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Split : Iris Brey nous a raconté la genèse de sa première série

Split : Iris Brey nous a raconté la genèse de sa première série

Iris Brey s’affirme depuis plusieurs années comme une des théoriciennes françaises du « regard féminin » au cinéma. Cette année, elle passait du concept à la pratique en réalisant sa toute première œuvre à l’écran, la série Split. Interview, avec spoilers.

Autrice de Sex and the series (2016) et du Regard féminin (2020), Iris Brey propose dans ses ouvrages une nouvelle manière de créer des images : un « regard féminin », qui permettrait de faire ressentir aux spectateur·ices les expériences que traversent les personnages féminins, rendus sujets – et non plus objets – du récit. 

Ce sont ces théories qu’Iris Brey a souhaité mettre en pratique avec Split, la nouvelle série lesbienne sortie sur France.tv Slash, qui raconte la rencontre amoureuse entre Eve, une actrice incarnée par Jehnny Beth, et Anna, sa doublure cascadeuse, jouée par Alma Jodorowsky. À l’occasion de la projection de Split au festival du film LGBTQIA+ de Paris Chéries-Chéris en novembre dernier, Manifesto XXI est allé à la rencontre de la réalisatrice pour en savoir davantage sur ses intentions à l’origine de la série.

Manifesto XXI – Comment êtes-vous passée de la théorie du cinéma à la pratique de la réalisation d’une série  ?

Iris Brey : J’étais très imprégnée des films que j’avais analysés dans Le Regard féminin, et j’avais envie de créer des récits qui racontaient vraiment ce que pouvait ressentir une héroïne. J’avais aussi envie de montrer une sortie de l’hétérosexualité, parce que c’était quelque chose que je n’avais pas vu dans les films que j’avais analysés. Donc je vois vraiment Split comme la continuité de Sex and the series, du Regard féminin, mais aussi de La Culture de l’inceste [2022].

Dans Le Regard féminin, vous montrez comment l’on pourrait créer de nouvelles images féministes, sur trois niveaux : dans l’écriture du récit (l’intrigue), dans la manière de filmer (la forme filmique), et dans le processus même de réalisation du film (vis-à-vis, par exemple, des rapports de pouvoir sur le plateau, ou encore de la composition des membres de l’équipe). Comment avez-vous mis en pratique ces trois niveaux de réflexion dans Split

Si l’on commence par la forme filmique, ce que je défends dans Le Regard féminin, c’est qu’il a fallu trouver nos propres codes visuels pour raconter nos propres images, et je pense que c’était ça, pour moi, l’enjeu du split screen [division visible de l’écran en plusieurs images simultanées, ndlr]. J’ai découvert que la première fois qu’il avait été utilisé, c’était dans un film qui s’appelle Suspens [1913], réalisé par une femme [Lois Weber]. Elle l’a utilisé pour montrer une femme qui avait peur, alors que son mari était parti et qu’un voleur arrivait chez elle. Le split screen y était donc utilisé comme un triangle, il y avait trois cases pour montrer ces trois actions. Je me suis dit : « C’est fou qu’il ait été inventé par une femme, pour raconter une angoisse d’un personnage féminin ».

Puis j’ai eu envie de retourner cette origine-là : d’utiliser le split screen pour raconter les sensations que traversent des corps féminins, et non pour montrer deux actions simultanées, ou pour faire monter le suspens ou la pression de temps. Je voulais l’utiliser davantage comme un geste impressionniste, montrant des sensations par touches. Le but n’était pas d’expliquer les sensations, mais de créer des images qui donnent des sensations quand on les voit, en créant une atmosphère, des matières, quelque chose de doux. L’idée étant que chaque spectateur·ice puisse interpréter et s’approprier cette grammaire visuelle.

Ensuite, au niveau des références, les images de réalisatrices comme Barbara Hammer et Germaine Dulac nous ont beaucoup accompagnées dans la création d’une sensation.

L’idée était de ne pas tout focaliser sur des parties génitales, sur les seins ou fesses par exemple, mais de filmer d’autres parties du corps. Quand on regarde quelqu’un·e, on peut trouver beaucoup de parties du corps érotiques.

Iris Brey


Comment filmer le désir que porte un personnage féminin sur un autre, sans objectifier ce dernier ?

Je voulais faire en sorte de ne pas les filmer comme des objets, et aussi qu’elles ne se regardent pas comme des objets l’une et l’autre. Je voulais leur donner du corps, de la chair, une subjectivité et une capacité d’agir. Et ça passe par plusieurs choses. Dans l’écriture et le script d’abord, par le fait qu’elles se demandent beaucoup de quoi elles ont envie, si elles sont ok, avec des checks de regards pour le consentement par exemple. Dans la manière de filmer, ensuite, l’idée était de ne pas tout focaliser sur des parties génitales, sur les seins ou fesses par exemple, mais de filmer d’autres parties du corps. Quand on regarde quelqu’un·e, on peut trouver beaucoup de parties du corps érotiques. Il y a aussi plein d’autres zones érogènes, donc je voulais déplacer ce regard pour que les parties génitales ne soient pas le focus des scènes. Et sur le troisième niveau, dans la réalisation même du film, on a travaillé avec ce qu’on appelle une coordinatrice d’intimité.

Dans la plupart des tournages, les scènes d’intimité ne sont pas du tout écrites.

Iris Brey

En quoi consiste ce travail de coordination d’intimité ?

Déjà, la coordinatrice était évidemment sur le plateau pour vérifier que tout se passait dans le consentement de tous·tes. Mais une grande partie de son travail était aussi de m’aider à préciser mes intentions de mise en scène, et de m’accompagner dans la création d’une chorégraphie. Elle pouvait me poser des questions très précises, comme par exemple : « Quand Anna pose sa main sur l’épaule d’Eve, est-ce qu’elle le fait pour donner quelque chose à Eve, ou parce qu’elle attend un geste en retour ? ». Pendant les scènes de sexe, elle me faisait aussi beaucoup travailler les souffles. « À quel moment expirent-elles ? À quel moment ont-elles un orgasme ? C’est quel genre d’orgasme, un qui met du temps à venir, ou un qui vient très rapidement ? » Donc elle me posait toutes ces questions, et il fallait pouvoir y répondre. C’est ce travail de réflexion qui m’a permis d’être précise dans mon intention de mise en scène. Parce qu’il y avait quelque chose de très scripté dans la façon dont les corps pouvaient interagir.

Pourquoi était-il important pour vous de chorégraphier chacun de ces gestes intimes ?

De ce que les comédiennes ont pu me raconter, dans la plupart des tournages, les scènes d’intimité ne sont pas du tout écrites. Au scénario, il est noté : « Iels s’embrassent fougueusement et font l’amour de manière passionnée. » Et rien de plus. Parce que comme ce sont des scènes qui mettent très mal à l’aise sur les plateaux, on va demander aux comédiens et comédiennes d’improviser, de faire comme iels veulent, on va leur laisser cette liberté-là. Mais je pense qu’en fait, c’est assez tétanisant. Déjà parce que la nudité, c’est compliqué sur un plateau, mais de devoir en plus improviser comment son personnage interagit dans la vie intime, c’est très difficile à inventer sur le coup.

Donc le travail que j’ai voulu faire était à plusieurs niveaux. Déjà, je voulais que tout soit délimité et chorégraphié. Le but étant que, le jour du tournage, les comédiennes puissent vraiment jouer leur personnage, sans devoir improviser la façon dont leur personnage se comporterait dans l’intimité. Ensuite, je voulais que ces scènes soient imaginées et réalisées avec leur collaboration. Pour une scène de cunnilingus par exemple, la coordinatrice d’intimité venait montrer aux comédiennes où poser leur main ou leur nez, pour que ça ait l’air réel, sans qu’aucune partie ne se touche. Je leur montrais ensuite comment j’allais le cadrer, en leur demandant si elles étaient ok avec ce cadre-là. Ensuite, on créait toute la chorégraphie de la scène, qu’elles re-regardaient ensuite pour nous dire si elles l’approuvaient – pas seulement par rapport à leur nudité, mais aussi vis-à-vis des sensations que ces scènes véhiculaient. Elles avaient, enfin, un droit de regard au moment du montage. Donc elles étaient, pour moi, réellement participantes dans ce qu’on allait faire. Je n’avais pas envie de leur voler quelque chose ou de le faire sans elle.

Ces scènes de sexe sont d’ailleurs assez nombreuses, sur un temps d’écran plutôt court.

Pour moi, quand on a une rencontre amoureuse et que c’est aussi une rencontre sexuelle, la découverte de l’autre passe aussi par le sexe. Dans les premières semaines d’une relation, ça peut être quelque chose d’important, et en l’occurrence ça l’était pour le personnage d’Anna, qui découvre aussi une nouvelle manière de faire l’amour. Je trouve qu’il y a plein de choses qui se racontent dans ces scènes de sexe, qui se disent et se nouent entre elles.

C’est important de montrer que nos intimités peuvent se transformer tout au long d’une vie. On n’est pas forcément coincé·es, et c’est une source de joie, de savoir que les choses peuvent évoluer.

Iris Brey

Comment, dans l’écriture de l’intrigue de Split, avez-vous tenté de créer de nouveaux imaginaires, de nouveaux regards ? 

Déjà, je ne voulais pas que ce soit une histoire d’amour avec de nombreux obstacles externes. Je ne voulais pas qu’il y ait un ou une antagoniste, un ou une méchant·e qui viendrait se mettre en travers de cette histoire d’amour et pourrait l’empêcher. Je voulais que ce soit des conflits internes, des décisions qui soient prises par des personnages qui se regardent elleux-mêmes. Si l’on prend l’exemple de Nathan [partenaire initial d’Anna], je ne voulais pas qu’il soit à l’endroit où on aurait pu l’attendre : quelqu’un qui ne s’intéresse pas à Anna, qui n’est pas sympa avec elle, qui est agressif ou violent. Je ne voulais pas qu’elle sorte de l’hétérosexualité parce que son partenaire n’était pas à la hauteur, mais parce qu’un autre monde s’offrait tout à coup à elle. Un autre paradigme, auquel elle n’avait jamais pensé avant.

On voulait aussi une fin heureuse, un dénouement heureux entre deux femmes et entre deux lesbiennes. Et ça, c’est quelque chose pour lequel on s’est battues avec ma co-scénariste, Clémence Madeleine Perdrillat. 


Quand on regarde l’histoire des représentations queers à l’écran, beaucoup de récits tournent autour de la découverte de l’orientation sexuelle d’un personnage. Pourquoi était-il important pour vous de représenter cette trajectoire-là ? Aviez-vous également réfléchi à créer une histoire lesbienne dans laquelle l’orientation sexuelle ne serait pas un enjeu, mais un fait établi de base ?

Ça aurait été une toute autre série. J’ai choisi cette trajectoire, déjà parce que c’est la mienne, et ensuite parce que je ne l’avais jamais vue. Je trouvais aussi ça pertinent de montrer quelqu’un·e qui se pose des questions à l’âge de 30 ans. Je me les suis posées de manière très tardive, et si j’avais vu une série comme ça plus tôt, je me les serais peut-être posées avant. Donc je pense que c’est important de montrer que nos intimités peuvent se transformer tout au long d’une vie. On n’est pas forcément coincé·es, et c’est une source de joie, de savoir que les choses peuvent évoluer. 

[TW inceste, violences sexuelles] Dans une scène de l’épisode 3, Anna demande à Eve si l’agression sexuelle qu’elle a subie dans son enfance a joué un rôle dans le fait qu’elle soit lesbienne. Eve a d’abord l’air contrariée par la question, puis finit par répondre « peut-être ». Cette réponse d’Eve laisse comme une porte ouverte a un stéréotype bien ancré, celui des lesbiennes qui sont lesbiennes parce que traumatisées par les hommes cis. Quel sens souhaitiez-vous donner à cette scène ?

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C’est une conversation hyper importante à avoir. Pendant très longtemps, vu que c’est la première question qu’on pose aux lesbiennes, on a répondu qu’il n’y avait aucune corrélation entre les deux. Et on comprend évidemment pourquoi. À cause de toutes les « thérapies de conversion », tout ce qui a été terrible pour une communauté. Mais je pense que de ne pas réfléchir à cette question a ouvert un autre point d’aveuglement.

Moi, clairement, je sais que c’est mon inceste qui a déterminé ma sexualité. Ce n’est évidemment pas le cas de toutes les lesbiennes. Ça ne veut pas non plus dire que toutes les femmes qui ont été agressées vont devenir lesbiennes [plus d’une femme sur 2 a déjà subi un acte de violence sexuelle en France, ndlr]. Mais je trouve important de réfléchir à la question suivante : pourquoi le fait d’entrer dans une sexualité via la violence et la domination des hommes sur notre corps n’aurait-il pas pu avoir un impact sur nos désirs ? Le fait d’avoir été agressé·es par des hommes dans l’enfance, dans l’adolescence, ou à l’âge adulte, qu’est-ce que ça produit sur nos désirs ? C’est une question qu’on aborde dans La Culture de l’inceste avec Juliet Drouar, et sur laquelle beaucoup de sociologues travaillent. Je n’ai pas la prétention d’y répondre avec un dialogue.

Tal Piterbraut-Merx m’avait recommandé un livre que je cite dans l’introduction de La Culture de l’inceste. L’autrice y explique que c’est son inceste qui lui a permis de devenir lesbienne. Elle raconte, en fait, que l’effet le plus positif de son inceste, c’était son lesbianisme. Elle en parle comme d’un effet salutaire. Et moi ça m’a bouleversée de lire cette phrase. C’est une phrase que je n’avais jamais lue, une idée que je n’avais jamais entendue. J’ai trouvé ça très puissant de se dire que c’était peut-être ça, la chose la plus positive qu’elle pouvait en tirer. J’ai l’impression de vivre la même chose, et je peux le dire aujourd’hui parce que j’ai 39 ans et que ça fait 25 ans que je suis en analyse. C’est mon expérience, je me revendique lesbienne, et il faut aussi qu’on ait la place, dans nos communautés, de se poser ces questions. Questions qui ne sont ni faciles, ni les mêmes pour tout le monde. Mais il ne faut pas qu’elles soient taboues.

Il faut qu’on puisse se dire : « Peut-être que ça a eu un impact, peut-être pas, mais peut-être ». On a mis une charge tellement négative sur l’idée qu’on devenait lesbienne parce qu’on avait subi un traumatisme, en disant que c’était « par défaut », par manque de quelque chose. Mais il faut renverser ça et se dire qu’en fait, c’est positif de dire que l’on n’a pas envie d’interagir avec eux dans une intimité. Il faut le regarder comme quelque chose de mieux, de plus courageux. La sexualité, ce n’est pas quelque chose avec laquelle on naît. On est le produit d’une société, mais aussi d’un héritage familial, de ce qu’il se passe dans les premières années de nos vies… Tout ça a un impact sur nos désirs. Et le désir, c’est quelque chose qui se construit. Ce sont des questions qu’on aborde beaucoup en thérapie, mais qui n’ont pas encore été embrassées de manière collective.

Pour moi une œuvre lesbienne c’est aussi une œuvre qui montre la joie que ça peut procurer d’être lesbienne.

Iris Brey

Merci de votre réponse. Ce qui pourrait, peut-être, porter à confusion dans ce dialogue de Split, c’est que le lesbianisme semble assimilé à la sexualité, alors qu’il est aussi une orientation romantique.

C’est pour ça qu’Eve raconte aussi qu’elle était amoureuse de sa meilleure amie au collège, et explique qu’elle a eu très tôt des crushs sur des femmes. Mais dans sa trajectoire, de pouvoir parler de son viol pour la première fois, de pouvoir l’écrire avec les colleuses, de travailler le fait d’être pénétrée par une femme… Il y a cette scène de sexe où elle arrive à en jouir et ça la fait pleurer. Ce sont des choses que je n’ai jamais vues avant, et qui sont tellement importantes. Dans cette scène, je ne voulais pas qu’elle réponde : « c’est certain, mon viol a joué dans le fait que je suis lesbienne », mais je voulais qu’on voit que ça la percute. Et que ça permette de réfléchir ensemble à cette question. Même si c’est douloureux.

Pour finir, vos travaux se sont attelés à définir le « regard féminin » au cinéma. La création de Split vous a-t-elle permis de réfléchir à ce que pourrait être un « regard lesbien » à l’écran ?

Je pense qu’un regard lesbien serait un regard qui montrerait que l’hétérosexualité est un régime social et politique, qui politiserait l’hétérosexualité, et qui interrogerait cette norme. C’est ce que j’ai essayé de faire à un endroit. L’antagoniste de la série c’est le patriarcat, dans la fonction sociale qu’Anna peut ressentir, dans les regards, dans ce qu’on attend d’elle, dans la manière dont elle a été éduquée. 

Pour moi une œuvre lesbienne c’est aussi une œuvre qui montre la joie que ça peut procurer d’être lesbienne, qui montre  des récits imprégnés de choses joyeuses. C’est pour ça que, pour moi, c’est une série lesbienne. Je pense d’ailleurs que quand Anna sort de l’hétérosexualité, elle se considère lesbienne. C’est pour ça qu’il était important pour moi que la dernière image de la série les montre elles deux, très heureuses. Je ne voulais pas qu’on puisse s’imaginer qu’elles puissent retourner vers l’hétérosexualité.


Split (5 x 20 minutes) réalisé par Iris Brey, avec Alma Jodorowsky, Jehnny Beth, Ralph Amoussou… Musique originale par Maud Geffray et Rebeka Warrior. Disponible depuis le 24 novembre 2023 sur France.tv Slash

Relecture et édition : Anne-Charlotte Michaut, Costanza Spina

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