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Bérangère Fromont. « L’amour est le seul endroit où on habite »

Bérangère Fromont. « L’amour est le seul endroit où on habite »

Bérangère Fromont, photographe, publie L’amour seul brisera nos cœurs aux éditions A la maison. Accompagné des textes, dont deux inédits, d’Élodie Petit et mis superbement en page par Maycec, le livre est un acte politique, se réappropriant les représentations des amours lesbiennes.

À l’image d’ouvrages cultes tels que Eye to Eye de la photographe américaine lesbienne JEB, sorti en 2020, L’amour seul brisera nos cœurs est avant tout une archive de nos mémoires, de nos imaginaires et de nos rêves d’avenir. Bérangère Fromont y questionne et recherche les regards lesbiens en célébrant les identités gouines. C’est un lieu où habiter, où s’unir, où faire « maison », car c’est dans les amours que les queers bâtissent leurs demeures : « On habite ce que l’on peut : la faïence, la baignoire, le hlm, le trottoir, on construit une cabane. Du début à la fin on utilise l’amour comme survie collective. Fiévreuse plébéienne. » 

© Bérangère Fromont

Manifesto XXI – Peux-tu nous parler de ce livre, qui est avant tout un objet d’art ?

Bérangère Fromont : Le livre est publié chez une petite maison d’édition qui s’appelle justement A la maison. Iels s’occupent de tout chez elleux, de l’impression à la diffusion. L’une des deux personnes est ma meilleure amie, Maycec, graphiste. Pour cet objet, je voulais quelque chose d’assez radical, en dehors de l’économie des grandes maisons d’édition : qu’il y ait une cohérence entre la forme et le propos. Chaque exemplaire est unique, numéroté, signé, fait à la main. Il y en a deux cent en tout. Cela prend trente minutes de création par exemplaire. On a choisi un très beau papier et une disposition spécifique des pages, des textes et des images. Pourtant, ce n’est pas relié. C’est une réflexion sur la résistance : puisque les pages ne tiennent pas ensemble, il faut faire attention en manipulant l’objet. Il est difficile à tenir, il demande un soin, un effort. Comme un rapport au corps. Il faut s’impliquer physiquement.

Ca a été un processus très cher. Personne ne se paie sur ce travail-là. C’est un livre d’artistes : le livre est l’œuvre en elle-même. C’est ce qu’on a souhaité avec Élodie.

Comment les textes d’Élodie Petit ont-ils accompagné ton travail ?

Comme une musique de fond. Un son qui se répétait dans ma tête, scandé très fort, tel un manifeste. Un manifeste toujours brûlant, toujours présent.

© Bérangère Fromont

Les seules représentations auxquelles j’ai eu accès étaient littéraires et c’était souvent des gars. Ça a été difficile. Je suis en colère en repensant à cette période : on m’a volé mon adolescence.

Bérangère Fromont

Pourquoi cette envie de travailler sur les représentations gouines ?

J’avais lu depuis peu le manifeste queer TransPédé.eGouines. Cependant, pour des raisons intimes et politiques j’ai ressenti un grand besoin de faire quelque chose. Je venais de faire un travail sur la résistance et sur l’adolescence : l’adolescence étant un lieu de résistance au monde adulte, au cynisme. À cette époque je lisais aussi énormément Paul B. Preciado. Tout cela a contribué à mon envie de faire un projet pour les gouines. Il y a un vide total autour des représentations gouines dans la photographie et en général, dans la culture.

Quelles représentations queers t’ont permis de te construire ?

J’ai 45 ans et je dois dire que quand j’étais ado, c’était la catastrophe en termes de représentations. En plus, j’habitais dans une petite ville de province. Les seules représentations queers auxquelles j’ai eu accès étaient littéraires et c’était souvent des gars. Les récits étaient pour la plupart tragiques et décourageants. Ça a été difficile. Je suis en colère en repensant à cette période : on m’a volé mon adolescence.

Les représentations gouines étaient toujours filtrées par une lesbophobie latente et violente. Il n’y avait rien de positif. Comment se construire avec ça ? À quoi s’identifier quand autour il n’y a que le vide ?

© Bérangère Fromont

Notes on Fundamental Joy est le premier travail photographique fait par des lesbiennes, pour des lesbiennes, avec des lesbiennes que j’ai trouvé.

Bérangère Fromont

Dernièrement, le monde hétérosexuel s’intéresse à la culture gouine…

Oui, on a fait des films et des docus sur nous. Cette posture de voyeur ça donne la sensation d’être au zoo. C’est une approche qui me terrorise. J’ai toujours trouvé ça choquant d’aller exhiber des photos de personnes queers alors qu’on n’en est pas, un peu en mode freak show.

Il faut que ce soit nous qui le fassions.

As-tu découvert des photographes gouines intéressant·e·s pendant tes recherches ?

Oui, j’ai notamment découvert l’artiste Tee Corinne. Dans les années 1970 elle fût l’une des principales figures à représenter les gouines. Elle apprenait aussi aux autres lesbiennes à prendre des photos et à les développer afin de se réapproprier leur image. Dans ces photographies, qui ont été archivées en partie dans le livre Notes on Fundamental Joy par Carmen Winant, on mène des réflexions importantes, entre autres, sur la place des modèles, qui sont toujours en situation d’égalité. Par exemple, si les modèles étaient nu·e·s la photographe était nue aussi. Ce livre est sublime.

Notes on Fundamental Joy est le premier travail photographique fait par des lesbiennes, pour des lesbiennes, avec des lesbiennes que j’ai trouvé.

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En parlant de modèles, comment as-tu rencontré les personnes qui ont posé pour tes photos ?

C’est une question importante qui n’a pas été facile. J’ai toujours été gênée par le fait d’utiliser un autre être humain dans un travail politique que je mène. C’est pour cela que j’ai aussi du mal avec le documentaire. Il y a souvent un rapport de force, entre une personne qui va se mettre à nu et l’autre qui va rendre compte de ça. En même temps, j’adore faire des portraits. J’ai alors essayé de me réconcilier avec cette question : j’ai travaillé avec les modèles comme si iels n’étaient pas des modèles. On fait ensemble. Iels me donnent ce qu’iels veulent. Iels m’emmènent là où iels veulent. C’est iels qui font les images.

De la même façon, il était hors de question de choisir moi-même les modèles. J’ai lancé un appel sur les réseaux sociaux pour toutes les personnes se reconnaissant comme gouines. J’ai photographié tout le monde. Néanmoins, l’appel sur les réseaux a comme problème qu’il s’adresse à un cercle forcément restreint et je regrette donc que le projet ne soit pas plus diversifié.

Pendant ton travail, as-tu réfléchi à la notion de regard lesbien ? Est-ce que tu t’es interrogée sur sa possible définition ?

Je pense qu’il y a des regards lesbiens. C’est justement ce qui nous manque : des regards représentatifs de toutes les expériences et de toutes les identités lesbiennes. Par exemple, mon regard n’est pas du tout le même que celui de mon amie photographe Romy Alizée. J’ai quinze ans plus qu’elle, on n’a pas la même expérience de vie, donc forcément on ne se pose pas les mêmes questions. On parle différemment d’amour aussi. Je ne saurais pas vraiment définir mon propre gaze d’ailleurs…

Je dirais qu’il est forcément politique. C’est une donnée importante. Après il y a la différence entre « gouine gaze » et « lesbian gaze« . Tout ce que j’espère, c’est que des gens se retrouveront dans ce livre et que ça leur fera du bien. En cela, le texte d’Élodie aide beaucoup.

Les vôtres, sont deux écritures qui se rencontrent…

Oui, la photographie étant une écriture aussi. J’ai l’impression que l’écriture d’Élodie est plus érotique, plus explicite. La mienne est pudique, on va dire. Peut-être que ses mots prolongent mes images. Qu’ils disent ce que mes images ne disent pas. L’écriture d’Élodie véhicule ce que j’aime et que j’essaie de faire aussi dans mon travail. C’est un regard romantique et politique, en même temps très direct. La question qui m’intéressait était surtout celle de la place : où est notre place ? L’amour est le seul endroit où on habite.

Le texte à l’intérieur est flottant : on peut le mettre à des endroits différents. En fonction des images auquel il est juxtaposé, il va provoquer autre chose. Et puis parfois, on peut lire juste des mots, pas des phrases. Et ça déclenche encore d’autres émotions, d’autres regards, d’autres possibilités.


L’amour seul brisera nos cœurs, Bérangère Fromont, Élodie Petit & Maycec aux éditions A la maison.

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