Avez-vous déjà vécu une situation sexiste sans réussir à mettre le doigt sur ce qui clochait exactement ? La remarque anodine d’un camarade militant qui reste en travers de la gorge, une réaction véhémente d’un ami pourtant progressiste ou bien la « blague » cringe d’un collègue ? Le diable est dans les détails, le sexisme le plus difficile à dénoncer est peut-être celui qu’on appelle « bienveillant », celui des hommes « bien », bien diplômés, bien gentils, bien entourés et bien « féministes ». Dans ce cycle de 8 chroniques, la chercheuse et militante afroféministe Fania Noël vous propose de décortiquer des situations quotidiennes avec une courte fiction éclairée ensuite par une notion de critical feminist theory. [5/8]
Rapport de la commission spéciale Jean-Sol Partre* destinée à l’assemblée générale, pour validation par le bureau politique
Co-président-es : Pauline L. et Naïm C.
Rapporteur : Abou F. et Freda W.
Membres : Sadio N., Raphaël L., Iptisem R., Alice DLC., Farzad N.
Le 2 janvier 2021, 25 femmes regroupées au sein du collectif « Les mal apprises » ont déposé une plainte au bureau politique du syndicat sous forme de lettre ouverte contre Jean-Sol Partre, 57 ans, membre du bureau politique, coordinateur de la commission de travail, et responsable de la formation idéologique.
La plainte du collectif « Les mal apprises » concerne des faits survenus entre 1999 et 2019. À ce moment-là, les plaignantes avaient entre 19 et 25 ans. Parmi elles, 4 sont toujours membres du syndicat. Dans sa lettre ouverte, le collectif accuse Jean-Sol Partre d’avoir « usé de sa position de membre historique au sein du syndicat, afin de les manipuler, séduire et obtenir des relation sexuelles […] en “instrumentalisant” et “déformant” le contenu théorique et idéologique de la formation comme outil de persuasion pour des rapports sexuels ». Les plaignantes ont souligné que ces rapports avaient souvent lieu avant ou après les sessions de formation dans son bureau ou dans certains cas à l’hôtel.
Les plaignantes demandent l’exclusion de Jean-Sol Partre, une lettre ouverte d’excuses, la mise en place de formations féministes à destination des membres du syndicat et la création d’une commission permanente féministe.
Le 3 mars a été votée en assemblée générale la création de cette commission spéciale et la suspension temporaire de Jean-Sol Partre. Les auditions de la commission se sont tenues du 23 avril au 13 mai 2021.
La commission a auditionné 12 membres du collectif « Les mal apprises » elles ont pu décrire leur entrée dans le syndicat, leur rencontre avec Jean-Sol Partre, l’évolution de la nature de leur relation, jusqu’à leur départ de l’organisation quand la relation prenait fin.
Lors de son audition, Jean-Sol Partre a reconnu avoir entretenu des relations avec toutes les plaignantes mais se défend d’avoir abusé de leur confiance ou d’avoir outrepassé son autorité.
Simone Veauboir, membre du bureau politique, coordinatrice du groupe de travail finances publiques et épouse de Jean-Sol Partre depuis 1995 a été auditionnée. Elle a mis l’accent sur le fait que les relations de son mari étaient consenties et connues, précisant que trois des plaignantes avaient passé des vacances estivales dans leur maison de Jonzac.
Le 29 avril 2021, le collectif « Les mal apprises » a publié dans la presse, puis présenté à la comission, une tribune de soutien signée par 75 organisations féministes, et accompagnée de 400 signatures de membres du syndicat, personnalités, universitaires et artistes. Le 2 mai 2021, Jean-Sol Partre a présenté une lettre ouverte appuyée par 300 signatures de membres du syndicat, personnalités, universitaires et artistes témoignant de leur soutien.
La commission reconnaît que la lettre présentée par Jean-Sol Partre comprend 28 signataires femmes.
A l’unanimité, les membres de la commission spéciale reconnaissent :
- la responsabilité du syndicat de s’assurer que la formation des membres ne soit pas entraver par des poursuites de plaisirs charnels
- un modus operandi de prédateur, utilisé par Jean-Sol Partre, ciblant spécifiquement les jeunes militantes, qui se manifeste durant des périodes de détresse émotionnelle et psychologique que les plaignantes ont .
- la mise en péril de la cohésion, de la confiance et du bon fonctionnement de l’organisation par les agissements de Jean-Sol Partre
- une force militante en baisse, avec une moyenne de 13 mois d’implication des plaignantes contre en moyenne 25 mois pour les nouveaux membres.
Néanmoins, les membres de la commission ne sont pas arrivés à un consensus sur :
- le caractère sanctionnable des agissements de Jean-Sol Partre au vu du règlement intérieur
- la validité du consentement des plaignantes dans les relations décrites
- la responsabilité de l’organisation à réglementer les relations entre ses membres.
Les décisions de la commission sont les suivantes :
- la suspension de Jean-Sol Partre pour une durée de 3 mois au sein de la structure Pendant cette période, il devra suivre une formation de sensibilisation au sexisme et aux violences sexuelles dispensée par une de nos organisations partenaires
- la mise à jour du règlement intérieur du syndicat interdisant les rapports d’ordre intime dans les locaux,
- la suspension définitive de Jean-Sol Partre à la coordination de la formation,
- la création d’une commission permanente féministe,
- l’obligation de formation sur les questions féministes, de genre et sur la sexualité pour tous les membres du syndicat.
La commission a travaillé dans une démarche d’écoute et dans le respect de la parole des plaignantes, en axant l’engagement du syndicat sur l’égalité de genre. Ce travail prend place dans un contexte politique défavorable et périlleux, où les demandes d’exemplarité de nos membres sont instrumentalisées par nos opposants dans la sphère médiatique. Nous avons dû réguler les relations entre les militants, qui n’échappent pas toujours aux dynamiques de pouvoir, tout en veillant à ne pas entraver les libertés individuelles. Nos propositions prennent en compte les responsabilités du syndicat envers ses membres, le projet que nous portons dans l’arène politique et les contraintes du calendrier électoral où la contribution de Jean-Sol Partre reste indispensable pour le syndicat.
Décisions soumises le 23 mai 2021 pour validation par le bureau politique.
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Ce qu’en dit Amia Srinivasan :
Est-ce si exagéré de penser que la fonction, aussi inconsciente soit-elle, de la pratique répandue parmi les professeurs de faire des avances sexuelles à leur étudiantes est de bien faire comprendre aux femmes la place qui leur revient au sein de l’université ? Que les femmes sont autorisées à entrer dans l’université pour y tenir non pas le rôle d’étudiantes ou de professeures en devenir, mais celui de conquêtes sexuelles, de petites amies serviles, d’assistante affective, d’épouse, de secrétaire ?
Amia Srinivasan, Le droit au sexe. p.239
Bien qu’un syndicat (ou un parti) ne soit pas un établissement d’enseignement supérieur, la dynamique mentor-mentorée reste la même: force est de constater que l’institution montre la même incapacité à affronter sérieusement la question du consentement et des relations de pouvoir tout à fait asymétriques. Dans le cas qui nous intéresse, on peut voir comment un individu ayant une position de pouvoir due non seulement à son genre, mais aussi à son statut (intellectuel et organisationnel) a mis en place un modus operandi de prédation ciblant des jeunes militantes.
Si la commission reconnaît l’existence d’un modus operandi, le prétendu consentement des femmes est mis en avant pour minimiser l’acte, alors que l’enjeu va encore bien au-delà de cette seule question. Quand l’asymétrie est aussi marquée, comme nous le souligne la philosophe Amia Srinivasan, le comportement de Jean-Sol Partre est discriminatoire. Discriminatoire, car parmi les militant-es qu’il a la responsabilité de former, il traite les jeunes différemment, les assignant à n’être que des corps disposés à sa consommation. Auraient-elles consenti, si, plutôt que de jouer sur son aura de mentor, dépositaire d’un savoir et d’une expérience qu’elles admirent et cherchent à atteindre, il leur avait explicitement dit qu’elles n’étaient ni les premières ni les dernières qu’il convoitait ?
« Même lorsqu’il est clair que ce dont l’étudiante a envie, c’est d’être comme son professeur, il n’est pas difficile pour un professeur de convaincre l’étudiante qu’elle éprouve en réalité du désir pour lui, ou que le fait de coucher avec lui représenterait un moyen de devenir comme lui. » écrit Amia Srinivasan p.233
Le recours par les hommes de gauche et d’extrême-gauche à des théories idéologiques pour justifier une libération sexuelle des jeunes femmes afin de profiter d’elles est courant. Cette instrumentalisation passe par les sélections et le filtrage de ce qui est considéré comme le bon féminisme, et nourrit l’ego de Pygmalion. Il est n’est pas rare que ces hommes soient soutenus dans cette entreprise prédatrice auprès de jeunes femmes par des femmes de leur âge, comme dans le cas de Simone de Beauvoir, qui profitait de ses élèves pour avoir des relations sexuelles avec elles mais aussi pour les convaincre d’en avoir avec Jean-Paul Sartre (voir Mémoires d’une jeune fille dérangée de Bianca Lamblin).
Il est extrêmement inquiétant que politiquement le devenir des femmes ne soit pas pris en compte, alors que l’accomplissement professionnel des hommes qui leur portent préjudice au sein des organisations est salué. Les trajectoires, potentiels et apports des femmes sont relégués à la sphère individuelle, tandis que ceux des hommes relèvent du bien commun. Dans le même ordre d’idées, les qualités et compétences que les femmes apporteraient à une organisation (si cette dernière favorisait leur implication et les protégeait) ne sont que vaguement considérées. Ce comportement discriminant entretient le patriarcat en s’assurant que les institutions et organisations restent des lieux où les hommes peuvent s’épanouir sereinement et devenir des membres historiques, des intellectuels indispensables alors que les femmes disparaissent et abandonnent leur place dans l’indifférence générale.
Amia Srinivasan, Le droit au sexe, Presses Universitaires de France. 2022
Relire :
Note de bas de page [1/8]
Le dîner [2/8]
L’enterrement [3/8]
Le procès [4/8]
Prochaine chronique le 18 septembre
Édition et relecture : Apolline Bazin
Illustration : Léane Alestra
* Anagramme emprunté à L’écume des jours de Boris Vian