Depuis presque un mois, la France, pays du cinéma d’auteur, a été rattrapée par un sujet qui semblait, jusqu’à présent, quelque peu éloigné de sa réalité. Une problématique trop hollywoodienne pour inquiéter réellement le pays de l’exception culturelle, un symptôme de la culture américaine si puritaine et si vulgaire comparée au raffinement du pays de la Nouvelle Vague : les violences faites aux femmes.
C’est d’abord Adèle Haenel qui relance le sujet de #metoo en France avec son témoignage poignant sur Mediapart, portant sur les violences qu’elle a subies, mineure, de la part du réalisateur Christophe Ruggia. Ensuite, quelques jours avant la sortie de J’accuse de Roman Polanski, Le Parisien publie le témoignage de la photographe Valentine Monier qui raconte comment elle a été violée par le cinéaste en 1975. Cette sortie fait encore une fois retentir la voix de femmes indignées par l’impunité du réalisateur, accusé de 12 viols en tout, et dont l’information judiciaire est encore ouverte aux Etats-Unis.
Alors, dans un pays qui écoute avec émotion une actrice dénonçant des abus graves et en même temps court admirer la dernière œuvre d’un « violeur en série », les débats ne sont pas, vous l’aurez remarqué, des plus apaisés. Ni des plus consensuels.
Cet article n’a nullement la prétention de dire des choses nouvelles, ni de dévoiler des vérités qui n’étaient pas déjà connues. Il est là pour déconstruire cinq arguments qu’on entend beaucoup trop, qui ne se renouvellent pas et qui semblent des reliques d’un monde ancien, qui a bien du mal à composer avec des avancées fondamentales pour la pensée démocratique.
Il vous est peut-être arrivé ces dernières semaines de participer à de fâcheux dîners de famille où le sujet Polanski a manqué de peu de vous faire déshériter par votre père ou a provoqué la fin d’amitiés d’enfance… Si ce n’est pas encore le cas, les fêtes de fin d’année arrivent, et avec elles les occasions de se friter avec vos proches.
Parce que oui, la France c’est ça, ce beau pays où n’importe qui peut raconter n’importe quoi en faisant passer les pires propos grâce à « la liberté d’expression » ou « l’humour », au choix. Car si vous avez eu le malheur de contredire un fan de Polanski, c’est que vous faites sûrement partie de cette catégorie des plombeur·ses d’ambiance hystériques, et on vous a probablement répondu de la sorte : « Il faut distinguer l’œuvre de l’artiste » ; « les féministes sont trop radicales » ; « interdire Polanski c’est nuire à la liberté d’expression » ; « la justice n’a pas tranché, comment pouvons-nous être sûr·es de tout cela ? » ; « le tribunal médiatique est une honte » ; « c’est bon, ça fait quarante ans, qu’on lui foute la paix… »
Pire encore, si vous avez côtoyé récemment des avatars de Catherine Deneuve et ses copines blondes, bourgeoises et parisiennes, on vous aura aussi sans doute rétorqué que le viol n’existe pas vraiment, que seule existe la liberté d’importuner, la french touch de la drague (que l’on préférera appeler culture du viol ici).
Il ne s’agit pas de pénaliser ceux et celles qui sont allé·es voir le film, car après tout les spectateur·rices ne peuvent pas être seul·es tenu·es pour responsables de l’existence en 2019 de produits culturels d’origine douteuse. L’industrie du cinéma continue de trouver tout à fait légitime de financer le prochain film d’un homme accusé de plusieurs viols, soutenue par des instances aussi éclairées que… France Inter (Laurence Bloch a tenté de s’expliquer à ce sujet ici). Il s’agit plutôt de voir en quoi le florilège de propos pro-Polanski est fragile et pauvre intellectuellement, et d’en finir avec les arguments stérilisants d’une ligne de défense qui n’a plus de fondements possibles en France en cette fin de décennie.
En quoi donc le discours pro-Polanski est-il ringard ? En quoi est-il le résidu fébrile d’un monde qui, fort heureusement, va disparaître ? Comment défendre Roman Polanski, Bertrand Cantat ou Woody Allen post #metoo, alors que la pensée collective avance vers (horreur !) une prise en compte de la parole féminine ?
Que l’on ne soit pas tous·tes d’accord, très bien. Mais au moins est-il possible que les pro-Polanski changent de disque et nous proposent des thématiques nouvelles autour desquelles débattre ? On remarquera que les arguments, patiemment récoltés par-ci par-là et patiemment déstructurés, ont une chose en commun qui rend le débat d’autant plus douteux dans ses fondements logiques : presque aucun d’entre eux ne se base sur la défense du réalisateur mais plutôt sur l’invalidation des accusations des femmes et la relativisation du crime en lui-même. Le langage a tendance, en somme, non pas à mettre en doute l’existence des crimes mais à questionner le fait que ces agissements soient tout simplement criminels !
Alors une bonne fois pour toutes, essayons de voir pourquoi chacun de ces lieux communs, face auxquels il est impossible de débattre tellement ils nous paraissent désuets, ne tiennent plus la route.
1. « Il faut distinguer l’œuvre de l’artiste » : l’aubaine des philosophes de comptoir
Ou comment un questionnement vieux de plusieurs siècles continue d’inquiéter faussement les philosophes de comptoir. « Faussement » parce qu’il est des questions insolvables en philosophie mais il est aussi des questions que l’humanité arrive à résoudre collectivement, auxquelles la pensée apporte plus de réponses que de non-réponses. La question de l’œuvre et de l’artiste fait partie de ces faux débats que l’on continue de brandir avec un cynisme quelque peu obtus. Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’association AVFT (Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail), faisait remarquer sur France Culture qu’à partir du moment où on demande de séparer l’œuvre de l’artiste, c’est que dans les faits, l’artiste pose un problème. Confronté·es à un·e artiste vertueux·se, nous allons avoir tendance à analyser comment sa probité influence son art et à quel point elle le sublime. Jamais on n’analyserait un tableau de Frida Kahlo en disant qu’il faudrait, pour le comprendre, faire abstraction de son histoire personnelle et de ses engagements politiques.
Il est difficile de séparer l’homme de l’œuvre quand l’homme utilise son œuvre pour asseoir son pouvoir.
Iris Brey
Pourquoi, alors, face à Polanski, pourrait-on faire abstraction du personnage, comme s’il n’existait pas ? Peut-on crier au génie du réalisateur tout en disant qu’il faut détacher le génie de ce qui ferait de lui un génie, c’est-à-dire son œuvre ? Pourquoi quand il s’agit d’être un génie, son œuvre lui appartient, et quand il s’agit d’être un violeur elle ne lui appartient plus ? Si Polanski est un génie et que cela atténue ses crimes, devrions-nous, femmes, nous réjouir d’avoir été violées par un homme si hors du commun ? Être abusée par Polanski serait-il un phénomène proche de l’immaculée conception ?
« Il est difficile de séparer l’homme de l’œuvre quand l’homme utilise son œuvre pour asseoir son pouvoir » faisait remarquer Iris Brey, spécialiste des questions de genre au cinéma, invitée par Mediapart à prolonger le débat après les révélations d’Adèle Haenel.
Pourquoi personne n’a dit d’Harvey Weinstein « il faut séparer le producteur de cinéma du violeur » ? Soyons donc honnêtes : l’art est ici bel et bien une caution d’impunité. Et à ceux qui situent l’art dans un monde très abstrait où aucune loi humaine ne subsisterait plus, il faudrait peut-être rappeler que l’art est fait par des hommes, qu’il s’insère dans un monde réel et que la justice, elle, en revanche, est très terrienne et elle a tendance, dans nos sociétés plus ou moins évoluées, à ne pas se fonder sur des notions esthétiques…
Faudrait-il alors cesser de regarder les films d’Hitchcock par exemple ? De lire les livres de Céline ? Probablement pas, car malheureusement une grande partie du savoir connu a été produit par des hauts représentants du patriarcat. Néanmoins, pourquoi continuer de produire des œuvres douteuses aujourd’hui ? N’avons-nous pas évolué ? N’avons-nous pas cessé de promouvoir un art colonial, par exemple, quand l’histoire nous a prouvé à quel point ceci était une aberration ? Pourquoi alors la violence contre les femmes continue-t-elle d’être un crime mineur, dont on pourrait faire l’impasse ?
Comme Guillaume Meurice le demande à une auditrice dans sa chronique « Séparons l’homme de l’artiste » (ci-dessus) : iriez-vous voir un film réalisé par Xavier Dupont de Ligonnès ? À cette question, l’interviewée réagit avec horreur. Pourquoi alors Polanski « ça passe » ?
Dans son discours des Molières 2017, l’humoriste Blanche Gardin pose la question ironique d’aller acheter du pain chez un boulanger pédophile. Certes l’homme est dégoûtant, mais son pain est le meilleur qui soit. Comment alors ne pas l’acheter ? Eh bien, on espère fortement que notre société pourra dépasser ce raisonnement étriqué, individualiste et stupidement cynique pour considérer que les droits des femmes et des enfants font aussi partie des droits de l’homme…
Faudrait-il en déduire, peut-être, que certains crimes sont considérés comme étant plus graves que d’autres dans le système éthique et juridique français ?
2. « Que la justice suive son cours » : accuser les victimes de bafouer l’État de droit, une passion française…
Sur France Culture, la juriste et auteure Olivia Dufour se dit indignée par le fait que Christophe Ruggia ait été exclu de la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP) sur la simple base d’une enquête journalistique. Elle se dit inquiète par la mise en danger de l’État de droit qui ne respecterait pas la présomption d’innocence.
Alors qu’en France cette année ont déjà eu lieu 137 féminicides, et en sachant que beaucoup de ces femmes avaient tenté de mettre en garde la police quant aux agissements de leurs compagnons, et qu’elles sont mortes quand même, peut-on vraiment faire confiance à cet État de droit qu’on serait en train de mettre en danger ? N’est-ce pas plutôt l’État de droit qui met en danger les femmes ?
Peut-on faire confiance à la justice quand on sait que seulement un viol sur 10 aboutit à une condamnation et que plus d’une femme sur cinq subit des agressions sexuelles dans sa vie ? Quand on pense que cela fait 40 ans que Polanski est accusé de viol, que s’il revenait aux Etats-Unis il serait poursuivi en justice, et que la France l’accueille et lui donne, au contraire, la parole, peut-on faire confiance à notre système judiciaire ?
Peut-on accuser les journalistes d’avoir enquêté avec plus de sérieux et de rapidité que la justice, que ce soit dans l’affaire Ruggia ou dans l’affaire Weinstein ? Faut-il que les journalistes ralentissent ou que la justice accélère la prise en compte des plaintes des femmes victimes de violence ? En sommes-nous vraiment rendu·es à nous poser cette fausse question ?
Ronan Farrow, journaliste qui a enquêté sur Weinstein, explique bien dans son livre Les faire taire comment les voix des femmes qui portaient plainte contre le producteur étaient passées sous silence par la justice. Il explique comment se sont construits dans cette histoire des mécanismes d’impunité empêchant les victimes et les journalistes d’avoir recours aux instances judiciaires.
Marilyn Baldeck évoque sur France Culture comment, lors du procès de Jean-Claude Brisseau en 2005, et ce même si le réalisateur avait été reconnu coupable, l’actrice Noémie Kocher, qui l’avait dénoncé, avait été exposée à une vague de haine et à une cabale médiatique contre elle malgré son statut de victime.
Adèle Haenel a justement expliqué avoir préféré faire confiance aux journalistes plutôt qu’à la justice, consciente que la justice est non seulement lente, mais qu’elle ne prend pas encore suffisamment au sérieux les plaintes des femmes victimes de violences. Consciente que la justice française n’est pas adaptée au monde après #metoo et qu’elle peine, étrangement, à changer.
Alors, si les fervents défenseurs de l’État de droit arrêtaient d’accuser les femmes (les victimes, donc) d’y porter atteinte et se penchaient sur les faits, ils se rendraient compte que c’est précisément l’inefficience de l’État de droit en matière de violences sexuelles qui est le noyau du problème.
Non, nous ne sommes pas tous·tes égaux et égales face à la loi en France. Et quand il s’agit d’art, encore moins, car au nom de celui-ci, tout semble permis. En somme, la France est bien le pays de l’exception culturelle du viol.
3. « C’est une atteinte à la liberté d’expression » : l’argument préféré des fanas de la culture du viol
… l’hypocrisie par laquelle le monde de l’art, comme celui de l’ensemble des champs culturels, se refuse à faire face à la réalité de ses mécanismes de violence et de domination.
Un collectif de critiques d’art dans Libération
Alors celui-ci, c’est vraiment l’argument préféré de ceux et celles qui voudraient attribuer au débat une pseudo-légitimité intellectuelle. Le problème avec ces affirmations qui semblent sorties des notes d’un étudiant ennuyé en première année de fac de droit, c’est qu’elles sont malhonnêtes, tout comme invoquer la sauvegarde de l’État de droit alors que des femmes crèvent encore sous les coups en France est une honte et une supercherie.
Alors que des manifestant·es protestent devant les cinémas contre la sortie du film, nombreux·ses sont celles et ceux qui crient à la censure. Réponse en plusieurs points :
Les manifestant·es du collectif #JaccusePolanski jouissent aussi de la liberté d’expression et sont tout à fait libres d’exprimer leur colère devant les cinémas. Les en empêcher serait un symptôme grave de totalitarisme. Il est ensuite opportun de rappeler qu’en France le film n’est pas interdit. Simplement, des gens protestent contre celui-ci. Adèle Haenel elle-même proposait d’encadrer chaque séance d’un débat sur les violences faites aux femmes, de mettre un contexte sans censurer.
Ensuite, invoquer la liberté d’expression pour protéger l’impunité d’un pédo-criminel – rappelons-le encore une fois, Roman Polanski est bel et bien en exil en France pour échapper à la justice américaine – est une atteinte à une liberté autrement plus importante et fondamentale : la liberté d’exister des femmes. Un conflit de libertés s’installe alors : le droit pour un criminel millionnaire de faire ses films et des spectateur·rices d’aller les voir, et la nécessité pour des femmes violées que justice soit faite.
Le non-sens atteint alors un sommet quand l’Association internationale des critiques d’art, en se basant sur le travail de l’Observatoire de la liberté de création, s’insurge contre les protestations visant Polanski en proclamant la « liberté de diffuser les œuvres ».
Fort heureusement, dans une tribune publiée dans Libération, certain·es critiques de l’Aica-France se détachent de l’opinion des autres membres de l’association et dénoncent « l’hypocrisie par laquelle le monde de l’art, comme celui de l’ensemble des champs culturels, se refuse à faire face à la réalité de ses mécanismes de violence et de domination ». En effet, bien plus qu’un amour de l’art, on dirait que le fond du problème est toujours le même : une incapacité à comprendre la gravité des violences faites aux femmes. L’amour de l’art est-il plus important que des vies humaines ? C’est apparemment l’échelle de valeur des illustres intellectuel·les qui composent, en partie, cette association et une partie de notre intelligentsia nationale.
La tribune remet ainsi les points sur les « i » en soulignant qu’accuser les manifestant·es de censure constitue une véritable atteinte à la liberté d’expression et une « injure faite à des manifestant·e·s qui, en bloquant l’accès à l’une des nombreuses projections du dernier film de Roman Polanski, souhaitaient dénoncer avec force l’insoutenable silence qui accompagne encore les victimes de violence et d’abus de pouvoir, et se voient ici rabaissé·e·s au rang d’agents totalitaires et nuisant à une liberté d’expression, un droit à la justice, pourtant à la genèse de leur combat. Faut-il le rappeler ici, l’amalgame entre manifestation et censure porte atteinte directe à la liberté d’expression et au droit de manifester ».
Dans ce stérile débat sur la liberté d’expression, qui n’est en réalité qu’une confirmation des défaillances de notre système juridique, un autre point est assez inquiétant et dénote le mauvais goût des défenseur·ses d’une liberté d’expression en carton. Les membres de l’Aica-France le relèvent très justement :
« Porter [Polanski] en exergue et martyr d’une censure à l’endroit des créateurs contemporains nous paraît en plusieurs points une indigence autant qu’une injure. Injure faite à l’ensemble des artistes sous le coup d’une censure immédiate et autoritaire, réduit·e·s aux silences, menacé·e·s, éliminé·e·s ou contraint·e·s à l’exil de pays où le pouvoir s’oppose en pleine lumière à la liberté de dire et de créer. Injure faite à l’ensemble des artistes invisibilisé·e·s, du fait de leur non-appartenance à une majorité genrée, sexuelle, raciale, ethnique, sociale. Contraint·e·s au silence, à la difficulté de disposer des mêmes chances de formation, de diffusion et de subsistance par leur art, ces créateurs et ces créatrices se voient imposer une censure qui ne dit pas son nom. »
Une fois de plus, le souci n’est ni le monument national universaliste qu’est notre (imparfait) État de droit, ni la liberté d’expression que l’on s’amuse à utiliser comme joker quand on est à court d’argumentation : le souci est que les éminent·es critiques qui aiment autant l’art que leur ego, les grands producteurs du très chic cinéma français et bon nombre d’anciens philosophes devenus opinionistes (poke Alain Finkielkraut) s’en foutent royalement des violences faites aux femmes. Tout comme ils vont probablement s’en foutre de cet édito pour le simple fait qu’il est écrit par un être de sexe féminin et qu’ils ont une incapacité structurelle à écouter (ou lire) une femme. À ceux-là, j’aimerais dire : réveillez-vous, on est en presque en 2020, et Greta Thunberg, une gosse de 16 ans, est la porte-parole écologiste la plus suivie au monde.
4. « On ne peut empêcher personne d’aller voir le film » : le cinéma français pris dans ses contradictions
L’exception culturelle, c’est Adèle Haenel et son courage, ou Polanski, que seule la France protège ?
Je vous vois venir : dire que des films comme J’accuse « ne devraient même pas être produits » relèverait de la censure. Non, la question n’est pas d’être bienpensant·es. La question est de se demander pourquoi en France, alors que plein de jeunes cinéastes galèrent et que bon nombre d’artistes émergent·es ne reçoivent aucune aide, on préfère produire un Polanski plutôt que de soutenir des œuvres nouvelles.
Alors France Télé, France Inter, Louis Garrel, Jean Dujardin, les acteurs de la Comédie française : était-ce vraiment bien nécessaire de collaborer à l’existence de ce produit culturel ? Ne pouvons-nous pas désormais, à l’époque où nous faisons attention à notre consommation, travailler pour des productions dont le processus de création ne serait pas ambigu ? Franchement, n’avons-nous pas des débats plus urgents (et plus nobles) à discuter que les mésaventures d’un réalisateur qui visiblement aime les très jeunes femmes ? Pourquoi en France continue-t-on d’aimer, au fond, les Polanski, les Cantat, les Ruggia ?
Parce qu’en France, comme Iris Brey l’explique encore une fois sur Mediapart, on s’est inventé toute une histoire autour de l’érotisme, une pratique fondée sur la domination masculine et le silence des femmes. À travers les films de la Nouvelle Vague qui ont une fâcheuse tendance à déguiser des violences sexistes par de la romance, à travers les chansons de Claude François et tant d’autres, le désir « à la française » s’est forgé sur l’idée que l’homme fait du forcing, la femme dit non et puis oui, l’homme chasse sa proie. Autrement dit, le désir que nos produits culturels valorisent est basé sur une culture du viol bien spécifique qu’a analysée Valérie Ray-Robert dans un ouvrage.
Bien que les plus flemmard·es pensent que c’est une exagération dictée par la mode des gender studies, les images doivent être regardées aussi par le prisme du genre. Cette approche, comme le souligne Iris Brey, enrichit la critique. L’esthétique d’un film est toujours politique : la déconstruire nous permettrait d’arrêter d’être aveugles aux violences à l’écran.
Alors, il est vrai que le film de Polanski ne traite pas de ces sujets. Néanmoins, la tolérance à l’égard de ce réalisateur est dictée par une minimisation de la gravité des faits reprochés. Quand Jean Dujardin se dit « un peu fatigué » par #metoo dans une interview accordée à Elle, n’est-il pas l’incarnation et donc l’égérie 2.0 d’une culture du viol bien frenchy ? Jean Dujardin n’est-il pas, au fond, l’emblème de cette famille incestueuse qu’est le cinéma français, qui passe son temps à mépriser Hollywood mais qui en trois ans n’a pas encore intégré la leçon Weinstein ?
Cette famille d’acteurs, de producteurs, d’intermittents, qui ont (et parfois on peut le comprendre) peur de prendre position et de se politiser parce que des rapports de force écrasants existent ? Cette famille où les hommes se protègent encore, créent des boys clubs au sein de boîtes de production connues, le tout dans l’impunité la plus totale. Cette famille qui se voudrait le gotha de l’intellectualisme mais qui est en réalité déconnectée de son temps et prise dans ses pires travers. Soyons clair·es : cet article ne s’en prend pas aux jeunes intermittent·es précaires qui doivent « faire leurs heures » et dont on comprend les difficultés. Il faut que le cinéma fasse son auto-analyse : c’est du cinéma que #metoo est parti. Et il se poursuit dans le cinéma. Tout comme dans le journalisme on a enfin abattu la Ligue du LOL, le cinéma en a la capacité, et merci Adèle Haenel, de s’émanciper des Dujardin et des Polanski.
Par souci de justice et pour montrer que peut-être une remise en question est à l’œuvre, il faut préciser que la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs a voté lundi « la mise en place de nouvelles procédures de suspension pour tout membre mis en examen par la justice ». « Quarante ans se sont passés entre la première affaire qui concerne Roman Polanski et aujourd’hui. Je pense que le monde a beaucoup changé en quarante ans. Les crimes sont les mêmes, mais la façon dont ils sont perçus a énormément changé », a déclaré, lundi 18 novembre, le président de la Société civile des auteurs, réalisateurs et producteurs (ARP), Pierre Jolivet.
L’exception culturelle devrait être au-dessus des raisonnements financiers qui ont pu justifier l’existence de J’accuse. Alors, l’exception culturelle, c’est Adèle Haenel et son courage ou Roman Polanski, que seule la France protège ?
5. « Le tribunal médiatique est une honte » : encore et toujours la faute des « journalopes » et des « merdias » ?
Finissons-en, enfin, d’accuser les « merdias » et les « journalopes » de monter un « tribunal médiatique » contre des agresseurs notoires. Dans un pays où des intellectuels comme Victor Hugo ont écrit « Le journal est la prière du matin de l’homme moderne », où un Emile Zola a osé écrire une tribune intitulée « J’accuse ! » pour s’insurger contre l’antisémitisme, où des journalistes de Charlie Hebdo sont mort·es de leur liberté d’expression, où une femme victime d’abus, Adèle Haenel, a pu libérer sa parole sur Mediapart, il faut cesser de mettre en question le travail des journalistes.
Dénoncer l’existence d’un tribunal médiatique c’est nier l’aide indispensable que les médias français ont apporté à l’avancée du progrès intellectuel et le soutien qu’ils ont historiquement donné aux victimes d’une justice souvent arbitraire. L’argument contre le tribunal médiatique est une incohérence intellectuelle, une négation de ce pourquoi les contre-pouvoirs existent en démocratie.
Lorsqu’Olivia Dufour dénonce sur France Culture, au sujet de Ruggia, la société de la délation au nom du fait que « cela aurait pu arriver à nos hommes, à nos pères, à nos frères », elle ne se pose pas la vraie question : pourquoi cela est-il arrivé à nos femmes, à nos mères, à nos sœurs ? Pourquoi une actrice connue n’aurait-elle pas le droit de prendre la parole dans le cadre d’une enquête qui a duré six mois et dont les fondements sont prouvés ?
Si l’on veut défendre la liberté d’expression pour un Polanski, alors défendons-la aussi quand les médias font leur travail. Puisque le cadre est celui de la liberté d’expression, il faut débattre. Et bien choisir ses arguments au regard des faits.
Quand Alain Finkielkraut, philosophe qui aura marqué l’Histoire par des aphorismes aussi profonds que « mais taisez-vous ! », s’exclame sur LCI, au sujet de la perspective féministe sur la culture du viol : « Violez, violez, violez ! Je dis aux hommes : violez les femmes. D’ailleurs, je viole la mienne tous les soirs ! », n’a-t-il pas l’air d’un collégien à l’aube de la puberté ne sachant pas aborder ses camarades filles par d’autres moyens que le mépris ? En faisant passer ça par de l’humour, ne rentre-t-il pas dans la culture du viol dont il s’acharne si durement à contester l’existence ? Avons-nous vraiment envie de retenir ce genre de philosophe pour caractériser notre époque ?
Plus que d’aller voir ou non le dernier film de Polanski, la question est de savoir si notre société française sera capable de se confronter à ses impensés, de dire ce qui n’est pas dit, d’affronter les dilemmes intellectuels qui la traversent avec un regard pertinent sur un monde qui a, enfin, changé.
Avec la contribution d’Apolline Bazin