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Berlinale 72ème édition : entre cinéma queer, anticapitalisme et résistance

Berlinale 72ème édition : entre cinéma queer, anticapitalisme et résistance

Le 5 mars dernier se terminait la 72ème édition du Festival international du film de Berlin, un des principaux rendez-vous du cinéma dans le monde. Forte de ses multiples sections réunissant documentaires, essais vidéo, courts et longs métrages, et de sa reconnaissance du cinéma queer grâce au Teddy Award, la Berlinale a présenté – en ligne – plus de 200 films. Sélection spéciale des films à suivre. 

Toute l’industrie a cru très fort à la possibilité de se retrouver physiquement en février 2021 pour la Berlinale. La pandémie et les restrictions sanitaires en ont décidé autrement. Il a donc fallu laisser de côté les rêves de salles de cinéma et de cocktails qui n’en finissent plus et s’asseoir confortablement à son bureau. Cette édition virtuelle est sans doute une des meilleures sélections du festival berlinois. Moins de films, plus de qualité ? Si la compétition officielle était loin du 50/50 (bien plus de réalisateurs que de réalisatrices cette année), les sections parallèles Panorama, Forum et Encounters ont relevé le défi des nouvelles représentations dans le 7ème art : romances queers, documentaires politiques, dénonciation des violences écologiques. Voici le top 10 de nos films préférés, toutes catégories confondues.

Petite maman
Céline Sciamma

Compétition officielle

Petite maman, Céline Sciamma, 2021

Céline Sciamma a réalisé un nouveau bijou de tendresse : Petite maman est notre grand favori de la compétition officielle. Sans surprise, nos paupières étaient pleines de larmes au moment du générique de fin. C’est avec un réalisme magique bouleversant que Sciamma fait se rencontrer une petite fille et sa maman quand elle avait son âge. Dans les bois, elles construisent des cabanes et font des crêpes, c’est une rêverie qui traite du passé et du futur comme de choses simples. L’enfant que nous étions est toujours là quelque part ; les enfants que nos parents ont été ont parfois du mal à se faire voir. Le film est fait de ces scènes singulières ; celles qui nous enveloppent d’une mélancolie que seules les histoires de fantômes possèdent. L’image, signée par la grande Claire Mathon, touche à toutes les couleurs d’automne. On pourrait presque sentir l’odeur du chocolat chaud et des parkas humides.

Ted K
Tony Stone

Section Panorama

Ted K, Tony Stones, 2021

Ted Kaczynski est arrêté en 1996 après la chasse à l’homme la plus longue et coûteuse de l’histoire du FBI, et 16 bombes envoyées par colis piégés. Ancien mathématicien, Ted K se revendique d’un activisme anarcho-écologiste et néo-luddite et est l’auteur de plusieurs manifestes et ouvrages plaidant pour une lutte contre « le progrès technologique ». Personnage complexe, biopic complexe : Tony Stone base son scénario sur les textes du terroriste et choisit de tourner sur le terrain que Ted Kaczynski occupait en ermite sans pour autant prétendre à une objectivité documentaire. L’analyse psychologique est loin d’être la cible du réalisateur américain, qui livre une composition hypnotique sur l’isolement, l’activisme et la violence.

Bad Luck Banging or Loony Porn
Radu Jude

Compétition officielle

Good Luck Banging or Loony Porn, Radu Jude, 2021

Grand gagnant de la compétition officielle cette année, le réalisateur roumain Radu Jude nous chuchote à l’oreille : « la vraie pornographie qui sévit en Roumanie, c’est l’obscénité capitaliste ». Bad Luck Banging or Loony Porn est une satire chapitrée qui débute avec la sex-tape d’une enseignante qui finit par tourner entre les élèves de son établissement scolaire. Masques anti-covid, réalisme et absurdité du slut shaming : le film centre sa première partie autour du vécu de l’enseignante (qui demande une seule et unique pilule de Xanax à un pharmacien qui vient de lui rétorquer qu’elle a besoin d’une prescription – on compatit), et flirte ensuite avec le dictionnaire satirique. Une collection de mots, d’images, et de définitions « à la roumaine » qui permettent au réalisateur un sarcasme détonnant.

The Scary of Sixty-First
Dasha Nekrasova

Section Encounters

The Scary of Sixty-First, Dasha Nekrasova, 2021

Le scénario du premier long métrage de Dasha Nekrasova est un pari post #MeToo : deux amies emménagent dans un appartement au loyer bizarrement abordable de l’Upper East Side de Manhattan, qui s’avère avoir appartenu à Jeffrey Epstein, et se retrouvent progressivement possédées par de violentes et mauvaises « énergies ». Le bon goût est absent du film – connaissant les convictions de la jeune réalisatrice, rien d’étonnant jusqu’ici – et ce qui en fait une œuvre intéressante, c’est bien son côté cheap et série B. L’esthétique, qui se veut un hommage étrange à Dario Argento, fait résonner une rage qui gronde et expose les abus infligés par les hommes puissants ; ces derniers sans filtres ni excuses.

Death of a Virgin, and the Sin of Not Living
George Peter Barbari

Section Panorama

Death of a Virgin, and the Sin of Not Living, George Peter Barbari, 2021

Death of a Virgin, and the Sin of Not Living est le premier long métrage du réalisateur libanais George Peter Barbari et le résultat est impressionnant de justesse. C’est une ode à la fragilité de la vie depuis le bord de mer de la ville de Batroun sublimé par les plans séquences fluides de la caméra de Karim Ghorayeb, une poésie qui se mêle à un réalisme social. En suivant quatre jeunes hommes qui vont perdre leur virginité avec une travailleuse du sexe, George Peter Barbari déconstruit le mythe de la masculinité arabe avec une finesse rare. Les mauvaises blagues et débats stériles des quatre amis sont entrecoupés de monologues intérieurs : c’est surtout ici que la justesse du propos transparaît, puisque l’on apprend ce qu’il adviendra de chacun des personnages du film. La vie est brève et fragile au Liban parce qu’elle écrase les rêves et violente les corps.

Nous
Alice Diop

Section Encounters

Nous, Alice Diop, 2021

En suivant la ligne du RER B, symbolique traversant les lieux historiques et lointains d’un passé parisien, Alice Diop s’interroge : qu’est-ce que le « nous » ? La réalisatrice filme pour être témoin et se rappeler, subtile dans ses interrogations et ses portraits de communautés rivales. Dans la lignée de ses précédents films documentaires (La Mort de Danton en 2011, Vers la tendresse en 2016), elle signe un patchwork de ce qui hante le présent français. La distance de la caméra se veut observatrice d’un tout, des isolements et des discriminations, des conversations familiales et d’un passé monarchique. Les espaces périurbains et celles et ceux qui les habitent apportent une réponse à la question de savoir ce qui nous lie.

Juste un mouvement
Vincent Meessen

Section Forum

Voir Aussi

Juste un mouvement, Vincent Meessen, 2021

Dédié à l’activiste marxiste Omar Blondin Diop, Juste un mouvement se situe entre le documentaire et l’essai politique comme il se trouve entre la France et le Sénégal. Des entretiens de proches qui construisent graduellement le portrait humaniste et politique de Diop aux archives de son activisme français et plus tard sénégalais contre l’ancien président Léopold Sédar Senghor, Vincent Meessen interroge l’héritage d’Omar Blondin Diop. Avec une projection à Dakar de La Chinoise de Jean-Luc Godard, dans lequel Diop incarne un exégète maoïste, le réalisateur belge inverse le centre historique et politique de la résistance.

The First 54 Years: An Abbreviated Manual for Military Occupation
Avi Mograbi

Section Forum

The First 54 Years: An Abbreviated Manual for Military Occupation, Avi Mograbi, 2021

Avi Mograbi est confortablement installé dans son salon. Il se présente et nous explique calmement que le documentaire qui va suivre est une sorte de manuel d’occupation militaire. Le sarcasme est palpable, puisque le réalisateur antisioniste israélien exposera point par point la logique militaire d’occupation et d’apartheid de l’armée israélienne sur les territoires palestiniens, partant de la naissance de l’État pour chronologiquement remonter jusqu’à aujourd’hui. Les entretiens filmés avec d’anciens soldats israéliens (rendus possibles grâce à l’association Breaking The Silence que préside le réalisateur) servent de point de départ pour décortiquer l’histoire et les dynamiques d’une occupation qui, sous couvert de protection, vise à la destruction d’un peuple. Si Mograbi se concentre sur les coupables (l’État et l’armée), il n’en oublie pas les images d’archives qui font état de la terreur dans laquelle les habitant·es des territoires occupés sont obligé·es de vivre. L’affrontement n’a jamais vraiment été possible : d’un côté les pierres, de l’autre les chars d’assaut.

Bliss
Henrika Kull

Section Panorama

Bliss, Henrika Kull, 2021

Dans une maison close berlinoise, la nouvelle Maria détonne par ses tatouages, ses poèmes et son assurance. Sasha est immédiatement fascinée par la jeune italienne, et les deux femmes sont inévitablement attirées l’une par l’autre. Henrika Kull livre avec son deuxième long métrage une histoire d’amour difficile. Avec réalisme et précision, la réalisatrice allemande raconte la romance dans un environnement où l’amour et le corps féminin ne sont que des produits. Entre mensonges aux proches (Maria assure à son père qu’elle se porte bien et gagne superbement sa vie) et vies familiales en province (Sasha se rend régulièrement dans sa ville natale pour s’occuper de son fils), les deux travailleuses du sexe essaient tant bien que mal d’exister avec l’autre. Bliss, c’est la béatitude de l’amour queer qui existe et résiste.

Taming the Garden
Salomé Jashi

Section Forum

Taming the Garden, Salomé Jashi, 2021

Salomé Jashi filme un projet fou : un homme riche fait déterrer de vieux arbres et les transporte pour les replanter dans son jardin. Passe-temps excentrique, certains observateurs se questionnent : à quoi bon ? Taming the Garden porte, par son observation du processus violent de déracinement, un regard interrogateur sur ce symbole de pouvoir. Les équipements lourds s’attaquent aux arbres : on voit et on entend le bois qui craque, le feuillage qui tombe et les cris des oiseaux. De plus jeunes arbres doivent être abattus pour permettre le transport du plus vieux. Et puis vient l’absurde : l’image d’un vieil arbre qui flotte au-dessus de la mer. Ces greffes sont le symbole d’un pouvoir vulgaire et d’une outrageuse richesse. On sort du film comme d’un rêve surréaliste, confronté·e à une nouvelle forme de conquête de la nature.

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