Dans une société capitaliste au bord du gouffre social et écologique, comment trouver encore l’énergie de lutter pour changer le cours des choses ? Peut-être en réinventant la notion même de force de manière positive, et si possible joyeuse. C’est le parti pris du collectif Eaux Fortes pour sa première exposition, Maison de Force, à voir à la galerie AEDAEN jusqu’au 17 octobre.
Se donner de la force », « être l’homme fort », « reprendre des forces »… À la fois organique et mécanique, l’idée de force structure notre rapport au monde. Elle est souvent synonyme de pouvoir, d’action mais aussi de violence, de virilisme, d’abus de pouvoir. Décalée une première fois à cause de la pandémie de Covid-19, l’organisation de Maison de Force relevait déjà du challenge en soi. Fruit de deux ans de recherche et de réflexion, elle rassemble plus de 26 artistes internationaux. De la force comme injonction, les œuvres rassemblées par le collectif Eaux Fortes guident vers une autre idée : celle de la puissance d’exister. Ce parcours passe par une nécessaire réflexion sur le corps et le sensible, un cheminement esthétique que nous a raconté Cléophée Moser, plasticienne et curatrice.
Eaux Fortes, croiser les regards
« On s’est demandé ce qu’on pourrait changer dans le corps des visiteurs qui entrent dans l’exposition. On a décidé de monter un projet qui serait une maison vraiment vivante, qui permettrait de rétablir le contact entre l’art contemporain, et les problèmes qui agitent la société et les publics » explique ainsi l’artiste. Maison de Force est le foyer imaginaire d’une internationale de créateurices engagé·es, farouchement critiques de nos héritages coloniaux et sexistes. Leur maison est un foyer, un endroit où chacun·e peut se ressourcer, et qui revisite à sa manière le slogan mythique « L’intime est politique ».
« Tout le propos est de rassembler des regards artistiques pour répondre à la problématique qui nous lie d’une façon « véritablement » internationale. Pour traiter des rapports de force qui agitent le monde actuel, de l’intime au politique transversal, on voulait entendre des artistes émanant aussi des continents africain et asiatique, d’Amérique du Sud, qui ont été exotisés, valorisés, dévalorisés mais surtout cloisonnés par le regard des politiques, des collectionneurs et du monde de l’art, poursuit la curatrice. Notre but est que l’on regarde la création en train de se faire comme un reflet et un agent des mondes passés et des écritures futures. Et ces écritures échappent largement aux frontières d’Etat. » L’histoire d’Eaux Fortes est intrinsèquement liée à celle d’une convergence transnationale : le collectif est né de la rencontre entre Marinette Jeannerod (aka Marynet J.) et Cléophée Moser, toutes les deux artistes-chercheuses au Bénin en 2017, et surtout de leurs rencontres successives avec les artistes qu’elles ont assisté·es et admiré·es, avec qui elles ont collaboré, qui pour certain·es sont devenu·es des camarades de lutte.
Formes de résistance, forces décoloniales
C’est sur le travail du collectif que commence le parcours de Maison de Force. Souvenir de la performance d’inauguration de l’exposition, En terre réalisée par Beya Gille Gacha et Cléophée Moser. Une tombe introduit le parcours de l’exposition. Dans celle-ci les deux artistes, puis les membres du collectif, et enfin le public, ont mis les souvenirs qu’il faut laisser partir, le monde d’avant et les erreurs du passé. La sculpture de l’enfant sage ORANT #6 de Beya Gille Gacha veille sur ce sanctuaire avec l’œuvre Saint JEan Baptist issue de la série « Kaleta/Kaleta » réalisée par l’artiste benino-français Emo de Medeiros. Elle représente un enfant costumé dans les codes du rituel du Kaleta, fête réservée exclusivement aux enfants de la région littorale du Bénin, et pointant un doigt d’honneur en direction de l’artiste qui le photographie.
La figure robotique de Precy Numbi, Robot Kimbalambala, veille aussi sur l’entrée de la galerie en apportant, à l’instar des représentations de l’enfance exposées dans cette vitrine, une dimension critique frontale. Cette œuvre incarne un autre thème fort de l’exposition, celui de notre relation à la technologie. La carcasse qui s’anime lors de performances déambulatoires raconte le problème complexe des dégâts réels causés sur les corps par les politiques industrielles capitalistes. Le robot incarne la manière dont la fabrication des corps technologiques et des technologies du pouvoir impactent la définition de nos corps politiques : « Kimbalambala » signifiant en lingala « véhicule usé », « véhicule hors normes ». L’artiste propose ici une résistance contre la machine de l’extraction minière au Congo, des traitements des déchets en Europe, des politiques déshumanisantes de traitement des sans-papiers.
Dans la salle de réception de la Maison, les banderoles féministes de Nathalie Seiller et Caroline Veith rappellent celles du MLF dans les années 1970. Elles racontent un désir d’émancipation plus que jamais actuel. Elles font face à l’installation Points de résistance d’Emo de Medeiros. Un peu plus loin, Paradoxes, déclinaison de plusieurs œuvres, de l’artiste Eric Androa Mindre Kolo se déploie. Dans sa version performée, Paradoxes met en scène une succession de gestes symboliques échangés entre Eric Androa et son partenaire Flavien Cuny. Le rapport chargé de tendresse et d’étonnement mutuel qu’ils cultivent met à mal toutes les cases pré-définies et relations stéréotypées de la société dans laquelle ils évoluent. Comparable à un festin funèbre, cette performance, comme l’installation qui la prolonge, ressemble grandement à un cercueil. Elle est ambiguë, chargée de nostalgie et de la gravité cérémoniale d’un deuil : « Fondamentalement on ne parvient pas à savoir si l’artiste Eric Androa Mindre Kolo enterre le racisme, ou s’il enterre l’idée qu’on puisse un jour enterrer le racisme » explique Cléophée Moser.
Déconstruction du genre et des dominations
Au fil de l’exposition, la critique se fait plus intime, plus charnelle. Où se niche le racisme dans nos relations interpersonnelles ? Que fait le sexisme au soin des corps féminins ? La force est sexuée, elle divise traditionnellement les être humains en deux catégories, sexe dit fort et sexe dit faible. Le plasticien Hoang Lê présente Ga Vo Xa (Volailles de Vo Xa), un symbole de virilité détourné : dans les société orientales, la patte de coq symbolise la trace d’un combat qui a eu lieu pour départager deux rivalités. L’artiste reprend ce symbole en l’enserrant dans un carcan de cuir, une manière d’interroger le conditionnement au combat induit dans la construction du masculin. Les artistes de Maison de Force sont au diapason d’une époque en lutte pour se libérer des stéréotypes de genre. C’est ce qu’explore l’artiste portugais José Aparicio Gonzales avec sa sculpture Peito Rasgado em Lágrimas (Poitrine d’homme déchirée par les larmes). La part mouvante du corps humain, nos fluides dont les larmes sont le produit le plus sensible, sont enfin représentées sur un corps tout droit sorti d’un manuel de SVT.
Ce qui n’est pas montré ou nommé dans l’éducation est ici exhibé : le sexe est lieu d’exercice des pouvoirs et des vulnérabilités. C’est ce que raconte le mobile sonore 100 culottes d’Ida Simon-Raynaud, tandis que Ghizlane Sahli représente la source de toute vie, un sexe féminin charnu et rougeoyant, avec Histoires de Tripes 06 / HTV06. Donner la vie, et s’en remettre, reste un pouvoir aussi méconnu que mal traité : l’installation Sugar Walls Teardom de Tabita Rezaire invite les visiteurs à s’allonger dans une chaise d’examen gynécologique pour s’entendre conter les origines racistes et misogynes de la gynécologie moderne. Les pieds dans les étriers, l’artiste met en situation de vulnérabilité.
Démonstrations de forces sensibles
Les œuvres de la dernière pièce de la Maison sont des récits personnels durs, sublimés grâce à des pratiques qui tendent vers le spirituel. Les artistes qui allient leur pratique à la magie se répondent, de murmures en incantations. La première œuvre de Sylvie Blocher Pratiques quotidiennes, série extensible de vidéos, remontées ensemble spécialement pour l’exposition, raconte en métaphores les étapes nécessaires de son émancipation pour devenir une femme, et une artiste. Sensible aux morts comptées par centaines d’artistes contestataires assassinées par leur conjoint, telles que la plasticienne Ana Mendieta – décédée brutalement après une dispute avec son compagnon –, l’artiste présente également dans l’exposition une série d’œuvres inédites : les Bouquets. Dénonçant les fausses galanteries, les gestes téléportés, convenus pour réparer faiblement l’irréparable, cette série digraphique honore également les mémoires du nombre croissant de victimes des féminicides.
Une boucle de transmission se termine ici, la pionnière de l’installation vidéo est exposée au centre de l’espace et dans son sillon, est installée l’oeuvre Tumultes de Cléophée Moser, un exorcisme très personnel des relations toxiques qui se répètent dans un cycle infernal. « Pourquoi se sent-on protégé.e par ceux qui nous maltraitent ? Pourquoi aime-t-on ce qui nous tue ? J’ai essayé de résoudre cette équation qui m’avait été posée par mon mentor, Sylvie Blocher, en repensant à l’histoire des femmes de ma famille, des histoires d’abus sexuels et moraux qui n’ont de cesse d’advenir et dont on continue de s’étonner » énonce l’artiste. Dans l’appartement familial, elle a mis en scène un rituel avec une poupée gonflable à son image, couverte d’écailles de peau scannées sur le corps de l’artiste. Elle inhume la poupée avec l’intention d’enterrer des traumatismes et des erreurs à ne jamais reproduire. « Je me suis dit que personne n’allait venir demander pardon pour nos larmes versées, que personne ne viendrait soigner nos hématomes. Il faut le faire nous-mêmes. »
En plus de l’exposition, pour que la maison vive et soit le théâtre d’échanges, Eaux Fortes a accompagné la manifestation de performances et de temps de dialogue. Chaque week-end aura exploré une thématique. Le premier temps fort était dédié à la thématique des « Corps étrangers », le deuxième à la « Génération collapsonaut » (celle qui apprend à naviguer dans l’effondrement), et enfin celui du 8 au 11 octobre explore l’expression « Une chambre à soi » (Virginia Woolf). L’exposition se clôturera sur le thème de « La résistance des intimes ». À ne pas manquer donc, vendredi 16 octobre, la déambulation de l’artiste congolais Tickson Mbuyi L’homme préservatif et la performance La culture des larmes de Bettie Nin samedi 17 octobre.
Manifesto XXI est partenaire de Maison de Force et participera à la discussion « Soin et hygiène relationnelle » samedi 17 octobre à 18h00.
AEDAEN GALLERIE
Du mercredi au dimanche, de 12h00 à 20h00
1a rue des Aveugles
67000 Strasbourg
Image à la Une : Precy Numbi, Robot Kimbalambala, 2019 © Paola Guigou