Comédienne et stand-uppeuse aux multiples talents, Tahnee, l’autre vous raconte les actualités et le monde d’aujourd’hui avec panache. Sur scène comme dans ses chroniques pour Manifesto, elle décrit notre quotidien entre contradictions, ras-le-bol et, tout de même, quelques bribes d’espoir. En ce mois des Fiertés 2020, Tahnee a choisi de rendre hommage à une certaine Monique…
D’habitude j’aimais pas les pots de départ. Encore moins les départs à la retraite. Quand tu viens toi-même de rentrer dans le monde professionnel, il y a un côté angoissant. Puis, souvent, tu connais à peine la personne, vous avez 40 ans d’écart, tu ne sais rien d’elle à part qu’elle aime déjeuner à 11h45 parce qu’il y a moins de monde à la cantine, qu’elle a une photo de chat sur son bureau, et qu’elle est accro aux bonbons à la violette. C’était avant le pot de départ de Monique*. (Elle s’appelait pas vraiment Monique mais vous comprendrez le moment où j’ai choisi de l’appeler Monique.)
Monique est partie à la retraite un après-midi. J’étais pressée qu’elle fasse son discours, de piocher deux trois chips sur le buffet, prendre ma petite flûte de champagne, et filer parce que j’avais apéro avec les copines sur les quais et qu’on était vendredi. Sauf que Monique m’a scotchée. Il y avait un truc dans sa voix, son discours ne ressemblait pas aux autres, ça parlait d’acceptation de soi, de paix intérieure, de faire ce qu’on aime dans la vie, je savais que Monique aimait beaucoup son boulot mais quand même. Puis il y avait comme une espèce de soulagement dans ses mots, une joie intense et profonde de partir à la retraite, mais pas pour aller se la couler douce sur un paquebot en buvant du rosé, nan, elle disait qu’elle allait pouvoir s’investir davantage dans ses associations fétiches, qu’elle avait déjà plein de plans, tout en restant subtilement secrète, subtilement évasive sur lesdits projets. Ni une ni deux, étant moi-même en plein coming-out intérieur et découverte qu’un autre monde que l’hétérosexualité existait, dans ma tête il n’y avait pas de doute, Monique était concernée.
Je ne sais pas si ça vous est arrivé aussi ? Cette période de tel bouleversement que tout te fait penser au sujet, l’impression de voir partout l’hétéronormativité et dans chaque scène un géant rideau qui pourrait tomber : « Patatras ! c’était ceci que tu voyais mais enlève le filtre, the world is gayyyyy ! »
Une fois la flûte de champagne avalée, je fixais donc Monique et dans ma tête deux options se présentaient : option 1, Monique attendait impatiemment de rejoindre ses amis retraités pour coudre des foulards bleu et rose « un papa, une maman » qu’elle arborerait au détour d’une rue inanimée du 15e arrondissement ; option 2, Monique n’était pas une femme (comme les autres) : elle était lesbienne (je vous avais dit pour le choix du prénom !).
Avec les collègues, on savait pas grand-chose de Monique. On savait qu’elle vivait seule, qu’elle adorait le violet, et qu’elle avait les cheveux courts (bon ça en fait on le savait pas on le « voyait », et c’est assez nul comme information mais pour moi ces 3 éléments constituaient la preuve irréfutable de la validation de l’option 2 (appelez-moi Inspecteur Tahno).
Et vous ne saurez jamais. On ne saura jamais. Je n’ai jamais su si Monique était belle et bien lesbienne (lol, comme si on pouvait être moche et mal lesbienne – hihi jeu de mots). Je n’ai jamais su si mes délires et mon état du moment m’avaient aveuglé la face et si je m’étais moi-même convaincue du mythe mais l’important n’était finalement pas de le savoir. L’important c’était que j’avais projeté sur Monique quelque chose qui ne m’était pratiquement jamais venu à l’esprit auparavant : les personnes de plus de 50 ans pouvaient être « LGBT ».
Bon, je vous l’accorde, dit comme ça, ça peut paraître assez ridicule, mais n’a-t-on pas tendance à l’oublier ? Qui sont nos « vieux pédés » ? Où sont nos « vieilles gouines » ? Pourquoi, quand je pense aux « vieux », ma tête sort l’alarme « homophobe » ?
Puis c’était quoi ces « T’façon on s’en fout de ce virus, il est surtout dangereux pour les vieux » ? Pourquoi ?
Nous disons que le vieux monde est sexiste, homophobe, transphobe, qu’il est raciste et qu’il faut le changer, mais n’existe-t-il pas dans ce même « vieux monde » les personnes qui ont commencé à le changer ? Mes ancêtres battantes, aînées LGBT, n’ont-elles pas déposé des pavés dont on continue le tracé ? Vous voyez où je veux en venir ?
En cette période de crise sanitaire, bal masqué pas tout à fait terminé, qui nous a confiné.e.s et je pense plus connecté.e.s à nos aîné.e.s, j’ai de manière surprenante repensé à Monique. Parce qu’il doit en exister des Monique, sûr qu’il en existe plein. Et nous en sommes certainement beaucoup des Monique, Monique en devenir.
Quand je débute mon spectacle ou que je découvre un nouveau public de stand-up, je prends souvent le temps de le regarder, ce public. Je le mate – pas pour choper…! – mais je l’analyse en même temps que je prononce mes premiers mots, mes premières blagues, pour jauger le niveau de rire ou « d’acceptabilité » que provoqueront par exemple mes « révélations » sur ma « sexualité ». Comme pour deviner quelles personnes pourraient être choquées. Et pour identifier quelles personnes pourraient être singulièrement connectées. Je me suis souvent dit insconsciemment : « Ça va il y a plutôt des jeunes, pas de malaise, on y va sur le sujet », puis il m’est arrivé d’éviter du regard des personnes plus âgées pendant que je m’exclamais « Je suis lesbienne ! », comme embarrassée.
Pourtant il doit en exister des Monique, sûre qu’il en existe plein. Et même si j’ai l’impression de parler d’une autre époque, celle où les théâtres étaient encore ouverts et bien vivants, celle où nous n’étions pas encore résolu.e.s aux écrans, je réalise qu’après plusieurs mois de spectacles, celles et ceux qui avaient le plus facilement pleuré, la larme à l’œil, le sourire en biais, celles et ceux qui étaient pudiquement venu.e.s me dire quelques mots gênés, n’étaient pas forcément les « djeuns » (pour ça j’ai plutôt eu des MP ;)). C’était des Véronique, des Dominique, des Monique… Non je ne ferai pas la blague en -ique !
Les mots et gestes les plus touchants, les plus frappants car pour moi surprenants, jouaient plutôt dans la cour des plus de 50 ans.
Il y a donc quelque chose dont je me suis rendu compte et que je me dois de garder à l’esprit. Je blague pour les filles de ma génération qui se reconnaissent dans mes histoires et mes expériences. Mais je blague aussi pour celles qui n’ont peut-être pas pu vivre leur coming-out au grand jour ou ces expériences de la même façon.
Je blague pour celles qui se sont battues pour pouvoir entendre ces blagues, ces mots dans des théâtres. Celles qui ont peut-être attendu cachées, mais heureuses que la parole ait pu se libérer. Je blague pour celles qui ne se l’étaient peut-être jamais avoué, ou qui l’ont découvert tardivement, le rideau ayant eu du mal à tomber.
Il n’y a pas d’âge pour changer. Il n’y a pas d’âge pour s’accepter. Il n’y a pas d’âge pour être libre.
J’avais envie d’écrire ce texte pour remercier mes aînées, les battantes, les plus courageuses sans doute, mais souvent invisibilisées, j’imagine (surtout mes sœurs noires). Envie d’écrire pour nos aînés gays ce texte résonnant avec Larry Kramer nous ayant quitté.e.s. Puis tant d’autres. N’oublions pas qu’il y a certainement des Monique dans les Ehpad, ne dénigrons pas nos vieilles, nos vieux, nos aîné.e.s. On ne les « voit » peut-être pas parce qu’à 70 ans c’est peut-être plus compliqué. Difficile de se faire un side-cut quand t’as pas de long-cut, vraiment compliqué !
Il n’y aura pas de Pride cette année, je me fais assez mal à l’idée. Mais peut-être est-ce l’occasion de réaliser que les plus fiers et fières ne sont habituellement pas toutes et tous dans nos défilés. Peut-être que nous devrions aussi en prendre soin, de ces aîné.e.s. Pensez aussi à elles/eux dans la chaleur de nos paillettes des mois de juin et juillet. J’essaierai de penser plus régulièrement à Monique. Je sais pas si Monique l’était mais Monique m’a scotchée. Il y avait un truc dans sa voix.
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Image à la Une : still du documentaire Maya Angelou: And Still I Rise, PBS (2017)