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Habibitch : Danser pour redonner un sens à la nuit

Habibitch : Danser pour redonner un sens à la nuit

Ari de B

Je danse parce que sinon je meurs.

Habibitch

En examinant les mille et une activités alléchantes – ateliers, discussions, live, projections et performances – du Loud & Proud Festival qui commence aujourd’hui (lire notre interview des orgas), notre regard s’arrête sur ce drôle d’objet : « Samedi 18h30. Décoloniser le dancefloor. Une conférence dansante interactive par Ari de B, Eva Bouillon et Majda Cheikh. » Ari de B [Habibitch], un pseudo mystérieux* qui revient régulièrement dans les soirées excentriques de la ballroom scene parisienne. On n’a pas résisté à l’envie de lui passer un coup de fil pour lui demander de quoi il s’agissait exactement.

À bientôt 29 ans, Lissia, « Algérienne queer radicale féministe hors-normes » (c’est elle qui le dit) s’est fait connaître comme danseuse de waacking, une danse glam et sportive née dans les années 1960 sur la west coast américaine dans la communauté gay afro-latino. Elle enchaîne les perfs avec son grand pote Kiddy Smile, orchestre les scènes de clubbing dans le prochain long de Yann Gonzalez avec Vanessa Paradis, et tourne régulièrement des clips plutôt chouettes.

Mais, derrière le corps en mouvement, une tête bien sur les épaules. Après une prépa littéraire, une double licence et un master en gender studies à Sciences Po, la waackeuse met aujourd’hui son art au service d’un discours engagé pour dénoncer les injustices de race, de sexe et de classe. Rencontre avec une militante queer qui se bouge le cul, et sacrément bien.

Ari de B in Tami T – I Never Loved (Remix)
Ari de B [Habibitch] in Tami T – I Never Loved (Remix)

Manifesto XXI – Salut Lissia. Tu peux m’expliquer ce qu’est une « conférence dansante » ?

Lissia (Ari de B [Habibitch]) : En fait, je suis une « club kid ». C’est là où je danse, là où je m’entraîne et aussi là où je partage et j’apprends le plus : sur le dancefloor. Et comme je suis quelqu’un de politisé, militante depuis presque dix ans, ma volonté était de proposer de réinvestir le dancefloor de sens politique. En gros, ce sera une sorte de conversation : on va dérouler des questionnements engagés et socio-historiques, parler de toutes ces danses – hip-hop, krump, waacking, voguing, twerk – qui sont nées et se pratiquent en club, mais qui font l’objet d’appropriation culturelle aujourd’hui. Et on va illustrer nos propos par certains mouvements. Ceux qui voudront danser avec moi dans le public pourront me suivre, ce sera chill.

Pourquoi faut-il « décoloniser le dancefloor » ?

La danse, pour moi, n’est pas qu’une simple façon de bouger son corps, c’est une vraie incarnation identitaire. Or elle est soumise à des logiques d’appropriation culturelle, et surtout en club : c’est censé être un « en dehors » libre où tout le monde serait tenté de se libérer de ses contraintes – sauf qu’il est soumis aux mêmes dynamiques intersectionnelles qu’à l’extérieur. Déjà, il faut entrer dans le club ! Ce n’est pas tout le monde qui peut, pour des raisons de race, mais aussi de classe (la nuit à Paris, c’est très très cher) et de genre (c’est pas à toutes les soirées que les queers et les weirdos sont acceptés). Le monde de la nuit, c’est tout un langage, et pour y avoir accès il faut du réseau. Il faut avoir les bons codes – et les bons dresscodes !

J’ai l’impression que tu me parles des clubs classiques un peu chiants, mais aujourd’hui il y a énormément de soirées différentes, de plus en plus de choix…

Mais le choix, c’est pour qui ? Quand tu as accès à tout, que tu maîtrises les codes, que tu es « quelqu’un », bien sûr que tu as le choix. Ce n’est évidemment pas le cas pour tout le monde. Et le club, originellement, c’est un espace LGBT, racisé, précaire ; plus aujourd’hui. C’est la question qu’on va se poser à la conférence : pourquoi la boucle s’est perdue et comment essayer de la reboucler. Avec Eva Bouillon et Majda Cheikh (qui sont étudiantes en gender studies et militantes intersectionnelles elles aussi), on essaye d’inscrire nos luttes dans un processus « décolonial », donc là c’est intéressant de l’appliquer à un monde qui est, a priori, un peu superficiel – mais qui est tout autant soumis à des logiques d’oppression.

On est dans une période extrêmement capitaliste, du coup le club, la sortie et la danse sont devenus comme le reste, de la consommation.

Habibitch

Est-ce que la danse et la fête sont propices à faire émerger une telle réflexion ?

Non seulement c’est propice mais il est vraiment temps de le faire. On ne peut pas continuer de considérer la fête et la nuit comme des espaces « safe ». Il faudrait que ce soit libre, égalitaire, que tout le monde y ait la même place.

Pourquoi on n’en parle pas ?

Pourtant, tu vois, les rappeurs des années 1980, ils en parlent dans tous leurs albums, qu’en club ils se font refouler. Ce n’est pas qu’on n’en parle pas, c’est qu’on ne veut pas l’entendre. L’universalisme républicain français veut qu’on n’essaie pas d’adresser ces questions d’oppression de sexe, de race, de classe – alors que ce sont des questions nécessaires. Ne pas en parler ne va pas effacer la réalité. C’est plutôt l’inverse : ne pas en parler, ça l’invisibilise, et ça fait qu’en 2017 on s’étonne toujours de vouloir aborder ces sujets-là alors que ce sont des problématiques quotidiennes pour les personnes qui les « subissent » – sans vouloir faire de la victimisation.

Ari de B
Ari de B [Habibitch]

Dans ta technique aussi, tu essayes de casser des codes, de réinventer le rapport au corps ?

Ma technique je ne sais pas, mais je pense que mon identité en elle-même est un cassage de normes. On ne sait pas trop où me mettre, je n’ai pas un corps normé ni normal, je suis Algérienne queer radicale féministe… Ce que je représente, mes identités, ne sont pas très visibles sur scène. Donc rien que ma présence pose question parce que c’est « hors-normes ». Quand je dis que je suis danseuse, j’ai des réactions de gens dont la mâchoire se décroche en mode « Ah toi ? Avec ce à quoi tu ressembles et comment tu es, toi t’es danseuse ? » On a encore vachement de clichés de la danseuse mince, dans des carcans de beauté occidentale, auxquels moi je n’appartiens pas.

Faire de la danse, c’est carrément se mettre dans une position de vulnérabilité, non ? Le corps est lié à tellement de représentations…

Ah, c’est très particulier de vouloir passer un message politique à travers sa danse, parce que ce qui est en première ligne, c’est ton corps, ton image, ton incarnation. Tu ne peux pas te cacher. C’est hyper vulnérabilisant en effet. J’ai perdu des gens très proches à cause de ça, qui ne comprenaient plus où je voulais en venir, pourquoi je postais beaucoup sur mon Instagram, mon Facebook et tout – parce que ce sont des instruments de travail, parce qu’effectivement ton corps est ton instrument de travail. Donc qui plus est quand tu veux politiser ton travail ou ton art, c’est une prise de risque, clairement.

Mais pour toi c’est la meilleure manière de s’exprimer, l’image ?

Ça peut être efficace, en tout cas c’est un vecteur qui me plaît. Après je pense que le regardant a beaucoup de responsabilité dans l’interprétation. Il décide de voir ce qu’il a envie de voir. Si je fais du twerk sur scène, on peut se dire « c’est vulgaire, pourquoi elle fait ça, ce n’est pas de la danse », alors que quelqu’un avec un autre prisme d’analyse va y voir quelque chose de l’ordre de l’empowerment, une réappropriation de mon corps… Donc moi j’utilise l’image comme je peux pour faire passer mon message : en donnant des interviews, en organisant des conférences, en nourrissant mon propos. Après, les gens veulent le recevoir ou pas.

Ari de B in Tami T – I Never Loved (Remix)
Ari de B [Habibitch] in Tami T – I Never Loved (Remix)

J’ai envie de te retourner la question qui est celle de l’événement : et toi, pourquoi tu danses ?

Ah ah ! Bah moi je danse parce que sinon je meurs. Voilà, c’est hyper cathartique, c’est un espace d’auto-libération extrêmement personnel et très profond. Je danse depuis que je suis née, mes parents m’ont toujours dit « Tu dansais avant de savoir parler », et pourtant je parle beaucoup ! Pour moi ça a toujours été un rapport très intime, la mise en mouvement de mon corps sur de la musique. C’est très incarné, extrêmement narratif, je me libère de beaucoup de choses. Si tu poses la question à des gens qui vont en club avec moi, ils ont trop l’habitude de me voir dans un coin, en train de danser les yeux fermés, hyper concentrée, parce que je vais être dans mon monde, dans ce moment-là qui m’appartient à fond. Les gens qui ne me connaissent pas doivent se dire que je prends de la drogue assez régulièrement, ce qui n’est pas du tout le cas ! Fanon l’écrivait déjà dans Les Damnés de la Terre : c’est une transe canalisatrice et très émancipatrice.

Après, pour moi, ça a été un tout autre step de mettre ça sur scène. T’es obligé de te soumettre au regard de l’autre. Ça aussi c’était très vulnérabilisant, parce que finalement j’ai un rapport à la danse qui est très intime, comme beaucoup de danseurs. Le commercialiser et capitaliser là-dessus, ce n’est pas toujours évident, parfois tu te poses des questions de cohérence.

On est soumis à des normes occidentales qui font du corps un espace d’emprisonnement. La danse est un moyen de se libérer.

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Tu n’as pas du tout eu un apprentissage académique ?

Non, pas du tout. Enfin j’ai fait une école de hip-hop pendant deux ans. Après j’ai quand même pris beaucoup de cours, on ne vient pas de nulle part. Le waacking je l’ai appris parce qu’il y a des gens qui m’ont montré ce que c’était et qui m’ont poussée à persévérer. Le voguing c’est pareil : je suis rentrée dans la House of Mizrahi grâce à Pierre, Kiddy Smile. Et puis en club, je sors beaucoup avec la mother de ma house, Mother Steffie Mizrahi, l’une des pionnières de la ballroom scene parisienne et l’une des danseuses les plus incroyables au monde. Mounia Lisa Mizrahi, aussi, avec qui je partage beaucoup. J’ai été entourée de gens qui ont bien voulu partager leur amour de la danse et leur technique avec moi. D’ailleurs je leur en suis super reconnaissante. Ce sont des gens qui m’inspirent beaucoup.

J’ai l’impression qu’on entre très vite dans un petit monde. Tu aimerais que ça ne soit plus un petit monde justement, que ce soit plus connu ? Ou ça perdrait de sa valeur ?

Cette question est très compliquée, et je n’en ai pas la réponse, parce que… quand tu pratiques des danses comme le voguing et le waacking qui sont très fortes en significations politiques par là d’où elles viennent originellement, t’es partagé entre l’envie que ton message passe, parce que c’est pour ça qu’on milite, et l’envie que la culture reste intacte et authentique, qu’elle ne perde pas son essence, sa force, son message – ce qui est quasi inévitable quand une sous-culture se fait mainstreamiser et approprier. Donc je sais pas. C’est un peu en flux tendu, tu vois. Je n’ai pas envie que ça sorte d’un espace communautaire qui est fort et qui se co-construit en permanence, tout en ayant envie que le message passe.

Ari de B
Ari de B [Habibitch]

Est-ce qu’on devrait apprendre à bouger son corps pour mieux libérer son esprit ?

Je pense que lâcher prise, c’est très important. On est très soumis, dans ce monde occidental, à des normes de « bienséance » qui font que le corps est un espace d’emprisonnement et pas de libération : il faut manger ci, boire ça, se comporter de cette façon-là, porter ci ou ça ; quand on y réfléchit, nos corps sont soumis à beaucoup de logiques super oppressantes. Donc bien sûr, je pense que la danse est un moyen, un moyen de se libérer. Après ça vient toujours de quelque part et c’est très important de rendre à César ce qui appartient à César, de ne pas perdre de vue que la danse est politique, que ça a un message, que ça vient de certains endroits, pour certaines raisons, et que du coup les mouvements que tu reproduis ont un sens, ils ne sont pas désincarnés. Je milite pour une danse qui serait « réincarnée ».

Aujourd’hui en club, on danse de manière un peu mécanique, inconsciente…

C’est parce qu’on est dans une période extrêmement capitaliste, du coup le club, la sortie et la danse sont devenus comme le reste, de la consommation. Une consommation d’espace, de mouvement, de drogue, d’alcool. Moi quand je sors avec mon crew, on va toujours prendre du temps pour faire un cercle ou un soul train, pour avoir un moment de vrai échange. Les gens sont souvent réceptifs, soit ils s’arrêtent, ils regardent et s’imprègnent, soit ils rejoignent. Aussi, je pense que ce que tu décris va de pair avec un individualisme croissant. Mais je ne suis pas là pour juger, si les gens ont besoin de ce moment-là de clubbing pour aller mieux et lâcher du lest, chacun sa manière.

Et tu danses sur quoi ?

Oh my god ! Ah ah ! Est-ce que tu as cinq heures devant toi ? J’écoute de la musique depuis que je suis née littéralement. Le premier truc que je fais quand je me lève le matin, c’est mettre de la musique, alors j’écoute beaucoup de choses. J’adore la house garage, la house des années 1980 avec beaucoup de voix hyper soul inspirées de la funk. Frankie Knuckles ou Larry Levan, le DJ résident du Paradise Garage. Plus récent, Kiddy Smile of course, c’est aussi mon ami mais musicalement j’adore ce qu’il fait. Il y a aussi Honey Dijon, une DJ trans noire de New York qui fait des sets de malade, qui me transportent complètement. Et puis beaucoup de sons oldschool, du hip-hop ou du R’n’B à l’ancienne : c’est rare que je passe une journée sans écouter un petit Stevie Wonder, j’adore Whitney Houston, Mary J. Blige évidemment… Kaytranada dans les trucs plus récents. C’est super éclectique. Mais que des trucs qui mettent la pêche !


« Décoloniser le dancefloor » : ce samedi 8 juillet à 18h30 au Loud & Proud Festival à la Gaîté Lyrique

Suivre Ari de B [Habibitch] sur Instagram @_habibitch_
Elle donnera des cours toutes les deux semaines le samedi après-midi à À La Folie à partir de la rentrée.


* [Update le 18 septembre 2023 : il était écrit « un pseudo exotique et mystérieux » dans la première version de l’article. Suite à un commentaire relevant le caractère néocolonial de l’adjectif exotique, nous l’avons supprimé. Nous reconnaissons cette maladresse. Par ailleurs, par souci de référencement, nous avons modifié le titre et ajouté au fil de l’article le nom d’artiste avec lequel Lissia se présente désormais depuis quelques années, Habibitch.]

Voir les commentaires (2)
  • Merci eabbas pour cette remarque très juste, c’était effectivement une maladresse que nous avons rectifiée

  • bonjour
    un truc embêtant dans votre article : pourquoi qualifier son pseudo d' »exotique » ?
    exotique par rapport à quoi, par rapport à qui ? c’est quand même relou qu’on en soit, encore, à qualifier de ce genre de termes les personnes racisées et/ou qui tâchent d’interroger le rapport à l’histoire coloniale, et encore plus dans le cadre d’un article qui cherche à valoriser une démarche pour décoloniser un espace et une pratique…

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