Watchmen est une série crée par Damon Lindelof pour la plateforme HBO, diffusée en fin d’année 2019. On ne peut plus complexe et maitrisée, la série bénéficie d’une réalisation au cordeau (portée notamment par Nicole Kassell, qui réalise trois épisodes), d’une bande son exceptionnelle (de Trent Reznor et Atticus Ross) mais aussi et surtout d’une construction scénaristique qui relève du chef d’œuvre.
Pensée d’avantage comme une suite que comme un remake des comics cultissimes du scénariste Alan Moore et du dessinateur Dave Gibbons, la série est située dans une société américaine contemporaine uchronique, où les Etats-Unis ont gagné la guerre du Vietnam grâce au surhomme Dr Manhattan. Dans la réalité alternative de Watchmen, les policiers peuvent désormais porter des masques, afin de se protéger des violentes attaques d’un groupe de suprémacistes blancs nommé la « Septième Cavalerie ». Angela Abar, mère de famille afro-américaine qui travaille pour la police sous le nom et l’apparence de Sister Night, va chercher à démanteler ce réseau, en découvrant par la même occasion les dessous d’une société raciste ainsi qu’un lourd héritage familial intimement lié à l’Histoire des Etats-Unis.
Si la série poursuit les thèmes et obsessions des comics, et leur rend un vibrant hommage, elle s’autorise à s’en affranchir pour aller encore plus loin dans la déconstruction du mythe des super-héro-ïne-s blanc-he-s. La série s’avère être d’une finesse et d’une acuité politique au moins comparable à celle de Watchmen l’original, écrit dans le contexte de la guerre froide, dans un monde menacé par une Troisième Guerre Mondiale. Car si Lindelof accepte de participer à la création de la série en 2017, c’est parce qu’une nouvelle menace plane sur son pays, et risque de faire imploser la société américaine toute entière : la suprématie blanche. Au fond, et avant toute chose, Watchmen est une série sur les discriminations raciales, qui nous rappelle que les notions d’Histoire(s) et d’héritage sont nécessaires à la construction identitaire de toutes les personnes marginalisées et dites « minoritaires ». Il nous semble donc important de nous demander comment une série qui pose des questions d’identités, mais aussi de représentativité et de visibilisation si fortes peut avoir été créée par un homme blanc cisgenre et hétérosexuel, a priori peu concerné par ces problématiques.
L’œuf ou la poule ? Aux origines de Watchmen
Pour répondre à cette question, il est crucial de revenir sur la naissance de Watchmen, et rappeler que Damon Lindelof n’écrit pas cette série seul. Il insiste à de nombreuses reprises dans le podcast officiel de la série (dont je vous recommande vivement l’écoute), sur l’importance de la writer room, cet espace de discussion et de création où toustes les scénaristes de la série se regroupent pour parler de la construction des épisodes, de l’évolution des personnages et de l’intrigue, de l’écriture des dialogues… Et aussi des problématiques liées aux question de genre et de race. Lindelof a ainsi bénéficié du regard et de l’aide de nombreuses personnes, souvent concernées par les problématiques évoquées. Citons par exemple Christal Henry, Stacy Osei-Kuffour et Cord Jefferson, trois scénaristes noir-e-s qui ont contribué à l’écriture de la série, et qui lui ont permis, selon ses propres dires, d’éviter « de faire des erreurs catastrophiques ».
Contrairement à l’écriture cinématographique, l’écrire sérielle est une activité collective, à laquelle une grande diversité de subjectivités prend part : des personnes légitimes et concernées peuvent ainsi récupérer la parole qui est la leur, permettant plus de représentativité et de justesse à l’écran, ainsi qu’une déconstruction de la figure mythique du génie créateur solitaire.
Il faut aussi garder à l’esprit que Lindelof est tout à fait conscient de sa blanchité et donc de sa non-légitimité à se réapproprier l’histoire et les subjectivités afro-américaines. Watchmen s’ouvre sur le massacre de Tulsa, une « émeute raciale » perpétrée le 1er juin 1921 par une foule de suprémacistes blancs, qui incendièrent et pillèrent magasins et maisons, en tuant des centaines de personnes noires. Cet évènement, dont l’ampleur ne fut réellement révélée qu’en 2001 lors d’une Commission d’investigation visant à enquêter sur ce drame occulté, est considéré comme l’un des pires déchaînement de violence raciale de l’histoire des Etats-Unis. Pourtant, comme beaucoup d’autres hommes blancs, Damon Lindelof n’en avait jamais entendu parler. Parce que les sociétés racistes protègent les Blancs, en les isolant de tout questionnements liés à leur couleur de peau : être blanc, c’est être l’image de la norme, et la prise de conscience de leur blanchité par les Blancs est souvent un processus long et « douloureux » et c’est ce que conceptualise Robin DiAngelo, dans son livre White Fragility: Why It’s So Hard for White People to Talk About Racism. Car prendre conscience de sa blanchité, c’est aussi prendre conscience d’un lourd héritage colonial et esclavagiste. Watchmen nait ainsi, entre autres, du sentiment de honte qui a envahi Damon Lindelof en découvrant que cette histoire du massacre de Tulsa était aussi son histoire. L’histoire des Blancs autant que celle des Noirs.
La série est en ce sens absolument passionnante puisqu’on y suit presque la déconstruction du regard de son scénariste, qui prend conscience de son aveuglement et de son ignorance, et qui travaille à accepter sa blanchité et la culpabilité qui en résulte.
En 2017, alors qu’il vient de finir The Leftovers, Lindelof commence à réfléchir à son adaptation de Watchmen, et il raconte (toujours dans le podcast officiel de la série), que ce qui rend ce projet nécessaire à ses yeux sont les rassemblements de l’extrême droite américaine à Charlottesville le 11 et 12 aout 2017. Voir les suprémacistes blancs sortir dans la rue sans même cacher leur visage va profondément marquer le showrunner, qui rappelle que Watchmen est une interrogation sur les masques. Ces derniers servant à la fois, dans la série, d’outil pour les « forces de l’ordre », qui sont désormais masqués ; de camouflage pour les criminel-le-s, comme c’est traditionnellement le cas dans les histoires de super-héro-ïne-s ; et de protection utilisées par les « minorités » pour faire face à violence du monde (l’interdiction de venir en manifestation, en France, en portant un masque à gaz est tout à fait symptomatique de la société dans laquelle nous vivons et contre laquelle s’érige Lindelof avec Watchmen). Car à travers la figure du masque, c’est une partie de l’histoire honteuse des Etats-Unis, et de toutes les sociétés répressives contemporaines qui sont interrogées.
Battre les Blancs en neige, ou comment Watchmen renverse le rapport de force (attention, spoilers)
Ce questionnement autour du masque, de l’Histoire et de l’héritage traumatique gravité autour du personnage d’Angela Abar et de son grand-père Will. La trajectoire narrative de cette « super-héroïne » est très complexe, retorse, et d’une richesse folle. A travers sa quête identitaire, et son enquête sur le trauma qui a miné sa famille, il s’agit de mettre toustes les spectateur-rice-s face à (leur) Histoire, aussi insoutenable soit-elle. C’est ce qui fait toute la beauté, l’intelligence et l’importance de l’épisode 6, dans lequel Angela découvre (sous l’emprise de pilules de Nostalgia) la vie de son grand-père Will, qui se révèle être Hooded Justice, le premier justicier masqué déjà présent dans les comics d’origine. Elle revit ainsi son histoire, du massacre de Tulsa dans lequel il perd ses parents, à sa décision, après un lynchage auquel il échappe de justesse, de faire justice lui-même, caché derrière un masque. Outre la virtuosité de la mise en scène (à travers la sublime utilisation du noir et blanc et la subtile substitution du personnage d’Angela à celui de son grand-père), cet épisode est exceptionnel du fait de l’inventivité folle de Damon Lindelof et de Cord Jefferson (co-scénariste), qui proposent une réinterprétation on ne peut plus audacieuse du personnage de Hooded Justice.
Dans les comics, l’identité de ce héros n’est jamais révélée, et son costume, bien qu’étrange, n’est jamais expliqué. Une corde autour du cou et des poignets, et un sac troué cachant son visage, autant de signes qui renvoient Cord Jefferson aux images traumatisantes des lynchages perpétrés par le Ku Klux Klan dans les années 70, sans pour autant que le lien n’ait jamais été fait dans les comics d’origine. En dévoilant l’identité de Hooded Justice, qui se révèle donc être un homme noir, et en lui offrant une back-story, Lindelof et Jefferson accomplissent un acte politique et culturel fort, une réinvention du mythe du super-héros : C’est pour se venger des Blancs qui ont voulu le lyncher que Will quitte la police et décide de faire justice lui-même, en cachant sa couleur de peau au monde.
Le premier justicier masqué n’est pas un homme blanc hétérosexuel : Sous le masque, derrière la justice, à l’origine de tous les super-héros que l’on connaît aujourd’hui se cache un homme noir bisexuel.
Contraint de se masquer pour sa propre survie, car un homme noir faisant la justice lui-même dans les années 30 aurait risqué de se faire lyncher à chaque instant. Angela découvre ainsi un héritage culturel et identitaire douloureux mais précieux, qu’elle a besoin de se réapproprier pour découvrir qui elle est.
God is a black woman
Le renversement du rapport de force amorcé par la série ne s’arrête pas là, puisque, comme son nom l’indique par un jeu de mot sur le terme watch, qui signifie à la fois montre et regarder, Watch-men est une série qui observe les hommes. On pourrait presque parler de female gaze, si l’on considère qu’un certain nombre de femmes ont travaillé à l’écriture et la réalisation de la série, et qu’un regard sur la masculinité blanche est porté à travers le personnage d’Angela.
Rappelons que le female gaze n’est pas l’équivalent féminin du male gaze, mais un contre-pouvoir, un regard féministe qui se veut libérateur, équitable et plus juste. Un regard qui n’objectifie pas les corps féminins, et qui place les spectateur-rice-s au cœur de l’expérience de l’héroïne.
C’est exactement ce dont il est question dans Watchmen : la série toute entière se construit au travers de ses personnages féminins qui ne sont d’ailleurs jamais sexualisés, malgré la tradition sexiste et objectifiante qui veut que les costumes des super-héroïnes soient presque toujours « légers », « sexy », et ultra-courts, c’est-à-dire adaptés au désir de l’homme hétérosexuel. Toutes les figures de masculinités blanches mythiques qui gangrènent la culture américaine sont ainsi détruites : le chef de police, Judd Crawford (qui se révèle être un suprémaciste blanc) est pendu dans le premier épisode de la série par Will, le grand-père d’Angela; le sénateur Joe Keene, souvent moqué pour son égo et son ambition surdimensionnés, se fait littéralement réduire en bouillie par Lady Trieu, alors qu’il s’apprêtait à récupérer les pouvoirs du docteur Manhattan ; et enfin l’ancien super-justicier Adrian Veidt, qui se prend pour Dieu, est réifié à l’état de statue d’or par sa propre fille. Les corps des hommes blancs sont aussi mis à mal par Angela, qui n’hésite pas à recourir à la violence pour faire parler les suprémacistes récalcitrants, et c’est ainsi tout le schéma de domination traditionnel des sociétés occidentales qui se trouve inversé.
C’est à travers le regard des personnages de femmes racisées (et plus particulièrement celui d’Angela Abar), que les scénaristes ont décidé de nous faire découvrir le monde de Watchmen. Comme si ce female gaze leur permettait de porter un regard critique sur la société qu’iels représentent dans la fiction, et qui nous entoure dans la réalité.
Ces femmes sont d’ailleurs représentées dans des positions de pouvoir, que ce soit Angela Abar, comme nous l’avons montré, ou Lady Trieu, la fille richissime et surpuissante d’Adrian Veidt, née d’une mère vietnamienne, qui se construit sans l’aide de son père et qui lui prouve à de nombreuses reprises son intelligence et sa force. De plus, le Docteur Manhattan, surhomme omniscient et omnipotent, prend forme humaine dans le corps d’un homme noir, avant de transmettre, in-fine, ses pouvoirs à Angela Abar. Ce retournement de situation qui clôt le dernier épisode de la série sur un immense cliffhanger est d’une audace et d’une force rare. Celui que l’on appelle « surhomme », et qui a des pouvoirs dignes de ceux d’un dieu, est désormais une femme noire. Dieu est une femme noire.
Les personnages féminins issus de lignées colonisées reprennent ainsi le pouvoir en se retrouvant au centre de l’intrigue et au cœur de l’image.
Il serait donc intéressant d’interroger les réalisateur-rice-s et les directeur-rice-s de la photographie de la série, car iels filment magnifiquement les peaux noires, ce qui n’est malheureusement pas rendu facile par les outils techniques cinématographiques pensés par et pour les Blancs (je vous recommande fortement, sur ce sujet, un article de Richard Dyer, disponible en ligne). Faire du Dr Manhattan un personnage noir prend d’ailleurs tout son sens, si l’on se remémore le titre de la pièce inspirant le magnifique Moonlight, de Barry Jenkins : In Moonlight, Black Boys Look Blue. Sur l’affiche officielle de la série, une légère luminescence bleue éclaire le visage d’Angela Abar. Tout en magnifiant sa blackness, cet éclairage vient nous confirmer ce qui est laissé en suspens par la fin de la série : Angela Abar est bien la nouvelle Docteure Manhattan.
Avec Watchmen, c’est une nouvelle lumière qui est faite — littéralement et figurativement — sur les personnages racisés, et sur les super-héro-ïne-s.
En recentrant la problématique du cultissime comics sur les discriminations raciales, Lindelof souligne la blanchité de la culture américaine mainstream, et rappelle l’importance de la représentativité pour inclure toutes les singularités qui forment le peuple américain. Comme le film muet au shérif noir qui ouvre la série, ou comme Sister Night, film fascinant la petite Angela, qui voit dans ce personnage de super-héroïne une femme qui « lui ressemble », Watchmen joue un rôle primordial de déconstruction de la culture blanche.
Nous, Blancs et occidentaux, devons prendre acte de l’histoire de la colonisation, qui est encore aujourd’hui taboue, cachée, oubliée ou mal enseignée, pour déconstruire le regard que nous portons sur le monde et sur la culture. Watchmen est un outil de cette déconstruction, et s’impose de fait comme l’une des plus belles et des plus importantes séries de l’année. Une série qui nous regarde toustes, et qui nous appelle à nous réapproprier notre histoire, notre passé, nos traumas, pour vivre et nous épanouir sans avoir à se cacher derrière un masque. Car comme le rappelle Will, grand-père d’Angela, mais aussi premier super-justicier : « Wounds need air ».