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Aventures cinématographiques : la vision idéalisée de la passion amoureuse sur les écrans

Aventures cinématographiques : la vision idéalisée de la passion amoureuse sur les écrans

© 20th Century Fox

Inclinations contrariées, disputes orageuses et retrouvailles tumultueuses : au cinéma comme à la télévision, les écrans entretiennent une relation de longue date avec les amours passionnels. La récente tempête médiatique au sujet de la une des Inrockuptibles mettant à l’honneur Bertrand Cantat a révélé le penchant d’un public important pour le sujet. La fascination, l’idéalisation, et parfois la minimisation des actes commis sous l’influence de la passion amoureuse paraissent occuper une place de choix dans l’imaginaire collectif. L’occasion de s’interroger sur l’environnement culturel nous entourant, qui nous amène à aimer ce qui consume.

Un paysage romantique peu diversifié

Avant même de s’intéresser à la manière dont la passion amoureuse est dépeinte sur les écrans, il convient de se poser une question essentielle : au cinéma, qui aime qui ? Un rapide tour d’horizon des films d’amour les plus populaires sortis ces trois dernières années amène à un constat évident. L’écrasante majorité de ces productions fait état de relations conventionnelles, hétérosexuelles, entre deux personnes blanches : La La Land, Bridget Jones Baby, The Lobster, Adaline, Nos étoiles contraires… On évitera d’en établir une liste exhaustive, qui serait aussi à peu près aussi longue et soporifique que l’intégrale des derniers films de Nicolas Cage. Quelques productions font figure d’exception, comme Moonlight ou Carol, mais restent très minoritaires.

Globalement, on peut donc dire que pour avoir une chance de trouver l’amour au cinéma, mieux vaut être blanc, hétérosexuel et, de préférence, beau, mince et en bonne santé.

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La La Land, film d’amour emblématique de l’année 2017

Sois belle et tais-toi ?

Se pose également la question de la représentation des femmes qui aiment et sont aimées.

De nos jours, celles-ci restent très objectifiées. Comme l’explique la chercheuse Erica Todd dans son livre Passionate Love and Popular Cinema, le public est amené à attendre avec impatience l’apparition de l’héroïne à l’écran. Souvent, c’est par l’œil du protagoniste masculin du film qu’il la découvre. Dans Titanic (1997), la jeune Rose (Kate Winslet) est dévoilée pour la première fois dans un flash-back nue, au travers du regard de son amant, Jack (Leonardo DiCaprio). Dans N’oublie jamais (2004), la première apparition d’Allie (Rachel McAdams) a lieu dans une fête foraine, lorsque Noah (Ryan Gosling), le héros du film, fait sa rencontre. La plupart du temps, le héros masculin tombe amoureux de sa promise au premier regard. L’amour, puis la passion, découlent donc en premier lieu de l’apparence physique de l’héroïne : on s’éprend d’une image plus que d’une personnalité.

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Noah et Allie dans N’oublie jamais

Mais tout n’est pas bon à jeter : les films contemporains dépeignent souvent des héroïnes faisant preuve d’un certain esprit d’initiative, n’hésitant pas à s’ériger contre les carcans qui leur sont imposés – si l’on évite de prendre en compte des bouses comme Twilight ou Cinquante nuances de Grey, sur lesquelles on reviendra plus tard. On peut reprendre les exemples des deux grosses productions à succès que sont Titanic et N’oublie jamais. Dans Titanic, après la mort de Jack, Rose voit son esprit d’aventure encouragé : elle rompt tout contact avec sa famille et son fiancé et n’hésite pas à aller s’installer seule aux Etats-Unis. Dans N’oublie jamais, Allie, après s’être séparée de Noah, s’engage comme infirmière de guerre. Ces exemples d’héroïnes sortant fortes et indépendantes de leur relation sont multiples, au cinéma comme à la télévision (Louisa dans Avant toi, Daenerys dans Game of Thrones, Cristina dans Vicky Cristina Barcelona…).

Fuis-moi je te suis

Un aspect intéressant de la représentation de la passion sur les écrans est celui de la « poursuite amoureuse » : face aux réticences de la femme à accepter un rendez-vous, le héros ne reculera devant aucun stratagème pour la pousser à baisser les armes. Dans les années 50 déjà, le film Un Américain à Paris montrait Jerry (Gene Kelly) stalker Lise (Leslie Caron) jusqu’à son lieu de travail dans le plus grand des calmes, après que cette dernière ait refusé à plusieurs reprises de le fréquenter. Une attitude qui relève davantage du harcèlement que du romantisme. L’aboutissement de la « poursuite amoureuse » se traduit généralement par la naissance d’une attirance chez l’héroïne concernée – à la fin d’Un Américain à Paris, Lise finit par abandonner son fiancé pour s’enfuir avec Jerry. Message nauséabond s’il en est : ces représentations ont le double inconvénient d’encourager et de pardonner les pratiques de harcèlement, reléguant au second plan l’avis de la femme courtisée.

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Un Américain à Paris (1951) : le harcèlement, ça finit toujours par payer

Le temps aurait-il fait évoluer les mentalités ? Pas si évident. Dans N’oublie jamais, Noah se montre très insistant envers Allie pour obtenir un rendez-vous. Celle-ci s’offusque d’ailleurs de ses avances intrusives, ce à quoi le jeune homme rétorque : « Quand quelque chose me plaît, alors je l’adore, j’en deviens dingue. » Attitude pardonnée, donc (le consentement, c’est pour les faibles). Rebelote dans Crazy, Stupid, Love (2011) : Jacob (Ryan Gosling) s’incruste à la table d’Hannah (Emma Stone) pour la séduire, et ce malgré le refus catégorique de cette dernière. Plus tard dans le film, la jeune femme revient cependant vers lui, inexorablement attirée par son charme ravageur. La palme de l’écœurement revient cependant à Cinquante nuances de Grey (2015) : dans une inoubliable séquence, l’héroïne Anastasia (Dakota Johnson) appelle son amant Christian (Jamie Dornan) complètement soûle, à la sortie d’un bar, afin de lui annoncer son intention de lui rendre un livre qu’il lui a offert. Au téléphone, elle lui demande expressément de ne pas venir, ce qui n’empêche pas ce dernier d’arriver en courant. Et de frapper un type ayant eu le tort de faire des avances un peu trop poussées à sa chérie. Christian n’est pas comme Noah de N’oublie jamais : il s’est renseigné sur le consentement. Sauf en ce qui le concerne.

Idéaliser les relations abusives

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Cinquante nuances de Grey, ou l’idéalisation de la violence conjugale

Tant qu’à y être, attardons-nous quelques minutes de plus sur l’épineux Cinquante nuances de Grey. Pour ceux qui seraient passés à côté, le film narre la romance entre Anastasia, une jeune femme réservée et dénuée de toute personnalité, et Christian, un playboy multimilliardaire adepte de BDSM. L’anecdote du coup de téléphone nous permet d’entrevoir l’aspect control freak de la personnalité de Christian, qui s’avère concerner l’ensemble de la vie d’Anastasia : il la suit jusqu’à son travail et à son domicile, choisit pour elle sa méthode de contraception, lui interdit de boire… Si, au début, Anastasia semble flairer quelque chose de louche et se refuse à ses avances, elle finit rapidement par lui succomber – en même temps, il faut lui pardonner : le pauvre est amoureux. Ce contrôle et ces abus s’exercent jusque dans la sphère de l’intimité, puisque Christian contraint Anastasia à avoir des relations BDSM avec lui, alors même que celle-ci lui explique de manière claire qu’elle n’y consent pas.

Ce type d’exemple ne se retrouve pas qu’au cinéma : dans Gossip Girl (2007-2012), série au succès international, la relation entre la mean girl Blair Waldorf et le richissime et égocentrique Chuck Bass peut également être qualifiée d’abusive. Ce dernier est introduit au public de la meilleure des manières : dans le premier épisode, il essaye successivement de violer sa future demi-sœur, puis la jeune Jenny Humphrey, âgée de 14 ans. Au cours de la sulfureuse relation qu’il entretient par la suite avec Blair, il tente d’échanger celle-ci contre un hôtel, la donne à son oncle et finit même par la blesser physiquement. Cette situation pousse Blair dans un profond désarroi : « Tu sais depuis quand je n’ai pas ressenti de joie ? J’ai vécu dans l’obscurité de Chuck. J’en avais oublié ce que c’était, » confie-t-elle à sa meilleure amie au moment de ses fiançailles avec un autre homme. Mais rien à faire : Blair finit encore et toujours par revenir vers son tortionnaire. Pire encore, le spectateur est amené à attendre avec impatience la réunion des deux amants maudits, dont la passion est constamment mise sur un piédestal. Aujourd’hui encore, « Chair » reste la relation amoureuse la plus plébiscitée de cette série, qui a touché des milliers d’adolescents.

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Chuck et Blair dans Gossip Girl

Ces exemples constituent des cas poussés de ce qui peut amener le spectateur à passer outre le respect du consentement et les abus conjugaux au nom d’une idéalisation de la passion amoureuse. Et si ces films et séries sont tous issus d’outre-Atlantique, il n’est pas nécessaire de s’aventurer aussi loin pour être témoin de ce type de représentations. Et si vous alliez, par exemple, jeter un coup d’œil du côté de L’Amant double, un film bien de chez nous sorti en mai de cette année ?

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