Du 27 au 31 mars au Vidéodrome 2 à Marseille, se tenait la première édition de Trans Gaze. L’événement dédié à la visibilité trans a réuni des communautés locales autant que des publics venus de loin pour l’occasion, et fait salle comble quasi tous les soirs. Récit d’une rencontre.
Renommer les choses, n’est-ce pas la vertu du poète ou de l’artiste ? Rien d’étonnant, alors, à ce que la communauté trans regorge de créateurices, ou tout simplement de personnes qui décident de s’emparer des moyens de production culturelle pour ne plus s’en laisser conter. À l’occasion de la journée de visibilité trans fin mars, une semaine dédiée aux regards trans, Trans Gaze, s’est tenue au Vidédrome 2, un cinéma et lieu associatif indépendant à Marseille. Luki Fair a rencontré les deux organisatrices, Heidi et edna, pour discuter de la programmation et des artistes mis·es à l’honneur.
Ce que m’évoque le trans gaze, c’est la réappropriation et la lutte communautaire. Reprendre les moyens de production et dire aux gens de laisser la place.
Heidi
Manifesto XXI – Comment s’est monté Trans Gaze ?
Heidi : Je travaille à la coordination de programmation ici [au Vidéodrome 2] depuis un an. Comme il y a deux ans, edna et moi, avec deux autres meufs trans, avions fait une émission de radio ensemble, « trans FM », c’était normal de lui proposer de monter cette programmation-là. On est allées chercher une subvention à la mairie de Marseille pour pouvoir rémunérer tout le monde. Pour moi, c’est un truc essentiel. Au final, on a juste eu besoin de deux bénévoles pour le sous-titrage (qu’on remercie !). Le but est certes de rendre visibles les scènes trans, mais aussi de donner des moyens de production aux personnes trans. Pas seulement sélectionner des films, mais aider à la professionnalisation, donner une visibilité professionnelle.
Comment pensez-vous l’idée de scène trans ?
edna : On n’a pas envie de créer de l’homogénéité, mais plutôt d’exposer la diversité des points de vue trans. La programmation reflète tout cela en donnant des cartes blanches à des collectifs et des personnes qui viennent d’horizons différents et représentent différentes facettes de la communauté trans [Selva Gonzalez, Ix Dartayre, Ballroom Marseille et Genres de luttes]. Cela dit, je ne peux pas m’empêcher de remarquer que certains sujets font écho, rebondissent. Par exemple, entre le film d’ouverture, Les garçons dans l’eau [Pawel Thomas Larue, 2023], un film fait en France par une équipe de queers qui se passe en Bretagne, qui parle du désir, du désir qui change, comment on se sent désirable pour une certaine catégorie de gens, et la performance du lendemain, de Claudix Vanesix, qui a abordé ces mêmes questions à travers la thématique des non-binarités. On retrouve le même thème dans Mutt [Vuk Lungulov-Klotz, 2023, États-Unis], avec le désir chamboulé du gars au lavomatique. C’est marrant de voir que certaines choses reviennent dans des formes et des points de vue très différents.
Comment avez-vous construit la programmation ? Quelles sont vos envies futures ?
Heidi : Notre programmation est assez intime. On a juste parlé de nos envies, des choses vues dernièrement, des personnes qu’on voudrait inviter. Petit à petit, on est venues à la performance de Claudix, à l’envie de travailler avec Genres de luttes [une association qui défend la création d’archives trans], avec Clovis Maillet qu’on avait interviewé dans notre émission de radio, avec la Ballroom… On en est fières, mais c’est un premier jet, l’objectif est peut-être de créer un vrai comité de programmation. Toucher à la matière cinéma, c’est assez nouveau pour nous. Mais en même temps, ça fait partie des bases du Vidéodrome que d’encourager des gens qui n’ont pas d’expérience à se lancer. Comme on est limité·es par l’espace, parce que la salle fait 49 places et qu’on refuse donc autant de gens qui entrent à chaque fois, ça donne beaucoup d’envies. Il y a cette envie de multiplier les formats, de sortir de la forme cinéma et de s’étendre à l’extérieur du Vidéodrome.
edna : On peut dresser un parallèle avec le FACT [Festival d’arts et création trans, à Lyon], qui a commencé avec des gens plus proches du théâtre et de la performance, mais qui ne propose pas que ça. Nous on commence dans un cinéma, et on propose déjà de la performance. Comme je viens de la musique, proposer une soirée format club ou concerts m’intéresserait aussi.
Heidi : Les trans sont moins dans le cinéma parce que c’est une forme d’art qui demande énormément de financements, de budgets, des formations techniques. C’est plus difficile de monter des projets. Donc si on s’intéresse à la production trans, on doit aussi sortir du cinéma.
Quand j’entends, je vois ou lis de l’art fait par des personnes trans, je me dis souvent à quel point c’est une histoire que je n’ai jamais entendue.
edna
Vous avez parlé d’une programmation intime et communautaire. Il y avait aussi plus de la moitié de la programmation accessible en Langue des signes française (LSF).
Heidi : La question de l’accessibilité est évidente quand on est une personne minorisée et que l’on souhaite éviter de reproduire des espaces exclusifs. Je suis moitié sourde et je viens d’une famille avec un père sourd. J’ai une sensibilité et une connaissance de la communauté ici, donc c’est d’autant plus évident de faire quelque chose qui ne soit pas refermé sur la communauté trans. Sur la question des représentations, les enjeux de la communauté sourde sont assez semblables à ceux de la communauté trans. Plein de comédien·nes entendants jouent des rôles de personnes sourdes, comme plein de comédien·nes cis jouent des rôles de personnes trans. Du coup, tu grandis sans aucune représentation.
Comment définiriez-vous le trans gaze ?
Heidi : Ce que cela m’évoque, c’est la réappropriation et la lutte communautaire. Reprendre les moyens de production et dire aux gens de laisser la place. Parce que même ici, un peu partout, il y a des programmations qui se mettent en place, mais ce sont des personnes cis qui vont présenter des films dans lesquels il y a des personnes trans. Ou alors, ce sont encore des réalisateurices qui ne sont pas trans, et du coup c’est soit stigmatisant, soit pas intéressant politiquement. Il y a une pertinence politique du fait d’être les personnes concernées qui organisent le festival, travaillent dans le lieu, font les films, en parlent. C’est ce que ça m’évoque, trans gaze. Laissez-nous la place quoi.
edna : Quelque chose me vient souvent quand j’entends, je vois ou lis de l’art fait par des personnes trans : c’est à quel point c’est une histoire que je n’ai jamais entendue. Notre monde nous rappelle en permanence à quel point on n’est pas normal·es, déviant·es, une curiosité ou un objet repoussoir. Donc quand tu es trans, tu sais que tu as quelque chose à dire, et se tourner vers l’art est spontané pour beaucoup de gens pendant leur transition. Du coup, quand j’accède à de l’art fait par des personnes trans, je trouve que c’est très singulier et intéressant. Parce qu’il y a quelque chose à dire, l’enjeu d’arriver à le faire, et ensuite à le diffuser.
Ce que ça m’évoque, quand tu parlais de prendre la place, c’est que quand tu es trans, tu n’as pas de place qui est là pour toi. C’est le principe, la place qui est là pour toi, elle ne te convient pas, ou alors elle n’existe pas. Du coup, tu es bien obligé·e de la créer, de l’inventer. Il y a donc de la création.
edna : À la fois, il y a une histoire singulière à raconter, mais aussi arriver à dire « ok je transitionne » ou bien « je ne suis pas ce qu’on m’a dit que j’étais toute ma vie », arriver à se le dire et à en faire quelque chose, arriver à avancer dans la vie avec ça, se nommer autrement que la façon dont on a été nommé·e, arriver à changer de définition ; c’est une caractéristique, une aptitude géniale pour un·e artiste. C’est ce qu’on demande aux artistes.
Relecture et édition : Benjamin Delaveau, Sarah Diep
Photo à la Une : lors du festival Trans Gaze en mars 2024 au Vidéodrome 2, Marseille © @slutfragile
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