Sapé·e·s comme jamais : Le mulet de Titane, symbole d’un post-humanisme queer ?

« Sapé·e·s comme jamais », c’est la chronique mode d’Alice Pfeiffer et Manon Renault qui, deux fois par mois, analyse le tissu social des tenues commentées, critiquées, likées et repostées sur le fil des réseaux. Avec un axe sociologique, elles regardent les sapes, les accessoires, la beauté s’inscrire dans la culture populaire et devenir des cultes racontant nos mythologies contemporaines. Loin d’être de simples morceaux de chiffon ou de la poudre aux yeux, les vêtements ou le maquillage permettent de performer des identités sociales – celles qu’on choisit, qu’on croit choisir, qu’on subit. Ils racontent les espaces de liberté au milieu de la logistique du pouvoir.

Autrefois objet d’une lecture classiste, la coupe eighties arborée dans le film Palme d’Or 2021 propose un décentrement hors des binarités homme-femme, vers un devenir autre.

« Office in the front, party in the back » disait l’adage au sujet du mulet, coupe bi-goût qui vient prendre un tout autre sens quand arboré sur l’affiche de Titane, Palme d’Or de cette année. Là, celle-ci représente un prélude capillaire sur la dynamique des genres, le décentrement et la transformation qui habitera l’héroïne au fil du film.

Tignasse peroxydée, longues mèches et créoles en or sont immédiatement contrastées par un side cut laissant apparaître une cicatrice ammonite scintillante de titane, et courant sur une partie de son crâne. Au milieu de ce tiraillement entre le masculin et le féminin vient s’introduire cette fêlure devenue armure des plus sci-fi, au potentiel surhumain, à en croire les Marvel.

Dans le premier volet du film, l’actrice s’attache, se détache les cheveux, à l’aide d’un pique qui s’avérera fatale à toustes celleux qu’elle croise. Ses cheveux et leur récit sont aussi démultipliés que la figure complexe, femme sexualisée, tueuse, machine, qu’ils viennent coiffer.

Le mulet et la femme insoumise

Autrefois le mulet était un mauvais souvenir des années 80, la marque de reconnaissance de footeux comme de groupes de country américains. Ces souvenirs générationnels souvent dénigrés se voient ici cités, remâchés, reconfigurés dans un mulet post-moderne central à Titane, qui en fait un signe inédit.

Porté par Agathe Rousselle, modèle ici dans son premier rôle, la coupe de cheveux devient porteuse d’une certaine mise à l’écart – appartenant à une masculinité déclassée de « mauvais goût » : transposé sur le corps d’une femme présentée initialement comme hyper-sexuelle et à la marge, la coiffe enfile un costume crypto-queer : ce mulet hybride et rafistolé, rasé et évoluant au fil du film symbolise le refus d’une altérité figée, et pose l’enveloppe charnelle de l’actrice comme un corps en devenir.

Titane

C’est ce dernier point qui est central dans cette métaphore par la coiffure : cette coupe hors des binarités homme-femme serait-elle le signe d’un décentrement vers une continuité entre humain et machine ? C’est bien ce que l’on remarque dans le corps de l’héroïne aux implants métalliques dans le crâne, de ses rapports sexuels avec des voitures à sa grossesse d’un enfant-machine, défini par son hybridité plus que par son genre. Ce récit à la verve cybernétique de la femme-machine rappelle les théories queers usant de la métaphore du cyborg de Donna Haraway pour désigner un devenir « autre » hors des constructions polarisées traditionnelles, et en continuum avec la technologie, la nature, le monde qui l’entoure.

Le mulet comme point de départ d’un féminisme transhumaniste est un choix esthétique récurrent dans les récits pop de corps dissidents. En effet, avant Titane, on peut également penser à Lisbeth Salander, l’héroïne de The Girl with the Dragon Tattoo, Ripley dans Alien enceinte d’un extraterrestre… ou encore Storm des X-Men Invisible – des figures qui déjouent le male gaze segmentant. Ici, cette coupe hybride est la métaphore créant des espaces narratifs échappant aux récits établis par le patriarcat.

Notre mulet, des comics à Cannes, propose un décentrage anthropocentrique de la femme le portant – humain·e non plus central·e et opposé·e au monde, mais réfléchissant aux influences et à l’agentivité entre natures, technologies et corps, dans le souci de définir un nouvel avenir commun.

C’est une coupe qui pourrait résumer l’idée deleuzienne de « connecter les multiplicités sensibles », « construire les diagrammes des devenirs », « prendre soin des lignes de fuite et expérimenter ». Elle habite une fable dystopique mais curieusement pleine d’espoir, celle d’une femme ayant échappé à sa destinée.

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