chose qui m’inspire plus.
C’est peut-être triste et cliché mais l’inspiration est souvent déclenchée par la solitude, la nuit et l’alcool. Ça m’aide à essayer des choses hasardeuses que je n’aurais pas sorties dans d’autres contextes. L’autre chose qui m’inspire beaucoup c’est d’être en mouvement, en train, en car, en avion…
Ton écriture a aussi été inspirée par la littérature anglophone, pourquoi ?
J’ai fait des études de cinéma et j’avais une mineure littérature anglophone que j’ai beaucoup aimé. Je suis aussi allé étudier à Londres, et beaucoup d’ouvrages anciens ou modernes de cette culture étaient devenus mes livres de chevet.
J’aimais les personnages de roman désabusés,
les ambiances dark et poétiques.
Ce sont des livres que je lis toujours avec un crayon, pour souligner les phrases qui me plaisent et essayer de m’en inspirer pour en faire quelque chose.
Est-ce que ta culture cinématographique a pu influencer ton projet d’une manière ou d’une autre ?
Oui, je suis très attaché à créer un univers à chaque fois. J’aimerais beaucoup un jour revenir à la réalisation. On me dit souvent que ma musique est cinématographique, qu’elle appelle des images.
Sur les derniers clips que tu as sorti, tu t’occupes beaucoup de la DA ou tu délègues plutôt à des gens de confiance ?
Ça dépend, le premier que j’ai sorti pour ‘Colorblind’ on l’a tourné à Berlin avec mon petit frère, avec la contrainte de zéro budget, donc on a tout fait à deux. Le deuxième en revanche on l’a fait avec deux réals avec qui j’avais déjà bossé à Tokyo pour l’EP précédent, Masato Riesser et James F. Coton. C’est Masato qui a écrit tout le scénario en s’inspirant du texte. On s’est fait quelques rendez-vous sur cinq mois pour s’accorder et peaufiner le tout. Mais la DA c’est vraiment eux deux, j’avais totalement confiance.
Qui a réalisé l’artwork de l’album et que voulais-tu qu’il exprime ?
C’est un photographe de mode qui s’appelle Louis Teran, qui m’a été recommandé par Jérôme du label. Il m’a proposé d’aller dans un skatepark et de me verser 50 grammes de paillettes sur la gueule. Sur le moment j’étais très dubitatif mais au final j’aime beaucoup le résultat, qui donne quelque chose de très lunaire, alien, avec ce gris qui connote quelque chose de moderne, de métallique. Et le graphisme c’est Rebecka Tollens.
Comment tu décrirais l’univers visuel que tu cherches à développer autour de ta musique ?
Le clair-obscur, qui pour moi est constitutif dans la musique. Il faut du contraste. J’aime aller dans le très dark, mais du coup il faut contrebalancer avec un élément lumineux.
Est-ce que tu as des patterns, des process récurrents quand tu composes ?
J’ai une méthodologie oui, mais au fur et à mesure de l’album j’ai beaucoup essayé de la contourner. Si j’avais commencé par tel élément avant, j’essayais de commencer avec un autre. Je cherchais ce que je n’avais pas encore fait. J’aime bien jouer avec ça, et j’aime le facteur hasard aussi.
Dans tes contextes de création ou ta méthodologie, tu as l’air de chercher une part d’imprévu, de désordre, pourtant tes compositions sont très minutieuses, ciselées.
En fait il y a cette phase super importante de tâtonnement, où tu testes des trucs, tu prends des risques, où tu vas trouver la petite note qui va faire la différence, apporter une couleur, et c’est seulement ensuite, une fois que tu t’as aventuré, que tu t’es pris des murs et que tu as retrouvé ton chemin que tu plaques tout, tu enregistres, et tu passes dans une phase plus minutieuse.
Ce qui m’ennuie c’est que cette phase de tâtonnement je n’arrive pas à la mener en groupe, je me sens beaucoup plus à l’aise seul, c’est en partie pour ça qu’Einleit a évolué vers un projet solo.
Par contre en live Einleit est un groupe ?
Oui, il y a donc Charlie Guillemin aux synthé/ordi/prods, Bumby – qui a aussi un projet solo sous ce nom – à la batterie, Nicolas Rode au saxophone, qui était avant dans Le Vasco et a fait beaucoup de featurings également, et moi à la voix et aux pads.
Tu fais aussi des dj sets sous le nom d’Einleit, qu’est ce que tu passes ?
Quand je mixe sous Einleit j’essaie de rester dans l’univers du projet, même si plus uptempo, house, deep house, dub house… mais toujours très mélancolique, le genre de mélancolie à la Smalltown Boy.
Par contre quand je mixe sous mon nom ou sous Apache, je passe des trucs plus ‘goudant’, de la house, disco… en ce moment je m’entraine sur vinyles avec que des skeuds dans ce genre ramenés de Berlin. Je kiffe aussi cette vibe. J’ai une grosse phase disco depuis que j’ai sorti l’album, je sens que j’ai vraiment besoin de sortir de l’austérité et du sérieux dans lesquels j’étais pour le composer. J’ai besoin d’aller vers des choses lumineuses-solaires, et pas lumineuses-lunaires.
À quoi ressemble ton parcours musical dans les grandes lignes ?
Je suis passé par le chant lyrique, les groupes de rock, avec le plaisir d’être sur scène et de se défouler, puis l’influence musicale de mes études de ciné qui m’ont dirigé vers des choses plus mélancoliques, électroniques et intimistes. J’avais un pote qui avait plein de machines chez lui et m’a intéressé à tout ça. Comme instruments j’ai pratiqué la guitare, le piano et le saxophone.
À quoi tu travailles ces temps-ci ?
Peaufiner le live, et monter un live solo aussi, à la fois pour pouvoir jouer dans d’autres types de contextes, et parce que j’ai pour projet d’organiser une petite tournée en Europe de l’Est avec deux potes, un producteur d’Amsterdam et un autre de Berlin.