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Pop, angoisse et réseaux sociaux : Conversation sur l’époque avec Sylvan Esso

Pop, angoisse et réseaux sociaux : Conversation sur l’époque avec Sylvan Esso

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Sylvan Esso, c’est une pop en apparence légère mais qui raconte des histoires pas si jolies sur ses mélodies tantôt euphoriques, tantôt mélancoliques. Ils seront sur scène pour l’édition 2017 du Pitchfork Festival, nous avons discuté avec le duo Nick et Amilia il y a quelques mois à la sortie de leur deuxième album What Now.

Que vouliez-vous exprimer dans ce deuxième album ? Quels sont les thèmes principaux ?

Nick : Il y a beaucoup de choses. C’était surtout comme si on s’était rendu compte qu’une page s’était tournée dans nos vies. J’ai l’impression que beaucoup de choses sur le disque sont liées à l’anxiété de la vie moderne. L’idée de notre relation avec la technologie, et de nos relations les uns avec les autres à travers, est un thème important. Cette idée que nous cherchons dans un grand bruit, une grande conversation, à établir une connexion avec une autre personne.

Vous écrivez dans une de vos chansons, « Ils veulent tous les yeux invisibles sur eux ». Comment vivez-vous personnellement l’expérience des réseaux sociaux ?

A : On y pense consciemment. Je suis toujours fascinée par l’idée de la « performance privée ».

N : Parce que le privé est public aujourd’hui…

A : Oui, exactement ! Même quand on commence sa journée du lundi, on se demande « Est-ce que ça vaut d’être partagé ? ». Nous sommes notre propre audience en permanence, nous savons ce qui vaut la peine d’être consommé.

N : Et d’un autre côté, il y a cette nouvelle réalité cynique que notre expérience ne peut être validée que par l’approbation des autres. Ce qui est terrible. On en a beaucoup parlé, de cette idée que pour avoir une expérience, il faut se retirer du moment.

Vous regardez Black Mirror?

N : Oui !

A : Je ne peux pas en fait, c’est trop intense pour moi. (rires)

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Est-ce que vous avez l’impression que c’est plus difficile aujourd’hui d’avoir de l’imagination, comme nous sommes tous concentrés sur l’approbation de l’autre ? Est-ce que ce n’est pas plus difficile d’être artiste aujourd’hui ?

N : Oui, je pense que c’est plus dur !

A : Je pense que ça a toujours été difficile. C’est pourquoi les gens sont autant fascinés par l’artiste, mais qu’est-ce que c’est que d’être artiste ? Parce que tu es une machine qui invente sans cesse. Alors, c’est quoi être un artiste quand on vit dans un pays en guerre ? Cela change toujours selon la situation dans laquelle on se trouve. Avec les réseaux sociaux, c’est plus difficile de trouver un espace privé. Je pense que c’est aussi difficile que ça l’a toujours été simplement parce que tu donnes ta vie en essayant d’être créatif de façon sincère. C’est un travail très dur.

N : Mais d’une certaine façon ça crée une forme d’art. Nous on essaie d’être un bon groupe. Mais il y a beaucoup de gens qui se concentrent sur leur présentation en ligne ce qui est devenu un ensemble propre de compétences, une forme d’art.

Quelle est votre chanson préférée sur l’album?

A : Pour l’instant, je les aime toutes. Mais j’aime beaucoup la dernière, « Rewind ». Et encore une fois, c’est à propos de la personnalité à travers les médias, mais d’une manière nostalgique, sur qui tu décides d’être ou pas… J’ai beaucoup de douceur dans mon cœur ! (rires)

N : Peut-être la première, « Sound ». C’est peut-être celle dont je suis le plus fier, pour beaucoup de raisons… J’ai eu l’impression que nous avons trouvé une nouvelle façon de devenir une même personne dans une chanson… Quand on l’a fait, on savait que ce serait la première chanson. Chaque son est intentionnel. On voulait créer l’impression que d’écouter quelque chose qui se déplace à travers une machine et qui arrive jusqu’à nous. C’est presque comme si une station de radio se mettait lentement à l’écoute. Nous voulions que le sentiment d’un son mécanique crée un moment humain. C’est peut-être le plus grand pas en avant pour nous, cette ouverture.

Vous parlez beaucoup de la difficulté de se construire, et c’est très bien représenté dans vos clips. Comment avez-vous collaboré avec Mimi Cave pour « Kick Jump Twist » et « Die Young » ?

N : Elle est incroyable !

A : J’ai toujours su qu’elle était une grande danseuse, elle mélange les vidéos et la danse. Nous l’avons engagée pour faire nos visuels pour Kick Jump Twist, nous voulions juste tourner avec ce danseur, Gary. Mais ensuite elle nous a livré cette vidéo… Nous cherchions quelque chose à mettre sur Instagram et elle nous a envoyé cette magnifique vidéo. Et tout de suite, on s’est dit : « D’accord, il faut refaire une vidéo avec elle. » Je voulais un voyage Hollywoodien des années 1950 et elle l’a vraiment traduit.

N : Amilia a eu cette idée d’elle conduisant une voiture vers une falaise et chantant tout le long de sa chute pour cette vidéo. Que la vidéo soit juste elle chantant et tombant.

A : Mais s’écraser d’une falaise avec une voiture, ça coûte cher. (rires)

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Et votre collaboration avec Elise Tyler ? 

N : Elle est de la famille d’un ami musicien, c’est comme ça que nous l’avons rencontrée. Elle a fait un tas de super vidéos, qu’on a toutes regardées.

A : Elle est comme les trois filles qui ont fait la vidéo. C’est essentiellement ce que sont leurs vies, ce sont des célébrités d’Instagram avec qui elle a sympathisé. J’étais très heureuse de cette vidéo, c’est assez subversif parce qu’on voit peu de vidéos avec trois femmes qui gèrent leur propre vie, et ça a vraiment énervé les gens. Nous avons eu des commentaires comme « Pourquoi avez-vous mis de belles filles stupides dans votre vidéo ? Pourquoi avez-vous fait ça ? » On s’est dit : « Wow ! Elles font juste leur propre truc, elles vivent leur vie et tu n’aimes pas ça. »

C’est touchant comme elles ont l’air fortes et fragiles à la fois. Ça rappelle un peu le film de Sofia Coppola, The Bling Ring… 

N : J’adore ce film ! On peut voir cette idée de leur propre image, d’une version idéalisée de ce qu’elles veulent faire, ce qui est représenté par cette pose comme une peinture de la Renaissance. J’adore ça dedans. Quand elle a suggéré ça pour « Radio », ça sonnait comme un contrepoint parfait à ce que la chanson décrit, c’est-à-dire des gens qui vivent des deux côtés, qui sont influencés et qui en sont les influenceurs. C’est fascinant les réactions à cette vidéo. Ce n’était que des gens qui se sont mis à exprimer leurs propres opinions sur elles et sur ce qu’ils pensaient que le clip voulait dire.

On dirait que vous avez touché quelque chose d’intéressant avec ça.

N : Oui. Nous lui sommes reconnaissants d’avoir fait cette vidéo pour nous, elle peut en être très fière parce que nous l’adorons.

On a beaucoup parlé de grandir, devenir adulte et c’est un sujet régulier dans vos chansons. Vous personnellement, vous sentez que vous grandissez encore ? Parce que tout est un peu plus flou aujourd’hui avec les réseaux sociaux.

N : Oh mon Dieu (rires)… C’est difficile à dire, je pense que tout se développe encore. D’une certaine façon, je pense qu’on a remis à zéro beaucoup de normes, parce que pour la première fois, les normes sociales sont dictées par des enfants et non par des adultes, ce qui est terrifiant pour moi mais aussi très intéressant. Les parents n’étaient pas parfaits mais ils étaient légèrement plus stables. Nous avons choisi un grand changement dans la façon dont nous interagissons avec les autres. Quand j’étais petit il fallait passer un coup de fil pour demander si on voulait sortir, donc on devait répondre quelque chose. Tu ne pouvais pas juste être silencieux. Aujourd’hui c’est une réponse tout à fait normale.

A : Et c’est méchant. Non ce n’est pas méchant, c’est lâche.

N : Oui, tout le monde perd son courage.

A : Et la capacité à s’exprimer.

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