Par Camille Bouvot-Duval
Figure du babtou fragile, Révérence questionne l’héritage brutaliste et se réapproprie les luttes queer dans une danse en solo avec une ville post-apocalyptique.
L’expression « babtou fragile » date approximativement de 2015. C’est une insulte qui désigne un homme blanc, hétérosexuel, assumant sa sensibilité. Dans le dictionnaire en ligne participatif Urban Dictionary, regroupant les mots et expressions d’argot contemporain, on trouve cette définition : « Un babtou fragile est une personne de type caucasien, un Blanc donc, qui se comporte de manière inappropriée pour un homme, maniéré, sensible à la douleur, coquet… suscitant nécessairement le mépris de ses pairs. »
On comprend entre les lignes que le babtou fragile trouble les règles de la masculinité, en l’occurrence dans la définition donnée par l’internaute : être impassible, insensible à la douleur et négliger son apparence. Pour autant, les babtous fragiles ne sont pas des homosexuels – autre typologie d’individus stigmatisés par l’assomption de leur sensibilité : la définition de l’internaute précise que les babtous fragiles ont pour pairs les hommes, en ce que leurs désirs se portent sur le sexe opposé, contrairement aux homosexuels associés aux femmes – efféminés.
Il s’agit donc d’une nouvelle case identitaire réservée à l’homme blanc, dans laquelle l’individu exprime un nouveau genre de virilité : la virilité fragile.
Les luttes queer des années 70, 80 et 90 ont largement théorisé le genre comme étant une performance sociale codifiée. Elles ont démontré que les habits, le champ lexical, l’attitude physique, la hauteur de la voix, l’appropriation de l’espace public et jusqu’à l’intimité amoureuse sont régis par ce code implicite qui définit les individus dans les deux termes étriqués d’homme et de femme.
La force primaire de ce mouvement est d’avoir su retourner la puissance de l’insulte – l’adjectif queer désignant d’abord quelque chose d’anormal, de bizarre, de dérangeant, et par extension une personne homosexuelle – pour en faire une alliée. C’est en exploitant toutes les potentialités que recelait le mot queer qu’il a été possible d’inventer de nouveaux rapports sociaux, de nouveaux rapports intimes ; libérés de l’oppressant code du genre.
Voilà comment les insultés détiennent toujours, quelque part, un pouvoir subversif. Et comment notre babtou fragile infuse le sien l’air de rien. Revenons à Révérence qui danse seul dans une ville désertée en chantant son amour impossible pour une femme qui ne le voit pas comme un amant.
Il y a du Christine and the Queens contrarié dans sa danse de chat un peu rigide. Il effectue quelques mouvements de bras et de poignet, quelques poses retenues, il y a du vrai et du maladroit. Il y a même un point de vue subjectif, la caméra portée sur le torse comme une GoPro, pointant vers des mouvements de bassin dirigés vers ses pieds.
Mais à la différence de Christine qui réalise ses clips sur le sol moelleux de scènes abstraites et monochromes – espaces où les ombres portées s’étirent à l’infini –, Révérence est filmé dans sa ville.
Pas dans la rue, mais sur la dalle. Sur la dalle d’un urbanisme typique des années 1970, le complexe architectural moderne dit brutaliste. Révérence est donc cet homme affecté d’une frustration, assumant sans rancœur sa vulnérabilité, et peut-être sa défaite, dans les formes géométriques bétonnées d’une ville abandonnée, collant son corps aux poteaux et aux vitres d’immeubles solides et vides et tournoyant dans le réceptacle plat d’un ancien bassin de rétention d’eau.
Les motifs de sa chemise, seuls ornements d’une ville morne, forment un plan de coupe du complexe immobilier dans lequel il reste définitivement seul.
Camille Bouvot-Duval