Si le soutien à la jeune création est aujourd’hui à la mode, il est pour certain·es une vocation historique. C’est le cas d’Amandine Piango, qui défend avec son agence 3.0 Ritalined une création engagée et d’avant-garde aux business models hybrides.
Canal Saint-Martin, Paris. Un vendredi soir. Nous retrouvons Amandine Piango, 34 ans, fondatrice de Ritalined dans un bar du coin. Ritalined, c’est une agence de communication 3.0, spécialisée dans la représentation de la jeune création et qu’Amandine définit comme une « communauté créative expérimentale ». Son but ? Soutenir une jeune création innovante, engagée et circulant hors des sentiers battus. Pas toujours simple, surtout quand on est une jeune cheffe d’entreprise, surtout quand on est une femme, noire, et surtout quand on fonctionne soi-même autant hors des sentiers battus que les personnes que l’on représente. Ritalined signe aujourd’hui sept stylistes, toustes plus prometteur·euses les un·es que les autres, parmi lesquel·les, Lucille Thièvre, ancienne finaliste du festival de Hyères ou encore Marvin M’toumo, gagnant du prix Chloé de la 35ème édition de ce même festival. Amandine nous parle aujourd’hui de son goût pour la jeune création, bien avant que celle-ci soit « tendance », de sa façon de travailler et de la passion avec laquelle elle choisit les profils de celles et ceux qu’elle représente. Mais elle nous parle aussi, en creux, des difficultés qu’elle rencontre au quotidien en tentant de se frayer un chemin nouveau dans un système capitaliste encore hostile aux business models alternatifs.
Manifesto XXI – La mode, et plus particulièrement la jeune création, c’était une vocation ?
Amandine Piango : Je suis attirée par la mode depuis l’enfance mais dans le milieu dans lequel j’ai grandi, on évite ce genre de carrières. J’ai donc dû choisir une voie plus classique et « sûre », un master en économie puis un autre en business international et négociation à Paris. J’avais une amie qui travaillait chez Totem (ndlr : agence de communication parisienne réputée) et c’est comme ça que j’ai commencé à toucher au milieu de la mode. Petit à petit je me suis rendue compte que j’avais un talent pour les relations presse, même si ma raison me poussait encore à aller vers des métiers plus business comme celui d’acheteur. Je voulais avoir une place de choix. Mais le destin nous rattrape souvent et tous les stages que j’ai faits finissaient toujours pas être dans la com’. Je suis alors partie à Chicago faire de la communication visuelle, et à mon retour à Paris, j’ai intégré LVMH en tant que Talent scout, c’est-à-dire que je repérais des jeunes designers. On m’a rapidement dit qu’il fallait faire attention à ce qu’il se passait dans les écoles. Que l’avenir était en dehors des défilés. Depuis, je suis très à l’affût de la jeune création. Ça a le vent en poupe aujourd’hui, mais cela n’a pas toujours été le cas.
Je travaille avec des personnes qui ont une personnalité, un engagement et une vision commune à la mienne, une vision du monde dans lequel nous vivons.
Amandine Piango
Comment en es-tu arrivée à monter Ritalined ?
J’ai commencé à travailler pour Not Just A Label à Londres. Je menais un vrai travail de nettoyage et de curation pour leur proposer les meilleurs jeunes talents. Rapidement, j’ai remarqué qu’un bon nombre des jeunes nous demandaient si nous pouvions les représenter comme le ferait un bureau de presse. Ce n’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde ! C’est là que je suis rentrée en France et que j’ai fondé Ritalined. J’avais la volonté de monter une plateforme pour jeunes designers, avec une curation fine. J’essaie de toujours adapter ma vision, de comprendre les besoins changeants de notre époque. Je travaille avec des personnes qui ont une personnalité, un engagement et une vision commune à la mienne, du monde dans lequel nous vivons. Le recrutement est donc pour moi un processus assez long, avec beaucoup de visites d’ateliers, de rencontres et d’écoute. C’est le scouting physique le plus intéressant. J’aime toucher les pièces, visiter les showrooms. Le textile c’est du toucher.
C’est très probablement ce temps que tu prends pour travailler, rare dans la mode, qui te permet de découvrir des talents rares, des personnes avec les mêmes valeurs que les tiennes…
Oui, ce sont souvent de très belles collaborations. Je prends le temps de communiquer avec les stylistes ou les journalistes. J’essaie d’éviter les grosses campagnes de mailing, sauf si c’est vraiment nécessaire, et de personnaliser les choses. J’aime créer des vraies relations avec mes interlocuteur·ices. Le rapport humain se perd bien trop à mon sens, et je suis persuadée qu’il faut le préserver. Surtout dans la mode.
Tu recrutes donc lentement, des designers particulièrement engagé·es dans leur approche de l’industrie de la mode. Niveau business model, comment est-ce que cette approche « slow » fonctionne-t-elle ?
Je travaille avec des personnes dont l’approche me parle et qui circulent souvent hors des sentiers battus. Niveau business, c’est là que ce modèle humaniste fait un peu mal. Au départ, intégrer Ritalined était presque gratuit, car je ne voulais fermer de portes à personne et créer une nouvelle forme d’expérience. Je souhaitais être différente des grosses agences. Mais rapidement, j’ai dû aligner mes prix avec ceux de mes concurrents. Je suis très souvent frustrée à cause de ce business model traditionnel. C’est un cercle vicieux qui paraît évident : il est plus difficile pour moi de donner à mes designers la force de représentation des grosses agences, surtout s’iels n’ont pas de budget vraiment conséquent. Organiser des défilés, événements, inviter des gens, tout cela coûte très cher. Comment faire face et trouver un business model viable pour elleux comme pour moi en tant que « lanceuse » de jeunes talents ? C’est une question que je me pose au quotidien. Je n’ai pas encore tout à fait la réponse. Et avec l’engouement actuel pour la jeune création, c’est d’autant plus compliqué.
Tu es une cheffe d’entreprise, noire, cela affecte-t-il ton travail ?
Aujourd’hui en France, c’est toujours compliqué, malgré les améliorations, de se faire accepter en tant que cheffe d’entreprise noire. On me fait encore régulièrement des réflexions du type : « Ah mais c’est toi Amandine ! » Sur le papier, on voit beaucoup – et de plus en plus, tant mieux – de mannequins noir·es mais la réalité de l’autre côté reste complexe. Beaucoup de gens me voient encore souvent comme « la stagiaire ». Il est arrivé que l’on prenne mon assistant (un homme blanc) pour le patron de Ritalined. Même dans des milieux qui devraient être conscients et déconstruits, je dois encore souvent me défendre.
On grandit en pensant qu’être différent·e n’est pas quelque chose de viable à long terme.
Amandine Piango
Est-ce que ce n’est pas aussi car tu es une femme ?
Oui je me suis régulièrement posée la question. Je suis d’abord une femme avant d’être noire. Il est fréquent que l’on pense à un fondateur comme un homme. On est en 2022, à Paris, et pourtant quand je dresse le bilan des petites agences qui ont commencé comme moi ; tenues par des hommes, on en n’est pas du tout au même stade. C’est vrai que j’ai un processus plus slow, plus instinctif, mais ce n’est pas l’unique raison. Peut-être que si j’étais un homme, que j’avais monté une agence avec des potes sur un positionnement plus streetwear, la percée aurait été plus rapide. Car il y a ce qui me semble être un réseau de soutien très fort, et finalement très masculin. À l’opposé, il est sûr que certain·es de mes designers signent avec moi justement car j’ai une sensibilité forte à des valeurs, l’inclusivité notamment.
Combien de personnes représentes-tu aujourd’hui ?
Sept designers, dont la plupart sont français·es. Toustes avec de fortes personnalités.
Il me semble que la France a longtemps été en retard en termes de représentation de la jeune création, non ?
Dès que tu tentes de sortir du modèle capitaliste, ça devient compliqué. Mes designers ont toustes des modèles atypiques, et aucun·e ne rentre, au premier abord, dans les codes. C’est le brief que je leur donne. Iels doivent être libres dans leur façon de créer et ne pas s’imposer un moule, comme suivre les calendriers de fashion week à la lettre par exemple. Même s’iels sont bien sûr constamment tiraillé·es par l’envie de rentrer dans un business model traditionnel a priori plus rentable. On grandit en pensant qu’être différent·e n’est pas quelque chose de viable à long terme.
Tu les rassures là-dessus, du coup ?
Oui totalement. Je suis persuadée que c’est en nageant à contre-courant qu’on se fait remarquer au milieu de la masse de choix que nous avons actuellement. La mode de demain est hors des sentiers battus. Et iels commencent toustes à le comprendre. Marvin a gagné le prix Chloé et fait une collaboration avec Jean-Paul Gaultier justement car il a une vision radicalement différente. Je pense que c’est leur particularité à toustes. Même celleux qui ont des designs simples, sont atypiques dans leur approche.
La problématique à laquelle iels font face, tu y fais aussi face en quelque sorte.
Oui c’est aussi mon expérience. Mais plus j’avance plus je suis persuadée qu’il faut garder ce positionnement. La jeune création fait de plus de plus parler, Vogue publie des éditions spéciales jeunes designers. C’est une autre vision de la mode, plus passionnée, plus consciente, plus slow, et même les grands voient l’intérêt économique.
Slow mais sexy… Est-ce qu’il ne faut pas changer les choses de l’intérieur ?
Les marques commencent à être de plus en plus conscientes. Avec Ritalined, je tends à pousser les collaborations avec les marques en développant des projets spéciaux. Il faut être couteau suisse, et injecter l’ADN des designers dans d’autres marques, pour « tirer un peu tout le monde vers le haut ». À travers Ritalined, j’essaie de donner un peu de diversité et de créer des ponts entre différents domaines artistiques, c’est pour cette raison que j’appelle ça une experimental creative agency, car je suis en constant changement. Ce qu’est Ritalined aujourd’hui n’est pas ce qu’elle était hier.
L’adaptation est la clé. Et c’est parfois ce qu’il manque aux grandes structures qui sont parfois encore très old school.
Il y a une vraie évolution aujourd’hui, toute une nouvelle génération qui a beaucoup plus d’influence que l’ancienne génération. Certaines agences manquent souvent de temps pour faire de la curation. Il faut rechercher l’univers et la personnalité de la personne. Le temps de la mode superficielle est un peu erroné il me semble.
La mode est un carrefour de gens et de talents qui se croisent… On peut en apprendre tous les jours.
Oui et c’est pour ça que je fais du consulting. Cela me permet d’amener un réseau de gens que les grandes agences n’ont pas forcément à leur portée, avec une vision plus juste et inclusive. Il est important de diversifier les talents sans verser dans le tokénisme, qui peut être une menace. C’est vraiment l’écueil dans lequel j’évite à tout prix de tomber avec Ritalined, en invitant des personnes de toutes parts pour leurs talents et leurs diversités. L’industrie de la mode a beaucoup à offrir, mais elle doit encore faire du chemin avant de s’ouvrir à une réelle diversité en termes de profils et de personnes.
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