Un lieu, une nuit : concept-shooting 2.0

Initié l’an dernier par notre collaboratrice cyber.utopianism, ce format hybride s’inspire cette fois des œuvres de Léa de Cacqueray, Prune Phi, Maëva et Arnaud du collectif Grapain, Aglaë Miguel et Claire Bouffay. Photographié par @heroines_of_god et Fabrizio Scarpignato, le concept-shooting décline ici les divers imaginaires de veillée qui ont traversé le festival Parallèle, délaissant le stylisme au profit d’une scénographie collective.

S’inspirer de l’œuvre plastique de jeunes artistes pour retranscrire leurs univers autrement, par la photographie, le vêtement, la mise en scène : c’est l’idée qui sous-tend notre format hybride de « concept-shooting », initié l’an dernier par notre collaboratrice cyber.utopianism, en partenariat avec le festival Parallèle. Dans un monde dématérialisé, saturé par la pandémie, le projet est né d’une urgence vitale, celle d’incarner la création à travers différents lieux, différents corps, différents imaginaires. Par là-même, c’est aussi l’opportunité de générer encore d’autres niveaux de création collective, croisant les disciplines et les talents pour aboutir à la naissance d’une entité nouvelle – une fiction parallèle.

Pour une seconde édition, nous réitérons l’initiative. Tandis que la thématique précédente, « habiter », nous amenait à interroger la façon dont nous pouvions occuper les espaces d’exposition du festival, celle-ci nous porte vers une veillée. Littéralement, le shooting se resserre donc autour d’un espace-temps restreint : entre les murs nus du petit théâtre de la Friche Belle de Mai, l’équipe assemble les accessoires, ajuste les lumières, lutte contre le sommeil jusque tard dans la nuit. Mais au milieu de ce décor nocturne, pas de mannequin sous les flashes. Seules de vagues silhouettes errent dans les interstices de ce plateau, entre les sets, qui n’attendent plus que quelqu’un·e les anime, en veille. Seuls les longs câbles noirs qui se faufilent par terre connectent les cinq univers, permettent à l’énergie de circuler dans l’espace. S’entourant des photographes @heroines_of_god et Fabrizio Scarpignato, cyber.utopianism s’aventure hors des codes attendus d’une séance photo, délaissant le stylisme au profit de la scénographie, invitant chacun·e à s’emparer de l’espace dans un processus d’improvisation collaborative. L’humain n’est plus au centre de l’objectif, c’est son environnement qui nous intéresse désormais.

Photo : @heroines_of_god & Fabrizio Scarpignato. D.A : @cyber.utopianism. À la Friche La Belle de Mai, Marseille © Manifesto XXI x Parallèle

Puisant toujours dans le vivier de la programmation de l’exposition La Relève, qui met en avant les travaux d’artistes tout juste diplômé·es, ce sont les pièces de Léa de Cacqueray, Aglaë Miguel, Claire Bouffay, Maëva et Arnaud du collectif Grapain, et Prune Phi qui ont cette année retenu notre attention. Leur usage des matériaux, de la cire aux câbles ethernet, la symbiose de textures naturelles et néo-naturelles, les mythologies et les rituels invoqués dans leur travail… autant d’éléments à la fois esthétiques et sensibles qui ont donné matière à une réflexion autour de la mémoire, autour de ce qui s’évade, de ce qu’on continue à stocker et à transmettre en l’altérant ainsi à l’infini. Brouillons la linéarité temporelle, la frontière entre absence et présence, pour exalter la coexistence d’états pluriels, les erreurs de transmission et les informations perdues. C’est une ode à l’entropie : la transformation inhérente, incontournable et irréversible. Jouant sur les ombres, où éclatent des glitches en boucle, retravaillée avec une colorimétrie qui oscille entre caméra obscura, capteur thermique et vidéosurveillance, la série de photographies se déploie comme une esquisse sur le spectre de la lumière visible. Ne voit-on que ce qui vit ? Ne vit-on que ce qu’on voit ? Que laisse-t-on dans un espace lorsqu’on s’en échappe ? Que reste-t-il lorsque la nuit tombe ?

Du 18 janvier au 1er février, Marseille a veillé au rythme des performances intimistes, des pièces engagées et des spectacles de danse hauts en couleurs proposés par la 12ème édition de Parallèle. Mais son volet La Relève repousse les limites du calendrier. Le programme des expositions se poursuit jusqu’en février et mars, voire jusqu’en avril. Comme une extension du festival – et cet édito, comme l’extension de son extension. Des vernissages jusqu’au set design du shooting, du takeover Instagram le soir de la veillée jusqu’à son teaser la semaine dernière, jusqu’à cette publication. Bienvenue ailleurs.

Photo : @heroines_of_god & Fabrizio Scarpignato. D.A : @cyber.utopianism. À la Friche La Belle de Mai, Marseille © Manifesto XXI x Parallèle
Léa de Cacqueray

Le squelette s’érige détachant ses ombres sur le mur austère. Au sol gisent ses entrailles, câbles et bobines de film, comme des bandages de momie défaits qui ont laissé l’âme quitter le corps. Ne reste plus que cette carcasse fossile, qui pourtant semble continuer de respirer, relâchant un éternel râle agonique, secouée par d’ultimes lueurs mystiques. Sur son échine, les serflex se dressent comme des antennes, dont on ne sait si elles émettent ou reçoivent, ni quel signal les traverse. C’est pourtant elles qui, en obscurcissant la vue, empêchant la trajectoire de la projection lumineuse, créent l’espace tel qu’il apparaît. Une trame se dessine, les lignes se superposent, noires et blanches, créant un effet moiré qui perturbe l’optique comme la neige d’une télévision analogique.

La Panacée de Léa de Cacqueray invite à une observation patiente. La structure, s’apparentant à un insecte de métal ou une station électrique, oscille au gré de mouvements de balancier qui la font grincer et semblent l’animer d’une force intérieure. S’immisçant par les baies vitrées du 9ème étage de Buropolis, la lumière vient cogner les plaques de verre qui forment ses organes. La machine est-elle dotée de vie ? Est-elle la relique future d’une forme de vie devenue obsolète ? À quoi définit-on le vivant ?

Léa de Cacqueray, Panacée. Métal, verre, moteurs, bois, 230x200x90 cm, 2020. [La Relève 4, Buropolis, Marseille, 2022. Ici prise de vue de l’exposition Faut-il une raison ?, Grandes Serres, Pantin, 2021]
Aglaë Miguel

Suspendus à l’envers, en surplomb d’un parterre de bougies dont s’échappe de la fumée, des cierges noirs dégoulinants renversent le bon sens de notre perception. La dentelle se tord puis se fige sous les gouttes de cire sombre, cristallisant, par un mélange de fluides contrasté, une mémoire, une absence. Communes à tant de rituels de deuil et de guérison, les flammes sont ici malmenées, s’étirant dans les airs comme des étoiles filantes. Les traînées lumineuses inscrivent sur nos rétines un aperçu d’éternité. Ascension ou chute ?

Candélous ou Apprivoisées-1 s’inscrit dans le projet Apprivoiser la mort, qui se décline en plusieurs installations in situ. La série est composée d’assemblages multiples d’éléments qui s’altèrent en fonction du lieu qui les accueille. À travers des rites de passage et des formes d’artisanat presque tombées dans l’oubli, l’artiste illustre notre rapport au deuil et une certaine sensibilité entourant la mort. « C’est la veillée au sens de rituel, de veillée funéraire, que l’artiste Aglaë Miguel, basée en Creuse, s’approprie quant à elle avec son installation hypnotique Candélous présentée au Château de Servières. Composée d’une vidéo de photos d’archives et de documents personnels projetés sur des blocs de cire et des pans de dentelles, cette composition enveloppe l’espace muséographique, nous donnant la sensation d’être aspiré·es dans l’œuvre. »*

Agläe Miguel, Candélous. Installation in situ, vidéoprojection, blocs de cire, dentelles, 2021. [La Relève 4, Château de Servières, Marseille, 2022]
Collectif Grapain

Une colonie de pixels vectorisés, blocs de papier bulle soudés, se déploie dans une symétrie axiale, éclairée d’une teinte verte chirurgicale. Un masque respiratoire est branché sur un modem obsolète, unique source d’oxygène ou d’énergie qui alimente cette matrice désolée. Nourrie par les signaux, stockant et transmettant une mémoire immatérielle saturée, cette créature détenteurice de data s’érige, invisible. Que subsistera-t-il de notre héritage de données internet lorsque toute vie aura déserté ?

Data Center, la sculpture du duo Grapain, mire l’illusion d’une impression 3D par l’utilisation de câbles ethernet, ancêtres des réseaux internet. C’est un corps vidé, posé sur une table d’opération. Liée par des serflex, cette entité creuse derrière sa carapace filandreuse, attend d’être examinée. Créer des anachronismes pour les défier, s’imaginer une nouvelle archéologie : « Dans leurs productions, le collectif Grapain place le curseur du côté des nouvelles technologies et des déchets immatériels, imaginant quelles traces digitales seront laissées par l’être humain quand il aura disparu. »*

Collectif Grapain, Data Center. Câbles ethernet, serflex, grilles, métal, 200x12x80 cm, 2020 © Stefan Stark [La Relève 4, Buropolis, Marseille, 2022]
Prune Phi

« On se laisse intriguer par l’installation incandescente de Prune Phi, Otherworld Communication, dans une pièce recouverte de tissus satinés. La plasticienne, diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles, y questionne les relations entre le monde des mort·es et celui des vivant·es à travers une vieille tradition vietnamienne consistant à l’incinération d’objets votifs. Ici, on y voit, sur un autel sculpté en bois, des appareils électroniques partir en fumée. Prune Phi interroge l’évolution de cette pratique au fil des époques, et l’intégration progressive des nouvelles technologies et de logiques capitalistes se diluant dans cette mémoire. »*

Prune Phi, Otherworld Communication. Installation mixte, dimensions variables, 2022 © Marine Brilloit [La Relève 4, art-cade, Marseille, 2022]

Par où passe chaque message ainsi brûlé ? Quel chemin ces émotions, matérialisées en offrandes, empruntent-elles pour atteindre l’autre côté ? Comme un zoom in à l’intérieur de ce portail de communication entre deux mondes, l’installation brouille les proportions, les distances, les couleurs. L’œuvre de Valentin Vert, aux angles répétitifs, découpe les projections vidéo en une multitude de carrés, de prismes qui se répondent d’un plan à l’autre. Il explique : « Par l’acte de répéter un geste qui calme l’esprit, les matériaux récupérés se nouent, se tissent et s’entrelacent. En rupture avec l’idée rationnelle d’efficacité, cette névrose se transforme en une nouvelle forme d’intimité avec le monde, la corde serait le témoin d’une trace, d’un temps physique et non productif. » En y regardant de plus près, au cœur de la structure, un portail : un artefact tressé de cartes mères s’illumine, transmutant les cendres pour permettre à la missive d’arriver à destination. C’est la source de cette puissance interdimensionnelle.

Claire Bouffay

Échouée sur le rivage d’un cours d’eau bleu électrique, une forme translucide s’égoutte. Quasi reptilienne, elle diffuse une luminescence qui luit à travers sa coquille bosselée, encore humide. Les perles liquides sur lesquelles miroitent la lueur coulent sur son corps qui devient transparent, se mêlent avec une espèce de mucus, aussi limpide, pourtant visqueux. Coquillage de verre, fleur de plastique, fibre optique : un torrent bouillonnant a caressé de son flot une décharge. Dans son lit, les textures se sont agrégées, polies, faisant synergie au sein d’un micro-écosystème fictif, imitant la vie et la perpétuant.

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Posées ça et là, éparses à même le sol brut, les lampes de Claire Bouffay brillent d’une douce lueur dans la salle tamisée des archives de Coco Velten. Roches sédimentaires composées de tout ce qu’elles ont traversé, coquilles de rivière et verre fondu, les Rocoquillages interagissent avec celleux qui les perçoivent, comme des pierres magiques.

Claire Bouffay, Rocoquillage. Coquilles de rivière, verre fondu, lampe, 30x15x17cm, 2021. [La Relève 4, Coco Velten, Marseille, 2022]

La majorité des sources lumineuses utilisées dans la scénographie du shooting provient de projections réalisées par Sotiris : « Dans l’idée de projeter de l’espace sur l’espace-temps de certains sets, on a utilisé des projections de surfaces tridimensionnelles pivotantes, traduisant l’intensité de l’image en termes de surface. À partir d’une image, à la fois signal spatial et matrice de valeurs, un bruité, on a créé une visualisation dans l’espace-temps à travers une représentation morphologique de valeurs de la matrice de l’image. Les surfaces se dégénèrent graduellement mais de manière probabiliste, avec un filtre de lissage aux plans, homogènes, indifférents. Il s’agit des images générées par des scripts probabilistes sur FIJI, logiciel de traitement d’image pour l’imagerie biologique-médicale. »


Crédits

Projet piloté par @cyber.utopianism 
Photographes : Pauline@heroines_of_god & Fabrizio Scarpignato
Textes : Sarah Diep & @cyber.utopianism 
Production : Morgane Rech
Scénographie collaborative, avec l’aide de Morgane, Sotiris, Valentin, Sylvie, Sarah, Amélie
Avec une œuvre de Valentin Vert
Projections de surfaces morphologiques : Sotiris
Take over Insta & teaser : ilhem morris
© Manifesto XXI x Parallèle

Merci à Aglaë Miguel, Claire Bouffay, Léa de Cacqueray, Prune Phi, Maëva et Arnaud Grapain, pour nous avoir permis de réinventer leurs univers sous leur bienveillance.
Merci à la Friche Belle de Mai de nous avoir ouvert les portes du Petit Théâtre pour mettre en place cette veillée nocturne.

*Citations tirées de notre article « La Relève 4 : une jeunesse artistique qui nous tient en éveil », par Aphélandra Siassia, paru le 1er février 2022.

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