« Rêver » : du 22 au 25 septembre avait lieu, à Paris, la quatrième édition du Monde Festival. Guidée par l’incitation à « rêver les yeux grands ouverts, l’esprit en alerte », cette nouvelle édition comptait parmi ses invités le directeur du laboratoire de recherche en intelligence artificielle de Facebook et titulaire en 2016-2017 de la chaire « Informatique et sciences numériques » du Collège de France, Yann LeCun.
Spécialiste des réseaux de neurones artificiels et de la méthode du deep learning, ou « apprentissage profond », sur laquelle il travaille depuis les années 1980, Yann LeCun a fait part de sa vision de l’intelligence artificielle et de ses futures avancées face à un amphithéâtre rempli de néophytes curieux, dans le cadre d’une conversation intelligemment menée par la journaliste Sandrine Cassini.
L’intelligence artificielle va sauver des vies, c’est à peu près clair. Elle va améliorer la condition humaine dans pas mal de domaines.
Qu’est-ce que l’intelligence artificielle ?
Le thème de l’intelligence artificielle nourrit de nombreux fantasmes. Prémisses d’une nouvelle révolution technologique, que l’on considère qu’elle constitue l’avènement d’un monde meilleur ou qu’elle entraînera dans sa course une apocalypse, l’intelligence artificielle demeure entachée d’idées préconçues et auréolée d’une kyrielle de fantasmes, pour la plupart injustifiés et dus à une méconnaissance des capacités réelles de cette technologie et de ses enjeux.
Afin d’entamer la conversation sur des bases claires, Yann LeCun énonce une définition simple : l’intelligence artificielle a pour but de « permettre aux machines de faire des tâches que l’on attribue généralement aux animaux et aux humains ». Une définition qui a fluctué au fil du temps et dont les frontières demeurent mouvantes, dans la mesure où certaines tâches considérées dans un premier temps comme étant du ressort de l’intelligence artificielle ont pu trouver une solution informatique, telle que la planification d’un itinéraire depuis un GPS ou un téléphone.
Ces dernières années, explique-t-il, l’intelligence artificielle a fait de plus en plus parler d’elle du fait de l’intérêt des chercheurs pour l’apprentissage des machines, au-delà de la programmation, avec différentes techniques pour les entraîner. L’intérêt pour les réseaux de neurones artificiels, né dans les années 1960 puis mis de côté, a resurgi à la fin des années 1980 du fait de la découverte de nouvelles méthodes prometteuses pour entraîner ces réseaux de neurones, désormais constitués de plusieurs couches : le deep learning.
Il demeure malgré tout un enjeu de taille pour aboutir à des progrès significatifs dans ce domaine : la compréhension que nous avons de certains principes qui régissent notre monde, acquise durant les premiers mois de l’existence, est liée à l’observation. Alors qu’un enfant comprendra le principe de la gravité du fait qu’un objet tombe, une machine, quelle que soit la méthode d’apprentissage utilisée – apprentissage supervisé, apprentissage par renforcement, apprentissage non-supervisé ou prédictif –, ne sera pas en mesure d’apprendre de son environnement de la même manière : « La physique intuitive, qui nous permet de survivre, d’interagir avec le monde, est apprise par observation. C’est la partie que l’on ne sait pas faire avec les ordinateurs à l’heure actuelle. Et c’est un gros problème, car tant que les machines ne pourront pas apprendre des modèles du monde comme ça, par observation, on n’aura pas de machines vraiment intelligentes. Les techniques actuelles sont très limitées à cause de ça. »
L’intelligence artificielle de demain : panacée ou apocalypse ?
Qu’en est-il de la façon dont nous interagirons avec l’intelligence artificielle sur le long terme ? « Pas avec un clavier », répond Yann LeCun avec un sourire. « Je pense qu’il va y avoir une importance grandissante d’interactions naturelles avec les machines intelligentes, c’est-à-dire par la voix. » D’autant que la reconnaissance de la parole, grâce aux réseaux de neurones et aux méthodes d’apprentissage profond, a pu progresser de manière significative ces dernières années, tout comme la conception d’une réponse adaptée aux informations reçues de la part de la machine.
« Le problème le plus compliqué là-dedans est la partie raisonnement, réponse aux questions, etc., et pour l’instant, on est très limités : les assistants virtuels que l’on a à notre disposition aujourd’hui, sur nos smartphones et autres, sont construits à la main, c’est-à-dire que toutes les réponses qu’ils peuvent donner sont écrites par des gens, avec une espèce d’arbre de décision qui leur permet de décider quoi répondre à un endroit particulier. […] Pour qu’une machine puisse tenir un dialogue intéressant, il va falloir résoudre ce problème de l’apprentissage non-supervisé, que l’on ne sait pas encore faire. »
Une vision qui tend à nuancer les prévisions apocalyptiques d’Elon Musk, selon qui nous serions en train de préparer l’émergence de l’outil de notre propre destruction, une intelligence artificielle supérieure à l’humain. Une « stratégie de communication » plus qu’une véritable croyance d’après Yann LeCun, pour qui cette vision, de la part de quelqu’un d’aussi impliqué dans la recherche en intelligence artificielle qu’Elon Musk (avec les voitures autonomes de Tesla Motors, notamment), s’adosse à son projet de colonisation de Mars – la crainte de l’avènement d’une intelligence artificielle qui tendrait à détruire l’homme serait une raison de plus de fuir le globe.
Pour Yann LeCun en tout cas, l’usage de l’intelligence artificielle dans certains secteurs ne pourra qu’avoir des conséquences positives, en médecine et en radiologie en particulier (détection de tumeurs dans les IRM et les images médicales, élaboration d’un traitement personnalisé, etc.). « L’intelligence artificielle va sauver des vies, c’est à peu près clair. Elle va améliorer la condition humaine dans pas mal de domaines. Maintenant, il y a des dangers, c’est sûr. » Dans les décennies à venir, cependant, et compte tenu des capacités technologiques actuelles, les scénarios de science-fiction auxquels nous avons l’habitude d’être confrontés et impliquant des machines sur lesquelles les humains n’ont plus aucun contrôle ne se concrétiseront pas.
« On n’aura pas d’ordinateur assez puissant pour reproduire l’intelligence humaine au même niveau, généralement, avant probablement une bonne quarantaine d’années, si les progrès de la technologie continuent un peu à la même vitesse ; mais une bonne indication qu’ils sont en train de ralentir est le fait que la loi de Moore, qui fait qu’on peut doubler le nombre de transistors sur un circuit environ tous les dix-huit mois, n’a plus cours. La technologie commence à saturer, il va falloir trouver de nouvelles technologies pour faire progresser le matériel ; et pour l’instant, on ne sait pas ce que c’est. »
De l’indéniable spécificité de l’être
Contrairement à ce que l’on tend à penser, l’objectivité n’est pas une spécificité de l’intelligence artificielle, face à la subjectivité des humains dont la perception des choses est influencée de manière permanente et inconsciente : la machine reflète nos biais, du fait qu’elle est entraînée à partir de données produites par des humains. Il va ainsi s’agir à l’avenir de parvenir à entraîner des machines sur des données plus « objectives », afin de rendre l’intelligence artificielle relativement objective elle-même.
Alors que de nombreuses inquiétudes concernent l’impact de l’intelligence artificielle sur l’emploi, Yann LeCun énonce un fait simple : « Les transformations technologiques déplacent les métiers. Elles ne les suppriment pas, elles les déplacent. » Dans tous les cas, quelle que soit l’intelligence des machines, comme il l’explique, certaines activités resteront proprement humaines, notamment les métiers créatifs et artistiques, qui impliquent la communication d’une émotion. « Plus la technologie va évoluer, plus les biens matériels vont diminuer en valeur », à l’inverse de l’expérience humaine, de l’expérience authentique. Et les machines pourront, grâce aux compétences techniques qu’elles posséderont, « aider les gens à être créatifs » et devenir un outil de créativité.