Le 19 mai dernier est sorti un objet d’onirisme, de beauté couleur pastel : l’EP Amour asymétrique d’Alice Lewis sur son propre label Bellbuoy Records. Sa voix planante s’essaie cette fois-ci au français, après deux autres productions en anglais, pour un résultat des plus réussis. Les cordes asiatiques s’y mêlent, accompagnées de synthé rétro et textes léchés. Un goût mélancolique d’amour manqué flotte. L’EP nous prend doucement par la main pour une invitation à un voyage intemporel.
Manifesto XXI – Quand j’ai écouté ta musique, j’ai eu l’agréable sensation de voyager. Certes, c’est souvent le but de la musique de provoquer l’évasion ; mais là, j’ai entendu des instruments nouveaux à mes oreilles. Peux-tu m’en dire plus ? Quel est ton rapport au voyage ?
Alice Lewis : Je pense être quelqu’un qui peut voyager n’importe où toute seule. Quand je voyage, j’aime m’immerger complètement dans la culture du pays dans lequel j’arrive. Je n’ai pas envie qu’on me donne un guide ou qu’on m’emmène là où il faut aller. J’aime la sensation de me perdre un peu.
En 2008, je suis allée à Taïwan toute seule. Je rejoignais une amie là-bas mais elle était occupée toute la journée à l’université. Il fallait donc que je bouge partout pour découvrir les lieux, rencontrer les gens. J’ai ensuite déménagé dans une zone périphérique appelée « La cité des jardins » ; je ne connaissais vraiment personne, c’était la jungle. C’est là que j’ai continué à prendre des cours de cithare chinoise (guzheng) que j’avais commencé à étudier quelques années plus tôt en Chine.
Le koto électronique, dans « La reine au sang bleu », vient de là : c’est la version électronique japonaise de cet instrument. Un ami l’a vu sur eBay et m’a conseillé de l’acheter, connaissant ma passion pour ces instruments, c’est une perle rare.
Quelles musiques asiatiques aimes-tu ?
J’aime particulièrement la musique de l’Asie du Sud-Est. Ça couvre un spectre assez large, qui va du gamelan balinais à la musique vietnamienne, chinoise, coréenne, japonaise, thaïlandaise… En revanche, je suis moins calée en musique indienne, par exemple. C’est moins mon truc.
Comment as-tu découvert la musique orientale et l’Asie tout court ?
J’ai fait un voyage à Pékin, j’ai suivi une amie qui avait gagné une bourse. À l’université de Pékin, il y avait un amphithéâtre où, par le plus pur des hasards, un spectacle musical tiré d’un dessin animé que j’avais vu pendant mon enfance était joué : Sun Wu-Kong ou le roi des singes contre le palais céleste. Le spectacle respectait tous les codes de l’opéra de Pékin. Cette première expérience m’a fascinée. Ensuite, j’ai rencontré des gens là-bas, qui nous ont emmenées partout, et on a donc vraiment pu avoir un bel aperçu de cette culture.
Tu as également travaillé pour le cinéma. Y a-t-il un rapport entre cette évasion-là et ton goût pour le voyage ?
Quand je fais de la musique, j’essaie de propulser la personne qui écoute dans une autre dimension temporelle, élastique, pendant trois minutes trente. J’aime que les gens puissent perdre leurs repères dans le temps, et si la chanson est très lente, qu’ils aient l’impression que le temps passe très vite, par exemple ! J’ai envie que les gens voient un grand paysage quand ils écoutent ma musique, c’est comme peindre un tableau dans le temps.
En changeant de sujet, j’aimerais qu’on aborde la question de la langue. L’EP que tu vas sortir, Amour asymétrique, est en français, mais tu chantais en anglais avant. Pourquoi ?
L’EP est né de ma rencontre avec Alexandre Chatelard. J’ai découvert sa musique a travers le label Ekleroshock, sur lequel plusieurs de mes amis sont signés (Limousine, Paris, et Gyrls, qui fait un remix sur le dernier EP).
Je me suis rendue compte que c’était l’un des seuls trucs en français qui me parlait vraiment. En général, je n’aime pas trop la chanson française. Alexandre a une capacité inédite à rendre le romantisme français hyper moderne. Je lui ai proposé de faire ses chœurs sur ses morceaux et on a décidé d’enregistrer des morceaux. Si je ne l’avais pas rencontré, jamais je n’aurais fait un EP en français. Alexandre aussi me sachant habituée à l’anglais avait envie de me challenger à faire quelque chose que je ne savais pas faire
Pourquoi n’aimes-tu pas la chanson française ? C’est pourtant la super mode…
Disons que tout ce qui se trouve dans le sillage de la chanson réaliste ou traditionnelle ne me touche pas. Je n’aime pas ce phrasé lourd, appuyé, les vibratos, les notes qui traînent. Pas besoin d’exhiber de grandes passions avec de la techniques vocale et de l’emphase à gogo, la langue est déjà là. Par exemple, « je t’aime » est quinze fois plus flippant à dire et à entendre qu’un « I love you » anglais qu’on utilise tous les jours même pour parler à ses amis.
Plutôt qu’une mode, c’est un certain type de musique en français qui est devenu une nouvelle vague, grâce à ces artistes comme Cléa Vincent, Juliette Armanet, Fishbach… Un signe de notre temps : il fallait dépoussiérer tout ça, revenir à ce que la pop avait d’inventif, ciselé et classe dans les années 1980.
Nous avons commencé à travailler cet EP il y a cinq ans, et n’avons pas pu avancer pour des raisons économiques. Ce disque aurait pu sortir il y a trois ans, et nous aurions peut-être été les premiers ! Mais qu’importe, il est agréable de s’inscrire dans ce courant.
L’usage du français marque-t-il une nouvelle étape dans ta carrière ?
Honnêtement, je ne sais pas. Je sais à quoi je voudrais que mon prochain album, le quatrième, ressemble. Mais j’attends de voir comment ça se passe sur scène, je me laisse le temps. Par contre, Alexandre m’a fait une remarque intéressante : quand je chante en français, il y a une sorte de fragilité qui apparaît contrairement à anglais, que je maîtrise mieux . Donc il y a peut-être une piste à approfondir.
Dans la description de ton EP, on lit : « Le nouvel EP d’Alice Lewis est avant tout un dialogue sur l’amour qui court toujours à sa perte pour les grands romantiques ». Qu’en penses-tu?
Je pense qu’Alex et moi, on est amoureux de l’amour. Toutes nos chansons sont des histoires d’amour qui se pètent la gueule. C’est du romantisme à la Madame Bovary.
En tout cas nous étions dans cet état d’esprit quand on a commencé a écrire le disque, nous étions debout sur les cendres de nos échecs amoureux respectifs et nous avons décidé d’en faire quelque chose, en se serrant les coudes. Je crois que nous avons quand même un peu progressé chacun de notre côté ce qui est plutôt rassurant (rires) ?
Tu as créé ton propre label, Bellbuoy Records. Pourquoi ce choix ?
Le nom vient d’une ancienne bouée nautique à cloche, qui sonne à l’approche des bateaux et les prévient de la proximité de la côte. C’est un très bel objet, et surtout, c’est un son solitaire perdu dans la mer. J’aime cette image.
J’ai créé mon label pour avoir plus de marge de manœuvre artistique. Il m’est arrivé de me trouver face à des labels qui étaient persuadés que tel titre était un « tube », et souhaitaient le mettre en avant en dépit de toute cohérence artistique. Leur job était de vendre des disques. Or ce job n’existe presque plus, car le disque n’a presque plus aucune valeur marchande. Donc que nous reste-t-il ? L’Art, même si cela peut paraître un peu prétentieux, la volonté de faire de la poésie et d’aller au bout des idées sans être bloqués par un label qui a peur de prendre des risques et de perdre de l’argent.
Nous travaillons avec peu de moyens, en DIY, et nous pouvons décider nous-mêmes de l’endroit où nous souhaitons investir l’argent que nous avons, et éviter par exemple, une fois un disque terminé, d’être empêchés de travailler avec l’attachée de presse que l’on sait être la meilleure pour défendre notre travail. C’est nous qui choisissons.
Mais chaque liberté a un prix bien sûr. C’est un énorme travail, j’ai plusieurs casquettes sur la tête, il y a beaucoup d’administration, de travail d’organisation dans tous les domaines, clips, sessions d’enregistrement et de mastering, photos, réunir des équipes, trouver des fonds etc. Mais ça a le mérite d’être très responsabilisant, et de reconnaître une certaine réalité du monde économique dans lequel nous vivons. Les artistes ne sont plus infantilisés, et c’est une bonne chose je crois.