Après les scandales à répétition provoqués par Antichrist et Nymphomaniac, dire que le nouveau film de Lars Von Trier était attendu au tournant relève de l’euphémisme. Dans The House that Jack Built, le réalisateur danois met en scène les péripéties de Jack, serial killer un tantinet obsessionnel et franchement psychopathe que l’on suivra à travers 5 chapitres déroulés sur 12 ans. Un film volontiers jubilatoire qui, par-delà l’originalité du traitement thématique, brille par toute une série d’expérimentations cinématographiques qui font de cette œuvre un OVNI particulièrement intéressant.
Durant la projection hors-compétition de The House that Jack Built au festival de Cannes, on pouvait lire dans nos journaux que de nombreux spectateurs avaient quitté la salle, mi-écœurés mi-scandalisés par les exactions de Jack, pourtant franchement édulcorées par un humour noir omniprésent. Ici comme souvent dans la filmographie de Lars von Trier, quelques scènes font un tel scandale que l’œuvre s’y trouve fatalement réduite. Et c’est dommage, très dommage, car beaucoup se sont arrêtés à cette publicité alors que l’essentiel réside ailleurs. Avec ce long-métrage, Lars von Trier organise l’heureuse rencontre entre éléments de la tradition du Dogme95, ce mouvement qui prône une prise de vue caméra à l’épaule sans artifice, et une approche formellement innovante.
Dialogue avec un meurtrier
Tout du long, le film est rythmé par une discussion en voix off où Jack narre à un certain Verge, un peu à la manière d’une confession, ce qu’il appelle ses « incidents » (comprenez : des meurtres particuliers) et l’avancée de son laborieux projet d’architecture (comprenez : sa maison). Verge se révèle rapidement être un mélange savant entre le Charon gréco-romain qui guide les âmes damnées à travers le Styx, et le Virgile de la Divine Comédie. De fait, ce procédé narratif permet d’outrepasser la violence des plans et le grotesque des situations en introduisant, ici et là, des réflexions philosophiques portées sur l’éthique, le rapport à autrui, et l’art. La fonction de conscience morale qu’occupe Verge éprouve systématiquement le personnage de Jack. Ses modes opératoires, ses justifications, et ses aspirations extravagantes – tout y passe, ou presque.
Et c’est bien grâce à cela qu’on ne peut pas légitimement cantonner ce film à un enchaînement glacé d’assassinats plus tordus les uns que les autres. Loin de plomber le récit, ces dissertations à répétition commentent efficacement l’intrigue, et ouvrent le champ à plusieurs interrogations : l’art est-t-il nécessairement partie liée avec le mal ? Existe-il quelque chose comme une « loi du plus fort » dans nos sociétés ? Jusqu’où peut-on aller au nom du génie ? Etc.
L’art et l’archive, invités surprise
Les échanges souvent vifs entre Jack et Verge sont également l’occasion, pour Lars von Trier, de faire intervenir à l’image des éléments tiers. Ainsi, outre les séquences de piano de Glenn Cloud, on voit défiler sur l’écran certaines parmi les plus grandes œuvres de l’histoire picturale – amateurs de William Blake, ou de Gustav Klimt, soyez assurés d’y trouver votre compte. Et pour cause Jack, toujours glauque à souhait, voit dans le meurtre une authentique démarche artistique. Dans sa quête de perfection, qui alterne d’ailleurs entre ego-trip terrorisant et franc burlesque, il se compare aux grandes figures de l’histoire. Des artistes, notamment. Mais aussi de sinistres figures telles que Hitler ou Albert Speer – et voilà que sont convoqués à l’écran des documents d’archives issus de la Seconde Guerre Mondiale.
Ces ingérences, qu’elles servent à célébrer l’art comme sublimation des pires instincts de l’espèce humaine, ou qu’elles soient simplement destinées à illustrer les discours souvent hideux de Jack en exploitant l’imaginaire de notre mémoire commune, ont quelque chose de virtuose dans l’habileté de leur insertion. Bien sûr, ces clichés et vidéos étrangères à la trame brisent la linéarité du film. Mais elles le font à la manière de parenthèses nerveuses et saccadées, elles fonctionnent comme une prise de recul par rapport aux dialogues, ou au contraire comme une plongée vertigineuse dans l’horreur du propos. Autrement dit, Lars von Trier réussit le tour de force de donner plus d’amplitude et de rythme à son œuvre en misant sur l’intermittence des références, sur la volte-face de l’esthétique. Qu’on se le dise, réussir la transition entre une scène de massacre en rase campagne états-unienne et un gros plan sur un Delacroix n’est pas chose aisée.
Un final en apothéose
C’est sans doute dans ces vingt dernières minutes que Lars Von Trier est le plus magistral tant cet épilogue relève de la prouesse formelle. Pour ne pas trop en révéler, disons simplement que ces scènes finales nous entraînent littéralement en enfer en compagnie de notre duo.
Grosse ambition, et challenge réussi : le tout relève d’un magistral digne de l’opéra. La chose est d’autant plus étonnante que le film ne bénéfice que d’un budget très serré ; les nombreux effets spéciaux de clôture ont quelque chose d’évidemment cheap, voire de franchement laid. Et pourtant. Avec une certaine audace, Lars von Trier enchaîne envers et contre tout des plans toujours plus délirants : représenter le paradis, esquisser les affres de l’enfer, montrer l’hallucination des pérégrinations. Le côté low-cost sur fond de Wagner participe finalement à une poésie de l’image qui flirte parfois avec le surréalisme. Enchanteur.
En somme, The House that Jack Built est plutôt bon dans ce qu’il a de traditionnel (rythme, jeux d’acteur, BO, photographie..), et carrément brillant dans ce qu’il a d’expérimental. Il fait partie de ces films qui méritent qu’on s’y plonge de bonne foi.
Par Antonin Gratien