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Ana Mendieta au Jeu de Paume : rétrospective louable, ellipses regrettables

Ana Mendieta au Jeu de Paume : rétrospective louable, ellipses regrettables

L’exposition « Le temps et l’histoire me recouvrent » est la première rétrospective d’Ana Mendieta (1948-1985) en France, à découvrir jusqu’au 27 janvier au Jeu de Paume à Paris. Elle donne un aperçu pertinent de sa pratique, mais manque selon nous d’insister sur la forte dimension féministe de son œuvre, qui résonne pourtant avec les controverses autour de sa mort tragique en 1985, à seulement 36 ans.
Une exposition contemplative : la redécouverte des films de performances

Mêlant à la fois performance et sculpture, photographie et vidéo, Land Art et Body Art, l’œuvre singulière de cette artiste cubano-américaine a acquis une reconnaissance internationale. L’exposition rassemble un corpus d’œuvres important, principalement des courts films de ses performances, dont plusieurs inédits, mais aussi des photographies et un très beau court-métrage documentaire réalisé par Raquel Cecilia Mendieta, nièce de l’artiste. La scénographie, simple et efficace, confère un aspect poétique, incantatoire et contemplatif à l’exposition. Le parcours est pensé autour de thèmes universels récurrents dans l’œuvre d’Ana Mendieta, tels que l’histoire, la mémoire, l’identité, l’exil, ou encore le rapport à la terre et aux origines.

Ana Mendieta est arrivée aux Etats-Unis en tant que réfugiée dès l’âge de 12 ans, deux ans après le coup d’Etat de Fidel Castro, dans le cadre de l’ « Opération Peter Pan » qui consistait pour les familles cubaines opposées au gouvernement castriste à envoyer leurs enfants à Miami avec l’aide d’associations américaines. Elle dira avoir été « arrachée » à son pays – la recherche d’une fusion avec la terre et la nature, comme un retour vers le sein maternel et ses origines sera présente en filigrane dans toute son œuvre.

Anima, Silueta de Cohetes (Firework Piece), 1976 © The Estate of Ana Mendieta Collection, LLC. Courtesy Galerie Lelong & Co.

Ana Mendieta cherche à faire corps avec la nature. Elle travaille autour de la notion de « traces » de son propre corps, l’utilisant pour en faire des empreintes ou des moulages – des « silhouettes ». Enfoui dans la terre, l’eau, sous des pierres, ou dans un site archéologique au Mexique, le corps de l’artiste laisse son empreinte. Sa silhouette emblématique est également sculptée dans du sable ou avec du feu, évoquant ainsi une paradoxale présence du corps désormais absent. Cette fusion singulière avec les éléments – elle parle de « earth-body sculptures » – confère une dimension résolument onirique et universelle à son art, traitant ainsi symboliquement des origines, de l’appartenance, de la spiritualité, mais également de la féminité.

Une pensée féministe à peine évoquée

L’usage de son corps, le plus souvent nu, comme matériau premier ne confère-t-il pas à son œuvre une dimension féministe existentielle et singulière ? Les travaux d’Ana Mendieta, en développant une vision essentialiste du corps féminin, explorent l’identité sexuelle et la féminité. Les années 1970 constituent un tournant pour la théorie féministe et son application dans le champ de l’art, notamment à travers le développement de la performance, médium récent que s’approprient beaucoup de femmes artistes. Il est important de souligner que dès son arrivée à New-York en 1978, Ana Mendieta a rejoint la galerie féministe « A.I.R », première galerie à but non lucratif gérée et créée en 1972 par un collectif de 20 femmes artistes.

Blood Sign, 1974 © The Estate of Ana Mendieta Collection/Galerie Lelong, via El Museo del Barrio, New York

L’exposition évoque cette dimension féministe, mais ne va pas assez loin dans son exploration. Elle présente le film Blood Sign (1974), qui montre l’artiste de dos en train de tracer un slogan à la main avec du sang : « There is a devil inside me. » La phrase écrite et l’usage du sang évoquent une quête spirituelle d’identité, liée au corps féminin. Ce film a été réalisé un an après la célèbre œuvre Rape Scene, que nous avions déjà évoquée dans notre article sur les artistes dénonçant les violences faites aux femmes. Ana Mendieta a réalisé cette performance alors qu’elle était encore étudiante à l’Université de l’Iowa, suite au viol et au meurtre d’une étudiante sur le campus. Invités à entrer dans son propre appartement, les spectateurs se sont retrouvés face à la reconstitution d’une scène de viol – l’artiste était attachée et penchée sur une table, de dos, immobile, du sang coulant le long de ses cuisses nues.

Par le choc visuel créé chez les visiteurs, la mise en scène du corps nu et l’usage du sang, cette performance radicale rappelle la violence des « actions » des Actionnistes Viennois dans les années 1950, visant à dénoncer le puritanisme de la société autrichienne de l’après-guerre. Cette performance engagée et radicale n’est pas isolée dans la production d’Ana Mendieta, et on se demande les raisons pour lesquelles ce type d’œuvres féministes n’est pas évoqué dans cette rétrospective.

Untitled (Self-Portrait with Blood), 1973 © The estate of Ana Mendieta. Courtesy Galerie Lelong, New York
Une mort suspecte passée sous silence

Cet écueil est accentué par le destin tragique de l’artiste. Après quelques mois de mariage avec le célèbre sculpteur minimaliste Carl Andre, Ana Mendieta meurt à seulement 36 ans d’une chute de leur appartement, situé au 34ème étage d’un immeuble new-yorkais. Des voisins auraient entendu le couple se disputer violemment juste avant la chute. Après avoir été suspecté et accusé, le sculpteur est finalement relaxé, faute de preuves.

Le but des commissaires de l’exposition était de se concentrer exclusivement sur l’œuvre d’Ana Mendieta et de faire découvrir ses films sans que les circonstances de sa mort ne viennent occulter son art. Le mystère autour de son décès a en effet contribué à la rendre célèbre – mais cela n’amoindrit pas pour autant la force de son œuvre, et on regrette donc qu’il ne soit pas même évoqué. Cette controverse, qui fait encore débat aujourd’hui, est irrémédiablement liée aux revendications féministes de l’œuvre d’Ana Mendieta, mais également à la dynamique sociétale actuelle de libération de la parole des femmes victimes de violences.

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© 1995 Guerrilla Girls, Courtesy www.guerillagirls.com

Le doute planant aujourd’hui encore, les expositions de Carl Andre (aujourd’hui âgé de 83 ans) sont prises pour cibles par des activistes féministes convaincues de sa culpabilité depuis les années 1990. Le célèbre groupe d’artistes féministes Guerilla Girls a même réalisé une affiche en 1995 comparant Carl Andre et O.J. Simpson, deux hommes célèbres acquittés du meurtre de leurs (ex-)épouses, pour dénoncer l’impunité de la violence faite aux femmes.

Des manifestations contre l’exposition de l’œuvre de Carl Andre ont eu lieu en 2014 à la DIA:Chelsea (New-York), en 2015 à la DIA:Beacon (à une centaine de kilomètres au nord New-York), ou encore en 2016 à la Tate Modern (Londres). En 2014 à New-York, une bannière « I wish Ana Mendieta was still Alive », du sang et des entrailles ont été déposés devant l’institution ; en 2015 à Beacon, « Crying ; a protest » consistait pour les activistes à se promener en pleurant autour des œuvres de Carl Andre, elles ont ensuite tracé des silhouettes dans la neige après avoir été évacuées ; en 2016 à Londres, plusieurs centaines de femmes se sont réunies devant la Tate Modern pour protester contre l’exposition d’une œuvre du sculpteur lors de l’inauguration de l’extension du musée.

Manifestation devant la Tate Modern à Londres, 2016 © Ellie Bradford, Courtesy Liv Wynter

Résolument actuelle, encore controversée, cette polémique autour de sa mort aurait dû être évoquée dans la rétrospective du Jeu de Paume. L’oeuvre et la vie d’Ana Mendieta sont inextricablement liées – elles se nourrissent et permettent des éclairages mutuels. Notons que Carl Andre a eu le droit à une importante rétrospective de son oeuvre en 2016-2017 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, exposition qui n’a provoqué aucune manifestation féministe.  Gardons espoir et considérons que l’évitement de cette polémique au Jeu de Paume et l’absence d’un mouvement protestataire au Musée d’art moderne ne témoigneraient pas d’un désintérêt spécifiquement français pour ces questions, mais plutôt d’une manière différente d’aborder l’art d’Ana Mendieta, ou encore d’une méconnaissance de son oeuvre et de cette polémique – cette exposition est tout de même la première rétrospective de l’artiste en France, plus de 30 ans après sa mort.

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