Mégane Brauer : « graver dans la pierre la vie des classes populaires »

En résidence à Triangle France – Astérides dans les ateliers de la Friche Belle de Mai, Mégane Brauer crée des installations qui détournent les objets et les situations quotidiennes des classes populaires pour les transformer en un univers féérique exagéré, où le plastique domine. Un travail artistique et militant qui ouvre une fenêtre pailletée sur la vie des oublié·es.

Sortie en 2018 des Beaux-Arts de Besançon, Mégane Brauer, @vie_discount sur Instagram, a élu domicile à Marseille il y a presque deux ans. Parmi ses dernières actualités dans la cité phocéenne figurent une résidence à l’Église de Tour Sainte, l’exposition collective La Relève III dans le cadre du festival Parallèle ou encore la co-organisation d’un workshop au squat 59 Saint-Just. La jeune artiste de 27 ans, originaire de la Drôme, sait attirer le regard sur ses œuvres : un grand tapis tricoté en forme de logo de Lidl, des spaghettis premier prix formant une fontaine psyché, des fleurs qui jaillissent d’une baguette de pain ou des bouteilles d’huile de cuisson. Gare aux conclusions hâtives ; les couleurs et l’ambiance kitsch sont juste la mélodie qui compose les histoires âpres que Mégane Brauer nous raconte d’après son vécu et ses expériences. Accompagnées de textes poignants, ses installations témoignent du quotidien de celles et ceux à qui la pauvreté ne laisse pas d’espace pour rêver. Le temps d’une œuvre, elle les invite à fantasmer dans la queue de la soupe populaire, à se la péter devant l’assistante sociale et à séduire. Bienvenue dans l’atelier captivant de Mégane Brauer. 

Les paillettes et l’esthétique, c’est plus une autorisation à séduire. C’est rare qu’on puisse le faire quand on est pauvre.

Mégane Brauer
Mégane Braeur, Mordre et tenir, performance avec Mathieu Henejaert. Exposition // Plateforme, Besançon, 2019 © Anas Kaaouachi

Manifesto XXI – Ce qui frappe dans tes œuvres de prime abord, c’est le contraste entre l’atmosphère kitsch et le réel message de l’installation. 

Mégane Brauer : C’est une façon de piéger par le regard pour ensuite balancer des textes acides sur notre quotidien. ​Comme une lampe bleue anti-moustiques, super belle et mortelle.

Tu parles de « piège » ; penses-tu que les gens n’arriveraient pas jusqu’à tes textes sans l’enrobage pailleté ?

Les paillettes et l’esthétique, c’est plus une autorisation à séduire. C’est rare qu’on puisse le faire quand on est pauvre. Quand tu vas voir l’assistant·e social·e par exemple, on te juge sur ce que tu as de plus austère et de misérabiliste. Plus tu es misérable, plus tu remontes sur la pile des dossiers. Donc, dans mes installations, je m’autorise à la séduction ; mais c’est une fausse séduction. Mes boulots sont stylés de loin mais plus tu te rapproches, plus c’est mal foutu. L’idée du piège, c’est qu’on peut trouver l’objet rigolo, « instagramable » ; puis quand les gens comprennent ce que ça cache, ils se retrouvent face à leur façon de regarder notre situation.

Tu fais référence au mépris de classe ?

Oui, il est partout. Enfin je ne sais pas si c’est du mépris de classe ou de la méconnaissance. Je ne pense même pas que les gens s’en rendent compte. Quand j’ai commencé à présenter mon travail, j’ai réalisé qu’il fallait que je construise un discours parce que beaucoup de gens ne comprenaient pas du tout ce que je faisais. On me demandait si c’était une critique de la consommation, si c’était de l’esthétique kitsch ou des installations de « récup’ art brut ». Certains ne connaissent même pas le magasin Lidl, auquel je fais beaucoup référence, ou le principe de la banque alimentaire ! Mais pour nous, ce sont des réalités quotidiennes. C’est là que j’ai commencé à assumer ce que je faisais. Mes travaux sont des fantasmes de ce que j’aimerais qu’il arrive mais qui n’arrivera pas. 

Je ne sais pas si l’art change vraiment quelque chose mais ça change ma vie à moi en tout cas.

Mégane Brauer

Des fantasmes, c’est-à-dire ? As-tu un exemple en particulier ?

Je parle notamment du fantasme de la séduction, comme je disais tout à l’heure. Par exemple, j’ai fait un clip avec un ami artiste, Mathieu Henejaert, dans lequel on est habillé·es de façon méga exagérée et on danse sur « Bitch Better Have My Money » de Rihanna devant les lieux de notre oppression comme la CAF, Lidl ou la banque alimentaire. Le fantasme ici, c’est que ça serait trop bien d’arriver devant l’assistant·e social·e et de me la péter en lui demandant de me filer la thune et en arrêtant d’être une victime. Je voudrais qu’on puisse se la péter avec nos codes, pas avec ceux des riches. Faire par nous et pour nous.

« From Poor with Love » par Mégane Brauer et Mathieu Henejaert

Le mépris de classe dont on parlait tout à l’heure est aussi perceptible dans le regard des classes privilégiées sur les classes populaires.

Oui, il faut que les pauvres soient assez pauvres pour qu’on ait de la peine, mais pas trop non plus, pour pas que ça soit trop difficile à supporter. Ensuite, on n’accepte pas qu’un·e pauvre ait un Iphone alors qu’iel en a dix fois plus besoin que toi. C’est fou que ça paraisse normal pour certain·es d’avoir leur mot à dire sur notre façon de vivre. On passe notre vie à se justifier : on pointe à la CAF, on justifie de nos revenus pour avoir 50 balles. On est modelé·e pour être alerte. Alors franchement, qu’est-ce que ça peut te faire que je m’achète des TN ?

Ton art est-il un moyen de rendre visible ces situations ?

En tout cas, j’essaye de produire des preuves, des archives. À chaque installation, je me dis : ça y est, cette situation existe ; ​comment faire pour l’amplifier et qu’elle existe ailleurs, qu’elle reste un peu plus longtemps ? Par exemple, si je pense à un courrier​ anxiogène de la CAF, une situation bien connue pour nous, je vais me demander comment graver ça dans la pierre. Non pas que je pense que ça va changer le monde, mais je me dis juste que c’est là. Je ne sais pas si l’art change vraiment quelque chose mais ça change ma vie à moi en tout cas.

Tu accompagnes ton travail de textes également, des récits qui relatent des histoires que tu as vécues ou observées. Ils apportent une réalité concrète à tes installations tout en étant poétiques et très rythmés.

Oui, c’est pour cela que j’écris. J’ai développé les textes en dernière année des Beaux-Arts, il y a deux ans. Ils sont acides, j’écris comme je parle ou plutôt j’écris comme on gueule.

Tu peux donc passer ta vie à manger les dix mêmes éléments nutritifs, calibrés pesés portionnés. « Non vous monsieur ça suffit ! Vous n’êtes pas une famille, sur votre fiche ! La priorité est pour les familles avec des enfants, vous vous avez juste une fille, je le sais je commence à vous connaître hein, alors arrêtez maintenant, pas de gel douche ! » Et le monsieur trouve ça scandaleux, et il insiste, et j’ai froid dehors et j’ai très mal au ventre. « Bon… sinon je vous donne de la javel à la place. » Qu’est-ce que je peux rajouter à ces mots-là, d’une violence inouïe, qui nous passent à travers, à peine quelques secondes, et qui nous font juste hocher la tête en attendant notre tour. Il ne prend pas la javel, et il a bien raison. Et ça tourne dans ma tête. De la javel. À celles et ceux à qui on dit de laver leurs enfants à la javel.

Extrait d’un texte de Mégane Brauer, intitulé Banque Alim. Il fait partie d’un corpus de textes qui relatent les parcours de pauvreté de gens qui ne se connaissent pas mais vivent avec les mêmes problématiques. Ces textes vont s’intégrer à une installation en cours de création.

As-tu toujours su que tu allais faire de l’art ?

Ma mère m’a toujours dit de faire ce que je voulais. Et moi, j’ai juste passé les étapes les unes après les autres mais je n’avais pas du tout comme objectif d’être artiste. Au lycée, j’ai pris l’option arts plastiques parce que c’est ce qui me paraissait le moins violent : on te file une salle et tu peux y faire de l’acrylique. Puis j’ai eu mon bac, ma licence, le master (en art). En fait, mon seul objectif était de repousser au maximum le jour où j’allais travailler. J’ai rencontré un gars pendant mon cursus qui m’a conseillé de faire les Beaux-Arts. Je me suis dit : ok pourquoi pas ! Pourtant, je croyais qu’il fallait être une sorte de Michel-Ange pour entrer aux Beaux-Arts. Je surestimais ce que c’était d’être artiste je crois. C’est peut-être lié à une illégitimité de classe. On a du mal à se dire qu’on peut en être si on est fils ou fille d’ouvrier par exemple. Finalement ça allait mais je pense quand même que la sélection se durcit avec l’augmentation des frais d’inscription et les nombreuses classes préparatoires privées. Ça ne favorise pas la mixité.

Pendant le premier confinement, sur la Canebière, c’était absurde tous ces gens qui attendaient là, sans rien. La normalité avait disparu et il ne restait que le pire. Comme si les pauvres étaient visibles pour une fois mais qu’il n’y avait personne pour les voir.

Mégane Brauer

Pourquoi voulais-tu tout sauf travailler dans un domaine classique ?

Parce que si je faisais un boulot aliénant, je serais obligée de rentrer en lutte pour dénoncer le système d’exploitation. Et je deviendrais folle parce que c’est sans fin.

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Donc la voix de l’art te permet aussi de ne pas devenir folle ?

L’art me permet de moins subir la pauvreté et ses conséquences. C’est ce qui me permet de rêver, mais je le fais justement parce que j’ai une chance de fou. J’ai la chance d’être allée à l’école, d’avoir été soutenue, d’avoir rencontré des gens qui m’ont inspirée. Il y a dix mille choses qui auraient pu faire que je ne sois pas artiste. Je voudrais que ce rêve soit la réalité de tout le monde. Qu’on puisse rêvasser dans la file d’attente de la soupe populaire. Sauf que personne ne le fait parce que c’est l’urgence, on n’a pas le temps à ce moment-là.

Tu me disais aussi qu’il y a des moments où c’est trop difficile pour toi de créer. Est-ce que c’était le cas pendant les périodes de crise comme celle du Covid ?

Pendant le premier confinement, c’était impossible pour moi de créer. Avec la misère que cela a provoqué à Marseille, c’était dur de penser à une installation. J’étais déjà engagée depuis quelque temps au squat Saint-Just donc j’étais dans les circuits d’entraide et on recevait des messages de tel ou tel immeuble où les familles n’avaient pas mangé depuis une semaine. Je pense aussi aux distributions alimentaires qui, dans certains quartiers, commençaient à 5h du matin tellement les gens étaient en galère. Et puis même dans la rue, c’était affreux. Sur la Canebière, c’était absurde tous ces gens qui attendaient là, sans rien. La normalité avait disparu et il ne restait que le pire. Comme si les pauvres étaient visibles pour une fois mais qu’il n’y avait personne pour les voir.

Tu affirmes ne pas changer les mentalités avec ton art. Pourtant, tu es engagée dans des collectifs qui militent et luttent pour l’égalité des droits.

Je pense que l’énergie du collectif est bien plus puissante. Les objectifs politiques sont précis pour chaque action donc il y a des victoires. On veut quelque chose, on se bat pour l’avoir et parfois on l’obtient. Si j’étais tout le temps seule en train de créer, même si je dénonce des choses politiques, ça serait presque fétichiste de se contenter de parler de ces sujets sans jamais être dans le réel. Mes actions me nourrissent et m’évitent de trop fragmenter mon art et mon militantisme.

Tu décris ton travail comme une façon de prendre la place, est-ce que tu penses que depuis quelques années, les réalités dont tu parles prennent plus de place dans le débat public également ?

Je ne sais pas trop. Est-ce que les gens ne prennent pas plus de place parce que les violences sont plus importantes aussi ? En tout cas, la place que prend ces mouvements n’est pas encore égale à violence que les gens reçoivent tous les jours !

Malgré cette année assez compliquée, as-tu des projets à venir ?

En plus de ma résidence, j’ai créé un projet qui s’appelle « Freedfromdesire »,​ avec Anne-Claire Julien et Léa Laforest. Il propose aux étudiant·es en art de présenter leur projet de fin d’études puisque tout a été bousculé à cause du covid. Pour la première édition, on a invité une dizaine d’artistes émergent·es et/ou sortant d’écoles d’art de Franche-Comté et de Marseille à venir en résidence à Commenailles dans le Jura en septembre dernier. L’idée est de créer et monter un événement de A à Z ensemble et montrer des créations réalisées pendant cette résidence. Avec ce projet, on veut visibiliser ces jeunes artistes. On souhaite être présent·es dans des lieux ruraux où l’offre culturelle est moins conséquente mais où les gens sont très chauds pour nous soutenir. Un Instagram est en cours pour présenter le projet et la prochaine session aura lieu en septembre prochain.


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Image en une : Mégane Brauer © August Photographies

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